Elle marche, elle tremble. Luz est là depuis seulement deux semaines et elle a déjà pu faire d'incroyables rencontres, bonnes et mauvaises. Jamais elle n'aurait pensé que ce pays, que la Corée du Sud était un pays si étonnant, et surtout loin des clichés qu'on s'en fait hors frontières! Mais à vrai dire, ça ne passe pas du tout dans le fil des pensées de l'espagnole en ce moment même. Elle va la croiser, elle en est certaine, elle doit être prête. Depuis sa plus tendre enfance, elle rêve de revoir sa soeur, de savoir ce que c'est une soeur mais même lorsque Tara était en Espagne, dans sa maison, elle ne lui avait laissé aucune occasion de s'approcher d'elle. Pourquoi? Qu'a-t-elle fait de mal, elle? Elle a prié toute sa vie pour la voir et n'a jamais souhaité son malheur alors pourquoi devait-elle être rejetée de la sorte. Elle déteste ça.

Une silhouette pâle, brune et bleue s'avance non loin d'elle, en face, les yeux bleus rivés sur le sol, le coeur de Luz semble vouloir sortir du corps, la cadette ne se sent pas bien. Faire comme si de rien n'était, comme si elle n'avait jamais été froide, comme si elles s'étaient vu hier. Sourire carapace et on s'avance. « Hola ! Ça fait un bail ! T’es difficilement trouvable, t’le savais ? T’veux aller boire un coup ? » Tout ça débité à une vitesse folle dans un espagnol stressé mais au moins c'est dit, c'est fait. Maintenant, attente de réaction, syncope imminente.

Ça aurait été trop beau, qu’elle lui dise ‘Hey comme je suis contente de te voir ! C’moi qu’invite’, qu’elle la prenne dans ses bras, qu’elle lui dise à quel point elle est heureuse d’avoir une petite sœur. Peut-être que Luz aurait pu accepter l’indifférence de Tara, seulement, il aurait fallu qu’elles ne se ressemblent pas et que sa sœur cesse de la regarder si intensément. Sûrement qu’elle regarde tout le monde ainsi, mais son regard brûle la brune, la tétanise et la fige dans le doute et l’enragement. Elle sait pas c’qu’elle fout là. Toutes ses convictions s’envolent, toutes ses envies se broient, les larmes menacent, les poings menacent tout autant, elle veut lui couper la tête, la jeter du haut d’un toit, lui cracher à la figure, lui faire comprendre ! Comprendre quoi ? On sait pas, elle veut juste, putain ! Le sourire part pas, Luz l’en empêche. Il n’a rien de naturel, c’est pour éviter de se montrer réellement, pour pas pleurer, pas crier, pas taper. « J’avais envie de sushi mais j’me suis trompée d’pays ! » répond-elle ironiquement, d’un ton – sans le vouloir – sec. Y avait-il d’autres raisons que Tara pour que Luz se soit retrouvée dans ce pays totalement inconnu, totalement barge ? Heureusement qu’elle avait Kwang Ho et Hae Jin pour la garder un temps soit peu intact. Parce qu’elle se perd, sans cesse, elle retrouve parfois, mais ça ne dure pas longtemps, vraiment pas longtemps. « On s’en fout des cours, t’as pas soif ? J’te paie à boire, sérieux ! » Elle toise l’ainée, un regard ferme, le sourire diminué, mais toujours implicitement présent. Me rejette pas, ça va pas l’faire. J’vrais faire une crise, t’vas fuir, on va détruire le monde.

Le regard de Tara transperce Luz. Il la défie, il la tue et la brûle. Elle sent ses paupières pressées ses yeux pour se baisser mais elle se refuse à perdre ce duel bleu. Ses yeux à elle, sont plus jolis, plus forts… Mensonge. L’espagnole a ce sentiment lancinant, douloureux qu’elle ne peut gagner contre sa sœur, surtout dans ce pays où tout semble aller du côté de l’ainée. Sa remarque l’énerve, la boule passe mal dans la gorge, envie de vomir. Depuis si longtemps, Luz a rêvé de retrouver sa sœur, de créer une famille rien qu’à elles deux, de vivre heureuse en sa compagnie. Elle ne rêvait pas du prince charmant, juste de sa grande sœur. Elle se disait que le prince charmant, il existe pas alors ne nous faisons pas d’illusions, ma sœur est bien réelle, on sera heureuses ensemble, c’est sûr ! Alors pourquoi est-elle aussi déçue qu’une pucelle en quête de ce prince illusoire ? Pourquoi son cœur semble oppresser tout son corps et que son sang semble vouloir mouvoir ses poings dans la figure de cette femme qui a le même visage qu’elle, le même nom qu’elle, le même sang qu’elle ? Pourquoi sa sœur ne veut pas d’elle ? C’est injuste, infiniment injuste, et seul Luz semble ressentir cela, et ça la frustre encore plus. « Pas grave, le kimchi ça a l’air bon ! » Toujours une répartie qui semble ailleurs, qui semble dénuée de bon sens et d’attaches. Faut pas montrer à Tara qu’elle a mal, et qu’au fond, elle a juste envie de la tuer. Parce que si elle la tue, elle ne vivra plus face au rejet, et c’est bien ce qu’elle souhaite le plus au monde. Des pensées morbides qui ont toujours parues normales dans l’esprit de la plus jeune des espagnoles. Et arrête de sourire comme ça. Ca résonne dans sa tête, comme une mélodie addictive et qui détruit les neurones. Une parole meurtrière qui tente de détruire une carapace. Hors de question, hors de question qu’elle cède à cet ordre. Luz baisse le visage, en faisant mine de se masser la nuque, trouver quelque chose à dire, il faut trouver. Putain ressaisis toi ! Visage relevé, yeux plantés dans ceux de sa sœur, cruellement. « J’peux pas, t’sais, faut bien qu’on nous différencie. Et vu que tu souris jamais, j’me suis approprié ça ! » Elle s’approche, son sourire toujours présent, comme si elle la défiait, et c’est bien c’qu’elle fait. Elle est vexée, elle veut sa sœur, tout ça s’allie mal, elle ne se contrôle plus. « T’pas humaine ? Aller faut bien s’reposer un peu. On va boire aller ! » Elle lui prend le poignet, mais sa fermeté est hésitante, elle n’est même pas sûre de bien toucher sa peau. Elle se perd, qui est-elle ? Elle relâche elle-même l’emprise qu’elle a formé, elle a peur, son cœur ne gère plus rien, elle se rejette elle-même, en avance, parce qu’elle sait qu’elle ne supportera pas quand ça viendra de Tara.

Tout va trop vite. Tu as appris il y a peu que tu avais une sœur. Tu n'as pas eu le temps d'accepter l'idée. T'étais bien trop occupée à vouloir quitter le pays qui t'as vu naître. Et puis t'as réussi et t'es partie. Tu ne compte plus y retourner. Pas pour le moment en tout cas peut être dans quelques années. Peut être que d'ici là ton visage aura changé. Peut être que ta sœur ne pourra pas te reconnaître en te croisant au coin d'une rue. Mais c'était sans compter son envie de te retrouver. Son envie de te connaître même si t'as l'impression qu'elle te connaît déjà. Ton regard est intense mais pas pour la sonder. Tes yeux parlent pour toi, tu ne veux pas la connaître. Vingt-trois ans de ta vie sans savoir que tu as une sœur. Mais elle le savait. D'ailleurs tu ne sais même pas quel âge elle à, mais depuis un certains nombre d'années elle savait. Et si elle a pu te retrouver pourquoi ne pas l'avoir fait avant. C'est trop tard.

Pas de réponse de ta part quand elle réplique sur le kimchi. Tu te dis qu'elle trouvera toujours quelque chose à redire. Ta patience à des limites, tu risques de devenir vraiment méchante alors tu coupes court à la conversation. Tu rajoutes même que tu n'a aucune envie de manger ou de boire. Tu aurai dû t'arrêter là mais tu dérapes. Elle baisse les yeux à ta remarque mais pas pour très longtemps. Tu ne t'attendais pas à cette réponse. Tu lèves les yeux au ciel et tu te demande où elle va chercher ses idées même si c'est la vérité. La méchanceté gagne du terrain face à la douleur, tu t'apprêtai même à être vulgaire mais tu te retiens. Peut être que tu aurai dû te laisser aller. Parce qu'elle continue à sourire. Elle s'avance même vers toi pour te prendre le poignet. Elle y tient à son idée. Et toi tu t'accroche à ton refus. Tu allais ôter sa main d'un geste brusque mais elle se rétracte avant. Un sourire en coin se dessine rapidement sur ton visage devant ce que tu considère comme un manque d'assurance. Presque hautaine, tu ignores ce qu'elle dit pour poser une question sortie de nulle part. Question qui te rend curieuse quand on sait que les parents se parlaient souvent pour que ton séjour ait été si bien organisé. « Qu'est ce que tu sais de moi, petite sœur ? » L'appeler ainsi te fait mal – tu ne retentera pas de si tôt – mais tu le cache bien.

La plus jeune a la ferme impression qu'aujourd'hui ne sera pas le jour de sa victoire, qu'elle se prendra une belle défaite dans la tronche et qu'elle aura du mal à s'en remettre. C'est qu'elle avait presque tout prévu, réunir l'argent pour se barrer, convaincre les parents, trouver un logement et des études, se faire une poignées de connaissances et d'amis afin de ne pas rester seule, pour s'accoutumer un peu et elle a réussi tout ça. On peut dire que grâce à ces personnes, elle s'en sort assez convenablement. Mais elle n'avait pas prévu ce qu'elle allait dire à sa soeur le jour où elle la croiserait. Elle s'était qu'elle avait assez de répartie et de confiance pour trouver sur le coup, que vu qu'elle avait bougé jusque là, sa légitimité n'était pas à justifier, et que... Tara comprendrait...

Un sourire se dessine sur les lèvres de Tara et Luz s'en trouve chamboulée. Il fait mal, très mal, bien plus mal que ceux que la plus jeune puisse donner. Tout dans la suite la tue, la lacère et la heurte. La question, le surnom, Tara est venimeuse et l'espace d'un instant Luz perd la face, perd tout repère. Néanmoins, c'est une belle leçon qu'elle ne compte pas oublier. La prochaine fois qu'elle retentera sa chance, elle sera préparée bec et ongles, sans que son bouclier possède une seule faille. « Pourquoi t'es si intéressée subitement? » Son sourire reparaît, sa confiance revient un peu. « C'que j'sais, c'que c'moi que les géniteurs ont gardée. » Bim. « Mais pourquoi moi et pas toi, ça m'est inconnu. » Elle s'approche une nouvelle fois, elle ne la touche pas mais son regard se fait ambitieux et s'ancre dans celui de sa soeur. « C'que je sais encore, c'que j'abandonnerai pas frangine, j'suis pas venue pour rien. Tu comprendras bien vite qu'on se débarrasse pas d'moi comme ça.» Son sourire s'agrandit, puis elle coupe court à tout en s'avançant et dépassant sa soeur. Elle lui offre un signe de main tout en continuant à marcher, sans se retourner. « Pour une autre fois l'café!