Et une journée de terminée, une, songea Mon Nah, en saluant poliment les photographes. Elle venait tout juste de terminer une séance photo, et elle était plus que fatiguée. Vous me direz, comment peut-on être fatigués de se pavaner devant des appareils photos ? Il ne faut pas croire que la vie de mannequin est aussi facile que ça : rien qu'aujourd'hui, elle avait comptée dans sa tête en les enfilant, elle avait du changer de vêtements 13 fois de suite, en seulement deux heures. Son maquillage avait été refait aussi plusieurs fois, et elle avait perdu le compte des fois ou elle s'était fait réprimander pour ne pas réussir à adopter les bonnes expressions. Donc, définitivement, non, être célèbre ne voulait pas dire se la couler douce et boire des cocktails sur un transat au bord d'une piscine. Loin de là.

En sortant de l'agence de mannequinat ou elle travaillait, la petite blonde n'avait qu'une envie : aller se chercher à boire. Elle n'avait pas eu le droit à une seule goutte de lait de la journée, et sincèrement, c'était une épreuve insupportable. Elle rendait les armes pour une brique de lait. Après avoir vérifiée sa monnaie, elle entra dans l'épicerie la plus proche, ou à son plus grand bonheur, de petites briques de lait parfumées étaient vendues. Elle choisit celle à la banane, et la paya. Une fois sortie, elle brandit la paille d'un geste très théâtral, pour la planter de façon dramatique dans la brique. Les gens autour d'elle la regardaient bizarrement, mais elle était bien loin de s'en rendre compte. C'était un rendez-vous entre elle et son lait.

La première goutte fut un délice, la deuxième un paradis. Autant dire qu'elle finit très rapidement la brique en question, qu'elle fut obligée de garder avec elle, faute de pouvoir la jeter. Elle s'engageait dans des rues peu fréquentées, ou les poubelles et les lampadaires n'étaient pas de bons voisins. Complètement aveugle au fait qu'elle était suivie, depuis un moment déjà, elle continuait son chemin tranquillement, avant d'être surprise par une légère pression sur son épaule. Lorsqu'elle se retourna, et ôta le casque de musique qu'elle avait posée sur ses oreilles pour le temps de la promenade, elle fit face à une jeune femme brune, qu'elle ne reconnaissait pas. Pourtant, cette dernière prononça son prénom, laissant Mon Nah dans un état de confusion intense. Est-ce que sa maladie lui jouerait des tours? Est-ce que par hasard, elle connaissait cette fille mais ne parvenait pas à replacer ses souvenirs correctement ?

"Oui, c'est ça, Mon Nah, oui. Excusez-moi, mais est-ce que vous je connais ? " s'enquit-elle d'un air gêné, en retirant ses lunettes de soleil de son nez. Accessoire indispensable d'une célébrité.

MOn Nah sentait son inquiétude grandir au fil des secondes qui passaient. Elle ne savait pas si elle devait s'excuser, rire ou pleurer. Elle n'avait pas reconnu cette jeune femme, était-ce un crime ? En tant que mannequin, elle voyait de nombreuses personnes pour son travail, et il était mission impossible de retenir leurs noms à tous. Elle avait déjà des soucis à se rappeler des surnoms des photographes habituels qu'elle côtoyait chaque jour, alors imaginez le résultat avec un parfait inconnu. Ses doigts légèrement crispés sur son casque, d'ou la musique continuait de retentir, elle cherchait une quelconque réponse dans le regard de son interlocutrice. Ce qu'elle cherchait, c'était de la déception ou de la colère, quelque chose dans ce registre. Si elle prenait garde aux expressions de son visage, elle saurait rapidement si la jeune femme lui en voulait de ne pas l'avoir reconnue.

Mais soudain, alors que la petite blonde lui déclinait son identité, la brune qui lui faisait face poussa un cri excité, ressemblant à s'y méprendre à celui d'une souris à qui on offrirait un morceau de pomme séchée. Ce fut très vite suivi d'un rire particulier, une sorte de "hehehe" qui sonnait de façon affreusement diabolique aux oreilles de Mon Nah. Est-ce que par hasard, cette fille comptait la kidnapper, la tuer ou quoi que ce soit du genre ? Mon dieu, peut-être était-elle tombée sur quelqu'un avec une maladie mentale. Elle aurait pu se sentir mal-à-l'aise ou avoir peur, mais elle resta là, avec son sourire amical figé sur les lèvres. Pourquoi devrait-elle avoir peur, après tout. Elles étaient en plein public, si cette fille tentait quoi que ce soit, elle serait vite repérée.

Ses yeux accrochèrent immédiatement son geste de repousser ses cheveux derrière son oreille, dévoilant un peu mieux son visage. Mon Nah se surprit à penser qu'elle était incroyablement mignonne, comme ça, avec ses grands yeux et sa peau pâle. Elle ne fit pas mieux que son interlocutrice : lorsque cette dernière lui révéla être une fan, parce qu'elle l'avait vu au show de son enfance, Mon Nah poussa elle aussi un cri de souris, en trépignant sur place, toute excitée. Elle rencontrait souvent des gens qui l'admiraient pour sa carrière dans le mannequinat, mais jamais de vrais fans, ceux qui avaient vu ses débuts à la télévision. Et ça lui faisait vraiment plaisir. "C'est vrai ? Oh mon dieu, mais cela fait des années ! " s'exclama-t-elle en tapant à nouveau des pieds, ses mains plaquées sur sa bouche, qui se déchirait presque à cause de son sourire. Dire qu'elle était contente était encore gentil.

Puis, Nuri de son joli petit nom, lui proposa de lui offrir un autre lait à la banane, causant aux yeux de la petite blonde de briller d'émerveillement. Il en faut peu pour être heureux, vous savez. "Vraiment ? Oui ! Enfin, je veux dire, si tu, enfin si vous pouvez, tu, vous n'êtes pas obligée..." bafouilla-t-elle en s'emmêlant dans ses mots, entre le vouvoiement et le tutoiement. Désespérée et perdue, elle envoya un sos visuel à Nuri, en espérant que cette dernière la sortirait du piège dans lequel elle s'était jetée d'elle-même.

Ce show datait d'il y a si longtemps que Mon Nah ne se rappelait même plus ce qu'elle avait bien pu y dire ou y faire. Elle n'avait que 7 ans à l'époque, et toute sa petite vie se résumait à des paillettes, beaucoup de rose et d'amour. Normalement, rien de particulièrement dramatique n'avait du s'échapper de sa petite bouche. Sa mère lui avait bien rappelée avant de la pousser sur le plateau, devant plusieurs millions de téléspectateurs, de ne rien révéler à propos de sa maladie, ou de l'hôpital, ou quoi que ce soit d'autre qui alourdirait l'ambiance. Et elle s'y était plutôt bien tenue, à cet avertissement : de ce qu'elle se rappelait, elle avait seulement démontrée son talent, et n'avait rien dit de la suite du programme. Tout ce qu'elle avait fait avait été de danser maladroitement lors des crédits de fin, en compagnie des autres enfants présents. Ce n'était rien de très glorieux, vraiment.

Alors peut-être était-ce son talent personnel qui avait attirée l'attention du public. Tout d'abord, elle avait démontrée des poses aussi mignonnes que craquantes, comme sa mère faisait face aux appareils photos. Elle avait déjà assistée à plus d'une séance photos de sa mère, et elle recopiait automatiquement ce qu'elle faisait. Le présentateur n'arrêtait pas de faire des bruits bizarres pour commenter sa prestation de "impossible à supporter sans sourire", comme disait si bien les commentateurs. Et après, pour ajouter un peu de piquant à sa prestation, elle avait démontrée son talent pour les coiffures. Pour cela, elle avait du faire appel à une autre candidate, qui autant le dire tout de suite, n'était pas très confiante quand à lui laisser ses cheveux. Mais Mon Nah avait confiance en ses "doigts de fée", comme avait déclaré sa mère aux journalistes, et elle avait fait une queue de cheval haute qui était juste parfaite. Mais à part ça, non vraiment, elle n'avait rien fait d'exceptionnel.

Avec un sourire charmant, Nuri l'attrapa par la main pour l'emmener à la pâtisserie la plus proche. La petite blonde sautillait joyeusement derrière elle, au point ou les gens la regardaient bizarrement, encore une fois. Elle était habituée à ce genre de regards, alors aujourd'hui, ça ne l'atteignait plus. Elle voulait juste être 100% naturelle, que les gens la voie pour ce qu'elle est. Son frère avait déjà dit qu'elle ressemblait à un Pokémon. Elle prenait toujours cette remarque comme un compliment. Pendant tout le trajet, la jolie brune qui la dirigeait dans les rues fut assez aimable pour continuer la conversation d'elle-même, en énumérant tout ce qu'on pouvait trouver là ou elles se rendaient. En entendant tous les parfums de laits, les yeux de Mon Nah larmoyèrent de larmes de contentement et elle dut essuyer sa bouche sur sa manche, en se surprenant à baver considérablement.

Toujours avec le même sourire, Nuri lui demanda ce qu'elle voulait, et incapable de répondre, le souffle coupé par tous les laits parfumés qui s'alignaient sous ses yeux, la petite blonde se contenta de pointer du doigt une brique de lait non pas à la banane cette fois-ci, mais à la pomme et au zeste de citron vert. Comment dire, ça avait juste l'air délicieux. "Je peux payer, tu sais, ce n'est pas comme si je manquais de moyens." déclara-t-elle lorsque Nuri sortit son porte-monnaie, serrant sa brique de lait comme un trésor contre sa poitrine. Elle ne pouvait quand même pas laisser sa fan lui payer quelque chose, si ? Elle appréciait énormément l'attention, mais de là à payer pour elle...

Il y avait quelque chose chez cette jeune femme qui rappelait étrangement à Mon Nah sa propre attitude. Toujours à agir bizarrement, sans se soucier du jugement des gens, de leurs regards. Elle prenait plaisir à s'imaginer qu'elles se ressemblaient, alors qu'elles n'avaient même pas dévoilées des choses sur leurs vies. Pourtant, elles allaient dans un magasin ensemble, marchaient ensemble, parlaient ensemble comme si elles se connaissaient et étaient amies. C'était soudain, mais c'était un sentiment très agréable pour la petite blonde. Elle qui passait si peu de temps à l'extérieur, toujours coincée entre les murs de l'hôpital ou de l'agence de mannequinat, ça lui faisait du bien d'être avec quelqu'un pour autre chose que sa maladie ou sa carrière. Elle avait perdue tous ses amis d'enfance à cause de sa célébrité, d'ailleurs. Ils pensaient tous qu'elle allait les prendre pour des pauvres, des moins-que-rien. A un tel point qu'elle avait du changer d'école une fois, rien qu'une fois, parce que les rumeurs allaient bon train sur elle. Bien sûr, elle ne le mentionnait jamais à personne, car cela faisait partie du passé. Mais elle s'en rappelait, et ça la blessait toujours quelque part.

Le sourire de Mon Nah était tellement grand que l'on voyait toutes ses dents, ressemblant de loin à un bébé requin, tandis qu'elle serrait contre sa poitrine sa brique de lait parfumée. Le terme de fan lui échappait totalement, à vrai dire. Elle savait qu'elle en avait, mais jamais aucun d'eux ne lui avait offert de cadeaux. Peut-être parce qu'ils n'en voyaient pas l'intérêt, ou qu'ils n'en avaient pas les moyens. Donc Nuri était la première à lui offrir un cadeau en tant que fan. Un sentiment chaud envahissait son corps, faisant pétiller ses yeux de joie. C'était comme si enfin, quelqu'un la reconnaissait vraiment comme une sorte d'idole. C'était un sentiment jouissif, à vrai dire.

Nuri lui vola sa brique des mains rapidement, et passa à la caisse en lui expliquant que ça lui faisait plaisir. Prise de court, la petite blonde ouvrit et referma plusieurs la bouche pour répondre, rétorquer quelque chose, mais le temps qu'elle réfléchisse à quoi dire pour convaincre la jeune femme de la laisser payer son lait, il était déjà trop tard : Nuri avait déjà payé. Mon Nah fit la moue en récupérant sa brique de lait, en essayant de ne pas trop montrer sa déception. Elle adorait quand les gens étaient aux petits soins avec elle, et qu'ils la chouchoutaient comme une princesse. Seulement, elle avait toujours l'impression d'être impuissante dans ce genre de situations, de ne pas être capable de leur rendre la monnaie de la pièce. Et ça la contrariait considérablement.

Elles ressortirent du magasin, Mon Nah bataillant avec la brique de lait pour l'ouvrir, ses ongles glissant sur le carton. Voyant qu'elle n'arrivait à rien, elle abandonna la bataille, et fit mine de ne pas vouloir la boire tout de suite. "Je vais te rendre la monnaie de ta pièce, d'accord ?" proposa-t-elle à sa nouvelle compagne de route, en se retournant vers elle en souriant. Elle ne savait pas encore ce qu'elle pourrait lui acheter ou lui donner pour la rendre heureuse, mais elle finirait bien par tomber sur quelque chose.

Nuri représentait d'ores et déjà quelqu'un de spécial aux yeux de Mon Nah. Cette brique de lait, qu'elle serrait entre ses mains, représentait bien plus qu'un simple cadeau de la part d'une fan. Cela représentait des années de favoritisme en la voyant apparaître à la télévision, de continuer à croire en elle alors que les gens oubliaient déjà son visage. C'était dur à expliquer, mais Nuri n'était pas superficielle. Elle l'appréciait depuis ses débuts à la télévision, et non parce qu'elle l'a vu porter des habits fashion qui rendaient bien sur son corps, et que le maquillage sur son visage donnait un petit quelque chose qui la rendait différente des autres mannequins. Nuri la supportait depuis ses 7 ans tout de même. Elle avait fait ça secrètement, et Mon Nah se sentait devenir de plus en plus émue en y pensant. Personne à part ses parents et son jumeau ne l'avait autant soutenu depuis l'annonce de sa maladie. Les groupies de la petite blonde se disaient attristées par une telle nouvelle, mais elle n'était pas dupe : l'industrie reste ce qu'elle est, et lorsqu'elle disparaîtra, on se chargera de la remplacer par quelqu'un d'autre, et ses fans l'oublieront bien assez tôt. Alors qu'avec Nuri, il y avait une chance pour que Mon Nah reste en vie, dans son esprit comme dans son cœur. Et c'était quelque chose qui changeait considérablement la donne de leur relation. Actuellement, la jeune femme pourrait être une criminelle recherchée que Mon Nah s'en ficherait bien. Elle est ce qu'elle est, et ça lui convenait parfaitement.

Entendre le mot miss dans la bouche de son aînée fit rougir considérablement la plus jeune, qui essaya de cacher ses joues rouges dans ses cheveux blonds courts. D'habitude, les formules de politesse considérant l'âge ou la hiérarchie, elle n’appréciait pas. Mais de la façon dont Nuri le prononçait, c'était bien plus affectueux que formel, et ça lui faisait plaisir. Mais il était hors de question qu'elle l'avoue bien sûr : Nuri allait se dire qu'elle était bizarre. "Tu peux juste m'appeler Mon Nah..." marmonna-t-elle dans sa barbe, essayant toujours de dissimuler son visage à la jeune femme. Elle aurait pu rejeter la faute sur le froid qui régnait sur la ville ces derniers jours, mais la petite blonde n'était pas très futée, et elle étai bien la seule à ne pas en avoir conscience.

Mon Nah devait avoir des programmes de prévu pour la journée entière, ne lui laissant aucun repos entre deux essayages. Elle le savait parce que son téléphone n'arrêtait pas de vibrer depuis le moment ou Nuri l'avait arrêtée dans la rue pour lui confesser qu'elle aimait beaucoup ses prestations. Pour dire vrai, la petite blonde était nerveuse : elle avait peur que son manager ne s'énerve, et qu'il alerte toute la compagnie et que ces derniers finissent par appeler la police pour la retrouver. On ne plaisantait pas avec les célébrités, surtout celles comme elles, malades et bien naïves, à qui il pouvait arriver tout et n'importe quoi, même un kidnapping par les aliens. Elle mordillait anxieusement ses ongles vernies de vert pomme, en jetant des coups d’œils autour d'elle. Si des types en costume noirs débarquaient d'une seconde à l'autre, elle ne serait pas surprise pour si peu. Mais lorsque Nuri lui proposa de s'asseoir au parc pour boire leurs boissons respectives, café et lait à la pomme et citron - pourquoi se demandait-elle subitement si le café serait bon avec un peu de lait au citron et à la pomme - Mon Nah ne résista pas.  "Avec plaisir ! Enfin, si tu n-n'as rien de prévu bien sûr ! "   s'écria-t-elle en acquiesçant vigoureusement de la tête pour appuyer ses mots.

Elles firent le chemin jusqu'au parc en silence. C'était peut-être l'excitation du moment qui retombait, ou alors leurs pieds qui se plaignaient déjà de la marche. Bref, Mon Nah se sentait fatiguée, et elle ne retint pas un soupir de soulagement de passer la barrière de ses lèvres lorsqu'elles s'installèrent sur un banc libre au parc. "Ça faisait longtemps...que je n'avais pas pris un peu de temps comme ça, pour sortir avec des amies." Un rire accompagna ses paroles, mais il n'était pas sincère du tout. Comme d'habitude, le visage de Mon Nah peignait avec exactitude ses émotions, et en ce moment, c'était la tristesse qui était lisible sur les traits de son visage. Alors qu'il lui restait si peu de temps, elle était toujours enfermée quelque part, comme un oiseau en cage. Un oiseau qui perdrait bientôt ses plumes.