Toutes les lumières étaient éteintes. Toutes sauf une. Dans une salle à l'écart, la musique passait en boucle, à un point tel que l'on aurait cru les murs capable de répéter chacune des notes. Sur le lecteur branché aux diffuseurs, on pouvait lire "Odile Variation - Swan Lake". Pour un corps de ballet, cela n'avait strictement aucun sens de répéter encore et encore ces pas que je ne danserai probablement jamais, mais depuis quelques temps c'était devenu une thérapie. Un moyen pour moi de ne pas sombrer dans l'alcool, que j'avais trop longtemps côtoyé. Il me fallait être forte. Être forte et ignorer cette peine lancinante dans ma jambe droite, qui ne me quitterait probablement jamais. Ignorer la douleur que causent certains de mes bleus, causés par des poings rageurs sur un corps innocent. Une pause, un peu d'eau, et des sms auxquels je refuse de prêter attention. Tasyr. Ma réaction était celle du déni. J'occultais son existence toujours un peu plus, jusqu'à n'avoir d'autre choix que de faire face à ses prunelles sadiques, jusqu'à ce que mon corps se recroqueville sur lui-même, priant que ça s'arrête. Pas une nouvelle fois, pas encore, pas ce soir. Soudain, des bruits de pas dans le couloir. J'augmente le son de la musique, reprenant l'enchaînement, me concentrant sur le miroir face à moi. Je remarque à peine qu'à présent, une autre silhouette s'y dessine. J'ignore. Je prie. Je souffre déjà. Stupid little girl.

Sa voix seule parvint à remplir la pièce d'une tension électrique qui picotait ma peau, faisait palpiter mon cœur. Je ratai mon mouvement, et me rattrapai de justesse afin de ne pas tomber. Mon regard se posa sur le miroir face à nous, et de cette manière, je pouvais le voir, adossé contre le mur. « Dégage Tasyr. » Ma voix trahissait tous les efforts que j'y mettais pour ne pas paraître intimidée quand bien même l'angoisse me nouait la gorge. Je me dirigeai vers le lecteur, remis la chanson au début, et augmenta le son encore un peu. Il ne partirait pas, j'en étais consciente. La musique était à la fois pour me rassurer, et pour camoufler. Le bruit, la peur, les pleurs. Mes gestes étaient de moins en moins précis, mes mains tremblaient, tandis que je tâchais de conserver la face. Je me replaçai au milieu de la pièce, non sans jeter un dernier regard au syrien dans mon dos. Je comptais les temps, mais priais plus que je ne réfléchissais. Était-ce donc là ce que l'on appelait karma ? Pourquoi eut-il fallu que cela tombe sur moi ? qu'avais-je donc fais au ciel pour mériter tel châtiment ? Telles étaient les questions que je me posais à chaque fois, avant de fermer les yeux, et de laisser mon corps devenir le réceptacle d'une haine qui n'était pas justifiée.

Quand je l'ai connu, je pensais être suffisamment forte. Je le croyais réellement. Je n'avais vu en Tasyr qu'un sale gosse en manque d'adrénaline. J'étais brisée, et sans doute aveuglée par toute la colère que je gardais en moi. Je battais des bras en espérant un jour revoir la lumière, sortir de ces eaux sombres dans lesquelles j'avais volontairement plongé. Mais je m'étais trompée. Tasyr n'était pas un enfant. Il n'était rien d'autre qu'un démon qui meurtrissait si bien mon corps que mon âme, me forçant à garder la tête sous l'eau alors que je manquais d'air. La musique s'arrêta, et mon cœur sembla en faire de même. Lentement, je tournai la tête vers mon tortionnaire. « T'as cru que je faisais des croix au calendrier à chaque fois ? » J'étais orgueilleuse, sans doute trop. C'est la raison qui m'avait fait sombrer la première fois, le fait de ne pas accepter d'être diminuée. Encore aujourd'hui, je n'admettais pas être plus faible que lui, quand bien même c'était une évidence. Je cachais ma peur et mon désarroi devant une fausse attitude insolente. Pourtant, je sentais déjà une sueur d'angoisse couler le long de mon dos, alors que je reculai, presque sans m'en rendre compte.

J'aurais pu m'en sortir, j'aurais pu téléphoner à la police, mettre mes avocats sur le coup. J'aurais pu le faire enfermer, m'assurer qu'il ne recommence pas. Mais j'en était arrivée à un tel stade de peur, que je craignais empirer la situation en faisant cela. Voilà pourquoi je ne disais rien, voilà pourquoi personne ne savait ce que j'endurais, en silence, dans le noir et les larmes. « Tu devrais te trouver une copine qui kiffe se faire frapper, tu pourrais même la baiser. » Les gens ne me voyaient en général jamais dans cet état. Adjacente à la peur, la rage bouillonnait dans mes veines. Je me haïssais d'être aussi faible. Je me haïssais de ne pas réussir à mettre un terme à ce dangereux manège. Mais j'étais ainsi faite, comme si j'avais au fond de moi cette foutue tendance à chercher le danger, à chercher ce qui me détruirait. Je ne répondis pas à sa provocation, je n'avais rien à répondre de toute façon. Car oui, j'avais peur. Il ne fallait pas être devin pour s'en rendre compte. Mon dos finit par heurter les miroirs de la salle, m'indiquant qu'il n'était plus lieu de reculer. Et là, qu'étais-je censée faire ? Je ne voulais pas m'effondrer, pas encore, pas tout de suite. « Frappe fort Tasyr, et finis vite. J'ai à faire. » Les apparences ... c'était à présent tout ce qu'il me restait. Et il ne parviendrait pas à me prendre ça. Même à genoux, même recroquevillée à ses pieds, il était hors de question que je m'abaisse à demander sa clémence, à le supplier. Peut-être était-ce cela qu'il haïssait autant, au fond ?

Je n'avais rien. Aucune issue, aucun moyen de défense. La logique aurait voulu que je me taise. Que je la ferme, encaisse, et prie pour que ça s'arrête. C'était probablement ce qu'il souhaitait, au fond. Me briser. Et pas seulement physiquement. S'il continuait, probablement qu'il y parviendrait, mais je refusais de capituler si facilement. J'étais une battante, ou du moins, c'était ce que j'essayais de croire. Certains jours, c'était plus facile que d'autre, mais dans des cas comme celui-ci, j'avais besoin de m'accrocher à quelque chose, de me dire que je n'étais pas si faible que ça. Le son de sa main contre le miroir me fit sursauter, puis déglutir. Quel piètre spectacle je devais offrir. « Je préfère que tu me frappe, là au moins j'ai l'assurance de sentir quelque chose. » C'était idiot, suicidaire même, de ma part que de le provoquer ainsi. Mais c'était plus fort que moi. Il fallait que je réponde, et que je me défende de quelque manière que ce soit. J'étais trop faible que pour me servir de mes points, il ne me restait plus que ma langue. Et la sensation de contrôler un tant soit peu la situations. Illusions. Balivernes. Mais qu'importe au final ? « Engourdi ? À d'autre Tasyr, tu es toujours prêt quand il s'agit de faire du mal, n'est-ce pas ? » J'approche mon visage du sien, pouvant à présent son souffle sur ma peau. Il me répugnait. Plus que tout au monde. J'avais envie de fuir et pourtant, j'étais prisonnière. Prisonnière de lui, prisonnière de ma lâcheté.