A chaque inspiration, Bago crut que c’était la dernière. Il y a maintenant dix heures qu’il a pris l’avion pour rentrer chez lui. Meurtri, blessé, trompé, trahi, à demi mort. L’idylle anglaise n’avait duré qu’une semaine avant de se transformer en un véritable cauchemar. Du sang, des viols, des insultes et de l’abomination avaient été le quotidien de ce nourrisson, qui rentrait chez lui sans argent, sans valises, seulement ses papiers d’identité et un billet d’avion dérobé dans la poche d’une femme honnête. L’étudiant s’était caché, derrière un visage criblé de coups, son corps n’était plus qu’un squelette : 39 kilos. Il s’était pesé ce matin, horrifié par ce nombre, il était parti, comme si cet affichage lui avait mis la puce à l’oreille. L’enfant descendit alors de son avion, vêtu simplement d’une longue chemise et d’un bermuda dissimulé dessous, laissant voir ses poignets et ses chevilles tellement minces qu’on aurait dit des brindilles. L’enfant était brisé. Il n’avait plus rien, ou seulement, il pensait à lui, lui qu’il avait tant chéri avant de partir. Le gosse trébucha, et prit bientôt la route qu’il connaissait par cœur. Titubant comme s’il était sous l’effet d’une drogue, le regard du coréen était déformé par ses larmes de crocodile, encore quelques minutes et il tomberait raide mort en pleine rue. Heureusement, il arrivait bientôt chez Tasyr. Cet homme, était désormais tout ce qui lui restait et il espérait retrouver un soutien après ces jours de solitude. Bago se plante devant la porte, tapant faiblement, mais aussi fort qu’il pouvait, prêt à tomber. Quand l’entrée lui fut enfin présentée, il tomba dans les bras du syrien qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs mois. « - Je crois que j’ai besoin d’aide… »

Lorsque Tasyr ouvrit la porte, Bago eut un petit espoir de s’en sortir. Sa douleur intérieure et extérieure lui faisait l’effet de milles coups de couteaux plantés au cœur et au creux de son cou. Se laissant trainer jusqu’au canapé, il s’y recroquevilla, réalisant par les mots du syrien, qu’il ressemblait réellement à un mort. L’enfant serra ses jambes contre son torse et fixa un point mort, comme, traumatisé. Il ne s’était pas regardé dans une glace, mais la description que lui faisait le regard de son ami, était claire : il était méconnaissable. Son sauveur sortit de la pièce, et le petit brun laissa son corps se balancer d’avant en arrière, stressé, apeuré, perdu, désorienté car, jamais on ne l’avait dévisagé à ce point. La gorge serrée, Bago secouait la tête dans tous les sens pour parvenir à repérer Tasyr de l’œil, il voulait qu’il revienne, il ne voulait pas le voir loin de lui. Le coréen se mit à trembler, et de sa voix meurtrie il rappela au secours. « - Tasyr… Tasyr reviens.. me laisse pas ici tout seul, ils pourraient revenir. » Paranoïa. Ils. Eux. Les amis de celui qu’il avait aimé, ceux qui avaient attaché le nourrisson dans cette boucherie désaffectée et qui tour à tour l’avaient sali de leurs coups de hanches. Bago agrippa le bord du canapé et, de ses ongles, il gratta le tissu. « - Reviens.. » Il ne put rien ajouter à sa quête, les larmes explosèrent au bord de ses yeux et détalèrent abondamment sur ses joues creusées. L’ancien étudiant n’avait pas faim de nourriture, il était affamé de réconfort, de mots rassurants, d’étreintes innocentes. Mais le syrien avait quitté la pièce. Bago tenta de se lever, et, malgré son poids léger, ses jambes ne supportaient plus son buste, par conséquent, l’asiatique s’écrasa au sol. Sa voix enfantine couvrant les hoquets de douleur pour se mettre à geindre et à pleurnicher. Faible.

Evidemment si Bago avait su que cette histoire d’amour parfaite se terminerait cauchemardesque, jamais il ne serait parti, jamais il n’aurait osé abandonner tous ceux qu’il avait aimé et qui l’avaient chéri en retour. Tasyr en faisait partie. Le jeune brun l’avait adoré plus que tout autre et aujourd’hui, c’était vers lui qu’il s’était aussitôt tourné. Car lui seul pouvait le sauver. Ce dont il avait besoin désormais, c’était de recevoir le plus de tendresse possible, le plus d’encouragement pour tenter de se maintenir en vie. Malheureusement, on eut dit que le syrien ne lui avait pas pardonné son départ si précipité. Lorsqu’il revint, l’enfant était à terre, et, les joues rouges, il se fit remettre en place par son ami, qui ne lui avait jamais parlé comme ça avant. Etait-il seulement encore le bienvenu ici ? Le monde voulait-il réellement le voir disparaitre ? Bago se posait de plus en plus de question. Si ça se trouve, le monde l’avait oublié ou le haïssait. Sa plus grande peur était donc bien réelle et elle avait décidé de l’achever. Si le petit avait été un chien, il aurait baissé les oreilles, mais là, il se contentait d’encaisser silencieusement le coup, trop faible pour se recroqueviller, il sursautait à chaque éclat du syrien. Il avait envie de demander pardon, de se mettre à genoux, mais il n’avait la force que pour pleurer. Puis, Bago regarda le bol en face de lui, posant ses mains dessus, indécis, et couina sous la chaleur du plat. Les épaules du nourrisson se courbèrent sous la douleur et il releva le regard vers son ami, les sourcils froncés sous la détresse, désireux de s’écraser entre ses bras et de succomber sous des mots doux. « - Excuse-moi … » avoua-t-il en regardant le sol légèrement sali sous son vêtement. « - Je voulais pas abimer ton parquet … » Bago ferma finalement les yeux et commença à picorer du riz, tentant de reprendre l’habitude de manger avec des baguettes. Il s’attendait et priait pour que Tasyr le harcèle de questions. Il avait besoin d’évacuer, besoin d’exprimer ce qu’il avait vécu pendant plusieurs mois.

Tasyr était dur. Il était si en colère et dévasté qu’il s’en prenait au seul présent dans la pièce et au seul responsable de son malheur. Quitter le syrien avait réellement perturbé Bago qui avait été alors sans repères. Etait-il coupable de ses crimes ? Pardonnable de ses sentiments ? Avoir aimé cet étranger constituait-il la plus grande erreur de sa vie ? Peut-être que la faute la plus considérable fut celle de ne pas avoir réussi à se faire aimer par le gumiho. Car oui, s’il y eut bien une personne à qui il avait pensé lorsqu’il avait été enfermé dans cette cage sombre, c’était bien lui : ce prince qu’il affectionnait particulièrement bien que Bago n’eut même pas été capable de se placer en objet de désir pour lui. Il avait envie de lui dire « aime moi. aime moi comme je t’ai aimé et comme je continue de le faire : dans le secret, dans l’ombre de gens qui obtiennent plus d’importance à tes yeux que n’importe qui d’autre ». A refouler ses sentiments, le sango s’était pris au jeu d’un homme qu’il ne connaissait à peine et qui l’avait attrapé en deux trois mots doux à l’apparence sincère parce que personne ne pouvait réellement l’aimer. Et alors qu’il crut que tout était perdu avec le syrien, ce dernier l’acheva et son échine se brisa aussi fragile qu’une brindille. Il ne pouvait plus se battre désormais, cependant, ce nez chaud contre sa nuque abimée lui fit prendre conscience qu’il ne se sentait vivant que lorsque cette peau brune le touchait, que ses yeux de jais se posaient sur lui et que cette voix cristalline et brisée sous la tristesse s’adressait à lui. A lui et à personne d’autre. Bago aurait aimé effacer ceux qui lui barraient la route, il aurait voulu dérober et dévorer le cœur de Tasyr pour qu’il ne voit que lui, et pourtant, il n’osait pas affronter son prince, parce qu’il sentait qu’au moindre faux pas il allait le jeter cruellement dans les aillons dont il sortait tout juste. « - je suis parti parce que j’ai cru que quelqu’un pouvait m’aimer d’amour et pas seulement d’amitié… je suis revenu parce que je sais que tu peux me sauver. Je suis revenu parce que je ne t’ai jamais oublié et que je t’ai toujours désiré… » - je t’aime Tasyr mais je me tairai jusqu’à la fin parce que je ne veux pas être responsable de ton malheur -. Bago posa le bol et s’agrippa aux bords du canapé. « - je voulais pas te faire de mal et je sais que j’ai raté. Mais je ne veux que ton pardon. » - les autres je m’en fous -. L’enfant se leva et traina ses os jusque dans la salle de bain où il se dévêtit pour laisser place à une silhouette inhumainement mince et grise. La peau rosée, les fesses bombées, les bras légèrement musclés, les lèvres charnues, tout avait disparu jusqu’aux pigments.