J'allais être en retard. Encore en retard. C'était toujours comme ça de toute façon, quand il s'agissait d'un événement de l'université. Je m'étais tellement habitué à ma routine quotidienne que tout ce qui était nouveau, j'avais du mal à m'y faire. Halloween était arrivé, et le directeur avait programmé un bal en répartissant les tâches entre les différentes fraternités. J'avais eu vent de la soirée, évidemment, et je m'étais occupé avec les pyobeom de la décoration de la salle. Nous y avions passé toute la journée, et j'avais à peine eu le temps de rentrer au dortoir pour me changer et ainsi mettre sur mon dos mon costume de bal. Evidemment, j'avais demandé à Joo Hee d'être ma cavalière, et c'eut été un comble qu'elle ait refusé alors que nous sortions ensemble. J'allais être en retard, encore une fois, et ça m'irritait beaucoup, parce que j'avais l'impression que ma vie me filait entre mes doigts. J'ajustai ma veste et quittai rapidement ma chambre, le pas pressé jusqu'à la salle aménagée.

Sur le chemin, je reçus un sms de Joo Hee. Elle était déjà là, et la connaissant, elle était sûrement vêtue d'une robe assez courte, parce qu'elle aimait mettre ses jambes en valeur, et ce n'était pas pour me déplaire. Je ne pris pas la peine de lui répondre, j'arrivais bientôt au lieu de rendez-vous. Je la reconnus facilement parmi le monde qui était dehors. Derrière elle, je desserrai un peu mon noeud papillon, et je me frayai un chemin parmi les étudiants pour poser ma main délicatement sur son épaule, la caressant au passage. « Je suis là... Désolé. » Elle se retourna, je lui esquissai un sourire tendre et amoureux et je glissai mon bras sur sa taille pour la guider vers l'entrée. Il faisait froid et elle n'avait rien pour se couvrir ! Elle se réchaufferait à l'intérieur en dansant et buvant quelques boissons alcoolisées. « Tu ne m'en veux pas ? Profitons de la soirée ! » Je lui offris un nouveau sourire surtout pour éviter des brimades, et je découvris l'intérieur de la salle bondée. Et bien, pour avoir participé à la mise en place, je n'étais pas déçu du résultat, et les étudiants semblaient apprécier. Voilà de quoi me donner encore plus le sourire et me faire oublier la tonne de travail qui m'attendait encore.

C'était étrange. C'était comme si je ne reconnaissais pas Joo Hee. Elle avait changé, physiquement parlant. Où était passée la femme plantureuse aux courbes fines ? Ce n'était pas que ces quelques rondeurs me dérangeaient, bien au contraire car je n'étais pas très regardant sur les silhouettes des femmes, mais c'était sûr un problème général. Joo Hee prenait soin d'elle. Elle faisait attention à ce qu'elle mangeait et je doutais que son agence accepte une artiste "négligée". Après, ce n'était pas énorme, ça ne se voyait pas. Mais je la connaissais depuis sept ans, j'étais son petit-ami alors ça me frappait aux yeux. Mais comme je disais, je la connaissais. Et si jamais je faisais ne serait-ce qu'une réflexion, je risquais de subir son courroux divin. Joo Hee complexait pour si peu, surtout sa poitrine. Bon sang, ses seins étaient très bien comme ils étaient ! Ils me satisfaisaient, mais pas elle. J'espérais qu'elle ne pensait pas à la chirurgie esthétique, ou alors je me battrais corps et âme pour la dissuader de ce genre de pratique.

Elle découvrait à mes côtés la salle de bal décorée par les soins de ma fraternité. Ouais, les pyobeom avaient fait du bon travail, et j'étais assez fier de nous. Je plongeai mes mains dans mes poches, observant Joo Hee en pleine découverte des lieux. Les gens s'entassaient au buffet, forcément. Ils avaient faim et soif et les autres fraternités avaient prévu des collations. Il était certain que nous irions y faire un tour un peu plus tard. « C'est vrai, ça te plait ? On a passé toute la journée dessus. » Je donnai un coup de menton vers la grande scène qu'on avait aménagé pour les Voodoo Childs. J'espérais qu'ils feraient leur apparition. Mon cousin était une étoile montante avec son groupe, et j'avais si peu d'occasion de le voir dans son élément. Mais ce que je craignais surtout, en fait, c'était la piste de danse. Non, pas de danse pour moi. Et j'interdisais Joo Hee de vouloir m'y traîner. Elle s'agrippa à mon bras que je lui offris volontiers, et nous fîmes un peu le tour des lieux, faisant des coudes avec les autres étudiants déjà dans l'ambiance. « Au fait, je trouve que tu as pris des seins. C'est un nouveau soutien-gorge push-up ? » lui fis-je tout naturellement, certain que personne ne nous écoutait. De toute façon, avec le bruit environnant qu'il y avait, il y avait peu de chance qu'on m'ait entendu.

Une fois encore, j'eus raison de lui faire ce commentaire. Un large sourire éclaira son visage enjôleur, et je la gratifiai du même sourire que le sien, lui serrant doucement les mains dans les miennes. Ca devait lui plaire, que je fasse ce genre de commentaire sur ses seins qu'elle considérait trop petits. Une connerie en soi, puisque je les considérais satisfaisants. Du moins, pour moi, ils ne me posaient pas problème, et j'aimais Joo Hee comme elle était. Il fallait peut-être que je me la mette en sourdine et que je ne parle pas de son petit ventre, sinon je me recevrais le plat de sa main sur ma joue. Ah, des fois ce n'était pas marrant de la connaître par coeur, mais des fois ça me sauvait vraiment la vie. Pas au point de devoir appeler sos petit-ami battu, mais je m'épargnais bien des mandales ! Sun Joo Hee, la terreur des gifles, elle avait passé son bac avec option tarte. Je retins un rire face à cette pensée saugrenue, et je marchai un peu avec elle pour qu'on s'éloigne de la piste de danse. Loin de moi cette envie de danser, pitié. Il ne fallait pas que je lui en donne l'envie, surtout pas. Alors je partis dans un coin de la salle avec elle, dans l'espoir de la dissuader de danser.

Une aubaine pour moi, Joo Hee était bien plus occupée avec autre chose: que je passe la nuit chez elle ce soir. Je perdis mon sourire. Passer la nuit chez elle, j'en mourrais d'envie. J'avais même cruellement envie de venir m'installer avec elle dans son appartement qui était trop grand pour elle toute seule. Je le voulais, du plus profond de mon coeur, mais c'était impossible pour le moment. Ma place était chez les pyobeom pour l'instant. En tant que président, je me devais d'être présent la majeure partie du temps pour pouvoir gérer la fraternité et venir en aide aux étudiants dans le besoin. J'évitais de partir trop longtemps, de peur que je retrouve le dortoir en véritable trou noir bordélique à mon retour. Et puis, le départ de Joo Hee du dortoir rendait nos rendez-vous difficiles et surtout rares. Alors ce soir... Peut-être que je ne devrais pas accepter. J'avais beaucoup de travail à finir. Alors je lui pris les mains et je la regardai sérieusement, lui faisant face. « Je... Je ne pense pas, chérie. Une autre fois, ok ? » Je lui offris un sourire gêné et je me penchai vers elle pour pouvoir l'embrasser sagement sur les lèvres, descendant mes mains sur ses hanches pour la rapprocher de moi. Maintenant, je n'avais plus qu'à espérer qu'elle ne me ferait pas une crise devant tout le monde...

Je faisais un pas en avant vers Joo Hee, mais j'en reculais de deux. Je me sentais m'éloigner de mon aimée, ça me faisait mal et je me sentais tellement impuissant face à ce qu'il se passait ces derniers temps. Je m'étais enfoncé dans ce travail d'arrache-pied, que je ne m'accordais plus de temps pour souffler. Pour profiter de la vie. Et surtout pour profiter de Joo Hee. Ses lèvres avaient quitté les miennes avec une froideur douloureuse. J'avais senti sa chaleur corporelle quitter la mienne avec brutalité, pour casser cette atmosphère chaleureuse que je tentais d'installer entre nous. Joo Hee l'avait mal pris. Elle l'avait mal pris et le pire, c'était qu'elle avait complètement raison. Les pyobeom n'avaient pas toujours besoin de moi, et ils pouvaient se passer de moi ne serait-ce qu'une nuit. Et pourtant, je m'entêtais à vouloir faire acte de présence pour eux. J'éprouvais ce sentiment-là. Il fallait que je sois là, envers et contre tout, pour les guider vers ce qu'il y avait de mieux. Ne pouvais-je pas tout simplement lever le pied et fixer le ciel, tout simplement ? Ne pouvais-je pas juste lever la tête pour regarder le soleil, les nuages, les choses simples de la vie ? Non, parce que les kilomètres de lignes sur du papier m'attendaient, et de trop grandes responsabilités m'incombaient.

Alors je la regardais, incrédule, mitigé. Dans ma tête, ce n'était pas clair. Les mots de Joo Hee s'entrechoquaient dans mon esprit, et je cherchais à trouver des excuses face à cette réalité cuisante. Je ne pouvais pas lui donner raison, car mon jugement était tout aussi juste à mes yeux. J'enfonçai mes mains dans mes poches, tentant de me détendre légèrement face à l'impulsivité de Joo Hee. « Bébé, tu ne crois pas que tu abuses un peu là ? » Je voulus sourire, je n'y parvins pas. Je dérivai mon regard autour de nous. Les autres étudiants profitaient de la fête sans se prendre la tête, mais moi je devais une fois de plus me disputer avec la femme de ma vie. Je relevai une main vers mon visage pour me pincer l'arête du nez, dans l'espoir de remettre un peu d'ordre dans ma tête. « Si les pyos sont ivres morts à même le sol, qui les ramassera à la petite cuillière ? Moi. » Je me redressai, me pointant moi-même du doigt. « Si les pyos tombent, il faut que ce soit moi qui les relève. J'ai signé pour faire ça, parce que c'est mon job de président. Et ça ne semblait pas te déranger quand tu étais encore dans la fraternité. » Je me décalai sur le côté pour m'adosser contre le mur, lui tournant le dos. J'étais déjà fatigué. Fatigué de toujours devoir me disputer avec elle. Notre relation connaissait des hauts, évidemment, mais en ce moment beaucoup plus de bas. « Si tu te sens abandonnée, je m'excuse. Mais je tiens à toi. Je t'aime comme un dingue Joo Hee. Et je ne supporte pas de te voir t'éloigner de moi parce que j'ai des obligations... » Qui avait dit que je faisais ça par plaisir ? Ce n'était qu'une longue descente aux enfers...

J'avais envie de la retenir. De lui dire de ne pas partir. De ne pas pas qu'elle s'éloigne encore plus de moi, alors que je savais très bien que c'était moi qui mettais en danger notre couple. Je la regardais avec cette impuissance qui ne me caractérisait pourtant jamais. J'étais fait. Comme un rat. Pris sur le vif. Mis à nu. Et je me sentais seul. Ses mots, elle les avait craché avec tellement de rage et de frustration que j'étais désormais incapable de lui répondre. Elle m'avait coupé la langue, et elle devait sûrement la cacher précieusement au fond de son sac à main qu'elle agrippait avec une haine significative. Et elle fit volte-face. Dos à moi. Avant de s'en aller. Mon regard s'éteigna au fur et à mesure qu'elle avançait vers le buffet. Les étudiants continuaient à danser et profitaient de la fête, mais moi je n'avais plus envie de rire.

Etais-je vraiment condamné à tout détruire autour de moi, par pure conviction ? Etais-je réellement destiné à perdre tout ce qui me tenait à coeur au profit d'obligations qui m'alourdissaient péniblement les épaules ? Joo Hee était la seule personne dans ce monde à me rendre heureux. Notre couple était ce à quoi je me rattachais le plus aujourd'hui, et je pensais que mon coeur s'arrêterait de battre si Joo Hee ne revenait pas vers moi. Allez, il fallait qu'elle fasse demi-tour et qu'elle revienne vers moi. Sauf que ce n'était pas à elle de faire ça. C'était à moi de faire l'effort, car j'étais le fautif dans l'histoire. Mais j'avais un ego très mal placé, et je me sentais profondément humilié par la petite dispute qu'on venait d'avoir. Ce n'était pas possible de continuer comme ça. De ne penser qu'à moi dans ce genre de situation alors que Joo Hee souffrait le plus, dans tout ça. Il fallait que je me réveille, et que je fasse tout pour la reconquérir. Alors je quittai le coin de mur que j'avais monopolisé, et je me frayai un chemin parmi les étudiants pour me rapprocher de la plantureuse blonde. Je ne savais pas ce qu'elle faisait, j'étais beaucoup trop concentré par son dos superbement élancé. J'arrivai derrière elle, elle était seule. Ni une, ni deux, je lui pris doucement le bras pour qu'elle me fasse face, et je lui pris le visage en coupe, la mine déconfite. « Je t'aime... Je t'aime Joo Hee. Pardonne-moi d'être si aveugle... » Je me sentais soudain envahir par tous ces sentiments que j'éprouvais pour elle. Et là, véritablement, j'avais conscience de la peur maladive que j'avais de la perdre. Je me sentais faiblir psychologiquement, un contre-coup de cette énième dispute sûrement. Je cachai immédiatement mon visage dans son cou en l'enlaçant fort, si fort qu'elle pourrait étouffer. Je sentais son parfum dans mes narines, et sa chaleur contre la mienne. Je voulais aller mieux. « Je dormirai chez toi ce soir... s'il n'est pas trop tard et que tu veux toujours de moi... »