❥ Les phénomènes les plus étranges se manifestent une fois le soleil couché, les derniers rayons perçant le flanc des montagnes coréennes pour laisser place à un tout nouveau monde. « J’capte pas comment t’as pu garder ça pour toi aussi longtemps, » elle tourne le volant et quitte la route principale pour rejoindre une route sinueuse. Même aux Etats-Unis, alors que c’est sans doute l’endroit spécifique du globe où la connerie de l’homme est la plus condensée au monde, elle n’a jamais entendu parler d’un parc comme celui-ci. Pas quelle s’en plaigne. Elle trouve le concept sur papier absolument brillant pour une fois, et d’ailleurs, elle n’a jamais été aussi rapide à trouver une place de parking, manquant presque d’emboutir l’arrière de sa voiture en freinant sèchement. « Shit, ça me fou déjà froid dans le dos rien que d’y penser ! » Effectivement elle frissonne, à mettre sur le compte de l'excitation dès qu’elle descend de la voiture et lève la tête vers l’entrée du parc. UNDERLAND. On dirait que ce truc existe depuis un siècle au moins mais que personne n’y a mis les pieds depuis l’époque où Michael Jackson sortait Thriller. Les couleurs vives ont fané derrière la peinture écaillée, les lettres sont sales et le E s’est fait la malle depuis belle lurette. L’environnement est glauque et Soo Kyung adore ça. « Putain si les rouages des attractions sont dans le même état que le parc, ça promet. » Juste le temps de prendre quelques photos et elle s’avance d’un pas nonchalant jusqu’à l’entrée.

❥ Ici, pas de gamins braillards et de caprices à satisfaire pour la bonne et heureuse raison que peu d’entre eux, sur ordre de leurs bienpensants parents, osent s’y aventurer. Les poneys magiques sont morts, les musiques enfantines déraillent et les jolies couleurs ont foutu le camp. Il ne reste que la glauque, l’étrange et l’effrayant pour satisfaire les âmes les plus aventurières, « par-là, » indique la rouquine en pointant son doigt en direction de la maison hantée, « et celle qui pleure la première paye la première tournée de bières. » Elle esquisse un faible sourire amusé. Avoir la possibilité de se saouler plutôt que de s’adoucir en barbes à papa et pomme d’amour, qui est cet inventeur de génie qu’elle le félicite en personne ?

Elle s’avance sur un chemin de plus en plus étroit, elle jurerait que l’atmosphère est plus froide aussi, en plus de s’assombrir à mesure que le manoir se rapproche. De l’extérieur il a tout d’une maison hantée classique à quelques exceptions près : il est beaucoup moins soigné et beaucoup plus brut. Si elle n’était pas aussi intrépide et je m’en foutiste, elle n’aurait sûrement jamais accepté d’y mettre les pieds car une énorme fissure dans le bâtiment donne l’impression qu’il va s’écrouler d’une seconde à l’autre. Tout pour vous rassurer en somme mais ça donne bien, car Ninah et Soo Kyung ne sont pas là pour se rassurer (quoi que l’ambiance lugubre et sordide n’a pas l’air de les déranger). « Après vous, » elle s’écarte pour la laisser entrer la première dans un espèce de wagon crissant aux rails dans un bruit terrifiant. On s’y sent enfermé, le grillage servant d’habitacle accentuant le sentiment d’un aller simple dans l’une des pires prisons qui puisse encore exister. « J’espère que t’as du cash, je prendrais une demie à la sortie. » Elle s’installe après elle à ses côtés en laissant échapper un petit rire moqueur au moment où le wagon disparaît derrière le décor.

❥ A mi-chemin entre l’effroyablement génial et le terriblement dégueulasse. Elle regarde les scènes qui défilent le dos collé contre le siège de son wagon et non sans garder ses bras dubitativement croisés contre sa poitrine. Elle s’attendait à beaucoup de chose mais le niveau avait été élevé un cran plus haut que ses expectatives, ce parc relevait vraiment d’un imaginaire débordant et terrifiant. Le genre de créateur qu’on a du traumatisé à coups de contes de fées trop mielleux en étant enfant.

Finalement, sans avoir rien bronché de tout le voyage, elles se retrouvent surprises par l’arrêt brusque du manège. C’est davantage un cri de douleur, celui de sa colonne vertébrale qui frappe contre le métal froid du wagon – l’image est aussi délicate que ce qu’elles ont vu jusque là. Mais Soo Kyung doit l’avouer, elle n’est pas certaine qu’il y ait une gagnante ou même une perdante. Elle s’extrait de ce manège qui l’a rendu toute nauséeuse et rejoint une petite guinguette guère plus enthousiasmante au bout d’une allée pas trop loin du manoir hanté. « Pour le principe, on fait comme ça, » dit-elle en sortant un billet qu’elle tend au serveur après avoir fait la queue. « Sans déc’ même le service est à l’image du parc. » Elle récupère la monnaie d’un serveur peu aimable, le teint blafard et l’allure peu rassurante. Le genre de serveur dont on craint qu’il n’aille cracher dans ta bière ou pire. Elle attend Ninah un peu sur le côté et lorsqu’elle arrive, l’échange des demie pintes peut commencer. « J’imagine qu’on peut trinquer à la débauche et à l’horreur ? Hm, » elle hausse les épaules et cogne son verre contre celui de Ninah avant de descendre le moitié de sa pinte d’une traite. « Petite joueuse, » elle ricane d’un air faussement condescendant en voyant qu’elle n’a prit qu’une petite gorgée. « Mes bières sont meilleures quand c’est toi qui les payes, tu devrais le faire plus souvent. » Bah quoi, on peut pas lui en vouloir d’essayer. Et puis elle pointe une voiture de police positionnée pas très loin du grand château délabré qui n’a plus grand-chose de féérique. « Y’a l’air d’avoir un truc huuuuuge dans le château, ça te dit on va y jeter un œil ? » Histoire de descendre la bière en sécurité avant de se retourner la tête dans l’une des attractions.

❥ Il y a quelque chose de morne et de morose dans l’air du parc, comme un petit air de déprime à vous foutre le moral en l’air. Les personnes les plus joyeuses devaient ressortir de là avec un bad feeling assommant quant aux personnes déjà gagnées par la lassitude et l’obscurité, elle préfère ne pas y penser. La carrosse de Cendrillon, quoi qu’elle en dise, lui arrache un frisson de malaise. C’est une réalité terrifiante que de détourner les contes d’enfance comme ça. Après tout Disney en a, pour la plus grande partie, fait des belles histoires qui n’auraient pas dû en être. Blanche-Neige n’aurait pas connu un destin aussi flamboyant et la Petite Sirène aurait disparu avec l’écume. Le plus drôle dans tout ça, c’est que malgré ces pensées sombres, Ninah et Soo Kyung s’en amusent et s’illustrent au cœur de l’action, donnant vie aux personnages et s’imaginant leurs histoires, allant même jusqu’à poser exagérément devant le spectacle.

Elle la suit dans cette barque qui vogue sur une eau triste. Outre les choses peu commodes qui hantent les tréfonds de cette mer artificielle, Soo Kyung se réjouit d’une descente imminente que le noir autour d’elle l’empêche de prévoir. « J’comptais même pas m’y tenir, » répond-elle à son défi, l’air d’une dure à cuire en souriant malicieusement. Elle glisse ses mains derrière sa nuque d’un air décontracté et attend la chute qui ne tarde pas à arriver. Ce n’est pas tant qu’elle est sensationnelle, mais la musique est vraiment forte, comme des soupirs d’âmes damnés et les cris hurleurs de ce qu’on pourrait difficilement assimiler à des humains. C’est angoissant, alors quand la descente s’achève et que c’est le silence complet, elle ne peut pas s’empêcher d’y aller de sa remarque, « wooooh, c’était puissant ! Daebak ! » Et puis rapidement une petite barque apparaît à l’horizon, remplie d’ombres encapuchées, des visages glacés, comme des corps d’enfants raidis et noircis. « Bah merde alors… sérieux, c’est flippant. » Elle va pas se mentir à elle-même, l’ambiance est vraiment glauque. Un genre d’ascenseur émotionnel entre la chute libre assourdissante et l’environnement qui se prête difficilement au jeu.

Elle met un pied à terre et rejoint, avec Ninah, la lumière éblouissante du soleil. « Ca te dit on va sauver les petits canetons d’une marée de mazout ? J’sais pas quel genre de cadeau on peut gagner mais après avoir vu tout ça, j’me sens l’âme d’un bienfaiteur, » plaisante-t-elle pour se changer un peu les idées.