"Papa m'a encore répété que ce n'est pas ma faute, que ça serait arrivé un jour ou l'autre. Son coeur était trop fragile. Il me le dit à chaque fois, qu'elle n'est pas morte à cause de moi. Mais je me demande souvent s'il a réellement toujours pensé ça. Il ne parle pas vraiment d'elle, à moins que je lui demande quelques détails par-ci par-là, jamais insistant. Et il n'a pas l'air triste quand il en parle, d'ailleurs. Ca fait longtemps. Il a aimé quelqu'un d'autre depuis, après tout."

C'est déjà le quatrième carnet qu'il lit, et c'est pour le moins éprouvant. S'il y a bien une chose qu'il ne fait jamais, c'est relire ce qu'il a couché sur papier, et ce pour une très bonne raison : un profond malaise s'installe au fond de lui lorsque des mots vieux de sept ans se dévoilent chaque fois qu'il tourne une page. Des mots porteurs d'une adolescence qu'il ne voudrait revivre pour rien au monde.
Mais il doit le faire, c'est important. Car il ne peut pas se souvenir, il ne s'en rappelle pas. Il doit savoir quand ça a commencé. Jaesoo espère, phrase après phrase, page après page, qu'il aura eu le bon sens de noter quelque chose à ce sujet. Quel sujet ? Ah...

C'était la dernière phrase, inintéressante, alors il jette le carnet abimé sur le côté du lit et s'empare d'un cinquième. Celui-ci est trop récent, il passe au suivant. Il se dit évidemment que c'est bien con de n'avoir jamais rangé tout ça par ordre chronologique, ce qui lui aurait évité à coup sûr de passer son après-midi au milieu d'un tas de papier gorgé d'encre. Mais ce n'est pas vraiment son genre de tout organiser. Il en est donc là.

"Ils sont tous à me demander pourquoi ma maman n'est jamais présente aux rencontres parent-professeur. Je déteste ça. Quand je leur réponds que je n'ai qu'un papa, ils me regardent trop bizarre."

Jaesoo lève les yeux au ciel et lâche un "putain" désespéré. Dans ses souvenirs, il se voyait heureux, mère ou pas, mais finalement, peut-être ne l'était-il pas. Le sujet de la mère absente semble trop récurrent pour que ça ne l'ait pas touché. Elle est morte en lui donnant la vie, alors il ne l'a jamais connu. Il a vu des photos, bien sûr, et il a eu droit à de courtes descriptions de sa façon d'être aussi. Mais au fond, elle sera à jamais une étrangère pour lui, une mère qui n'a même pas eu la chance de le tenir dans ses bras une seule fois. Maintenant, du haut de ses vingt-trois ans, il se dit que c'est la vie.  Alors Jaesoo ne comprend pas lui-même pourquoi il en parlait autant. A-t-il jamais eu besoin de plus que son père ? Plus que cet homme qui lui a tout donné ? Qui a tout appris à faire pour qu'il ne manque de rien ? Il prend conscience, soudain, qu'il a toujours été la priorité de son unique parent. Il espère vraiment qu'il lui rend bien.

Ah, tout cela est trop pénible. Jaesoo se lève et s'étire pour soulager un dos fatigué d'être arqué au dessus d'un flot de pensées qui n'en finit pas. Parfois, il se demande comment il fait pour écrire autant. Comment faire, alors, pour trouver ce qu'il cherche ?
Il se verse un verre d'eau, histoire de ne pas se dessécher lors de sa mission d'archéologue, puis, tristement, se laisse à nouveau tomber sur son lit tel un déchet rejoignant la poubelle. Au diable le carnet qu'il était en train d'examiner, il avait à peine treize ans de toute façon. Bien trop tôt pour ce qu'il doit trouver. Il s'y remet.
Sa lecture est ponctuée de soupirs incessants. Il passe les commentaires sur la belle-mère qu'il a eu pendant plusieurs années avant que cette connasse ne quitte son père pour une raison qui lui est encore inconnue. Il préfère ignorer aussi les problèmes qu'il avait avec sa première petite amie sérieuse, contés avec vulgarité. Huit mois, et puis finalement il ne l'aimait pas. Tout cela est si peu intéressant... Si peu... Et ses paupières se font tout à coup très lourdes.

Lorsque Jaesoo se réveille, ses yeux s'ouvrent sur le coin froissé de ce qui lui semble être la millième partie de son autobiographie. Il ne veut même plus y toucher. Se frotter les yeux, bailler, s'étirer comme il l'a fait cent fois dans la journée, secouer sa tête pour être sûr de ne plus s'assoupir... tout lui demande un effort sur-humain. Son corps et son esprit sont engourdis par le film long de trois heures déjà qui relate sa vie.
Une douche brûlante et un Burger King règlent partiellement le problème. Partiellement car rien ne fait disparaitre l'effroi qu'il ressent à l'idée de reprendre sa lecture. Une grande inspiration l'aide à poser les yeux sur la page froissée laissée à l'abandon plus tôt et qu'il ne tente même pas de sauver.
Et enfin, au détour d'une phrase qui lui parait désormais vide de sens, il trouve. C'est cette page, c'est ici.
"Y avait aucune raison pour qu'il se mette en colère, j'allais pas mourir. Je suis pas débile."
Ah oui, une excursion entre potes qui avait bien failli mal tourner. Ça heurte légèrement l’ego de contredire son Moi de seize ans mais si, complètement débile. A l'époque, il était un brin casse-cou et il ne s'en inquiétait pas, seul son père s'en inquiétait vraiment, justement. Il aurait eu l'air malin s'il s'était fracassé le crâne en tombant dans cette espèce de ravin où sa bande d'amis aimait traîner et faire les cons.
"Je l'ai jamais vu si énervé. Il devrait être content que je sois en chaire et en os, plutôt. Tout son corps tremblait presque, je sais pas ce qui lui est arrivé. Est-ce qu'on peut trembler autant de colère ?"

Oui, on peut. Maintenant il le sait. On peut.

Quand on développe la maladie de Parkinson.

Quand on a cette maladie là, les premiers symptômes sont généralement les tremblements d'un membre, au repos ou en cas de nervosité. Oui c'était bel et bien les prémices de ce qui allait détruire ce qui reste de sa famille. C'était donc l'été de ses seize ans que tout a commencé, qu'il a vu son père perdre sa santé de fer à petit feu. Qu'il a commencé à réellement voir le monde tel qu'il est. Que sa raison d'exister a véritablement pris sens. Qu'il a soudainement dû grandir pour pouvoir s'occuper correctement de l'homme qui l'a elevé. A cet âge peut-être avait-il trop d'espoir : il voulait devenir médecin pour soigner son père. Une raison bien noble. Désormais il est certain qu'il ne changera pas le monde seul, qu'il lui faudra des années pour ne serait-ce qu'exceller dans le domaine de la chirurgie s'il y parvient un jour. Qu'évidemment, il lui faudra d'énormes moyens pour entamer des recherches. Mais il fera ce qu'il pourra avec les meilleurs intentions du monde.
Alors ça lui bouffe tout son temps. Quand il n'est pas en cours ou à l'hôpital, il s'occupe de son père qui est maintenant bien rongé par la maladie et s'accorde peu de temps pour lui. Mais ça lui va. Parce qu'il l'aime et qu'il lui doit tout.

C'est sans vraiment réaliser sa colère qu'il jette l'affreux témoignage d'un geste. Il ne le regarde même pas voler à travers la pièce et s'écraser sur le mur d'en face, il ne veut plus voir ça aujourd'hui. Il essuie ses larmes avec la paume de ses mains. Ca fait vraiment longtemps qu'il n'a pas simplement arrêté de s'inquiéter. Bien trop longtemps.