Certaines victoires ont un goût amer. C'était l'une de celles-ci pour Justin. Parce qu'ils n'avaient gagné que de justesse, parce qu'il n'avait pas joué aussi bien qu'il aurait du et qu'il avait manqué ce foutu home-run qu'il n'aurait jamais du manquer, parce que Dong-Il s'était blessé alors qu'ils avaient définitivement besoin de lui pour le prochain match. Ce n'était pas une victoire parfaite. Mais il était un joueur professionnel à présent, et il n'y avait jamais vraiment de victoire parfaite à ce niveau. Les adversaires étaient doués et se donnaient à fond. Ce n'était plus aussi simple que dans l'équipe du lycée, ou de l'Université. Il finirait par s'y faire, à ces victoires arrachées sur la dernière manche, mais il aurait du mal à se défaire de son amertume. Surtout quand il n'avait pas l'impression d'avoir fait de son mieux. Il ne donnait définitivement pas assez du sien à l'entrainement et ça se ressentait. Et la cigarette, il fallait qu'il arrête la cigarette. Son père le lui répétait depuis qu'il avait commencé à fumer, et son coach le lui ressassait maintenant tous les jours. Et alors qu'il s'était éclipsé un instant par la porte de service du bar, il entendait sa voix nasillarde dans sa tête. « Justin, arrête de faire n'importe quoi! Blablabla mauvais pour le souffle blablabla ton rêve blablabla Un grand sportif ça ne fume pas blablabla ai un peu de volonté blablabla »...

L'effet se rapprochait un peu de l'hypnose et aurait presque réussit à le dégoûter du goût de la clope. Penser à son coach à chaque fois qu'il posait une clope sur ses lèvres n'était pas franchement la chose la plus agréable. Surtout après le sexe. Mais ça, c'était une autre histoire. Justin n'était pas de ces gens qui prétendaient ne pas être accro et pouvoir arrêter la clope quand ils voulaient. Non. Il avait admis sa faiblesse assez vite et s'était contenté de réduire le rythme autant que possible. Cette année le stressait pourtant, et le voilà qui se remettait à fumer dès qu'il avait un break. L'avantage était qu'il n'en avait pas beaucoup. Mais la soirée avait à peine commencée, donc il se retrouvait là, seul dans une ruelle stupide alors que ses potes fêtaient dignement leur victoire dans le bar. Il les rejoindrait bien assez vite, et serait de toute façon ivre avant le reste du groupe. Ca, c'était une habitude qu'il ne perdait pas.

Pourquoi il fumait seul dans son coin à cet instant précis? La culpabilité de n'avoir pas donné le meilleur de lui-même pendant le match était une bonne excuse. Même une très bonne excuse. Mais c'était surtout parce qu'il avait besoin de deux secondes pour respirer avant de passer la soirée à prétendre que tout allait bien. Qu'est-ce qui rendait l'exercice si difficile? Son épuisement à force d'enchainer cours à la fac et entrainements... Et la présence d'Aby. Elle ne faisait pas tout, non, bien sûr. Mais il n'avait juste pas le cœur à ça quand elle était dans les parages. Parce qu'il se rendait peu à peu compte que, pour la première fois dans sa vie, il n'arrivait vraiment pas à surmonter une rupture. Il faut dire qu'il n'en avait pas vécu beaucoup, de "rupture", vu qu'il n'était pas un grand adepte du couple de façon générale.

Sortir pour fumer seul n'était peut-être pas une bonne idée au final, il ne faisait que ressasser son amertume. Avec un soupir un peu dépité, il écrasa sa clope avant de la jeter, inspira un grand coup, et se décida à rentrer. L'alcool avait généralement un effet positif sur ses angoisses, sa mémoire, et sa capacité à ruminer. Si par effet positif on voulait signifier une anesthésie quasi-totale. Les mains dans les poches, il retrouva le groupe, ignorant le regard accusateur de leur entraineur et rejoignant les autres joueurs pour récupérer son shooter dans le mètre qui venait de leur être offert. Quand il tourna la tête après avoir avalé la vodka d'un trait, il croisa le regard d'Aby et se maudit intérieurement. Il n'avait plus le choix. Il devait aller lui parler. Sinon, elle pourrait se douter de quelque chose. Il afficha donc son sourire le plus confiant et s'avança vers la splendide cheerleadeuse. God help me, I'm not over it... Et après l'avoir saluée à la mode coréenne en respectant une certaine distance de sécurité, il ne put que tenter de lui faire la conversation comme si de rien n'était. Parce qu'il voulait avoir l'air crédible. Et qu'il voulait qu'elle croit qu'il était passé à autre chose. Envie légèrement contradictoire avec celle qu'il avait de se remettre en couple avec la jeune femme... Mais Justin n'avait jamais été très bon pour prendre des décisions logiques. « Alors, ça se passe toujours bien avec l'équipe? » lui demanda-t-il dans leur anglais natal. Question banale, question facile, question décevante... Mais pour l'instant il faisait de son mieux pour ne pas lui poser des questions un peu déplacées pour l'occasion. « Je n'ai malheureusement pas l'occasion de t'entendre progresser, mais je suppose que tu parles coréen couramment maintenant..? » Et une partie de lui priait pour que ses coéquipiers viennent le tirer de cette discussion en insistant pour le faire boire, mais une partie de lui voulait définitivement rester là à parler à Abygail comme si c'était la chose la plus simple au monde.

« Bien  joué les filles ! Ce soir, pour fêter la victoire, on sort sur Gangnam ! »

Les victoires, ça fait toujours plaisir. Je ne m’attendais pourtant pas à fêter ça ce soir, je suis tellement fatiguée. Mais c’est la tradition dans l’équipe, du moins, ça l’est depuis que j’ai intégré les cheerleaders des Doosan Bears. Même lorsque l’équipe ne gagne pas, on finit tous au bar pour se soûler, comme si c’était utile. Je ne voulais pas avoir l’air rabat-joie et faire mon associable.

J’ai regardé chacun des hommes de l’équipe monter un à un dans les taxis que les managers avaient commandés. Il faudrait croire que la victoire était prévue. Je regardai surtout Justin monter dans cette voiture noire. Je l’observai du coin de l’œil, tout comme je l’ai fait pendant le match. Il n’avait pas été aussi bon qu’il ne l’était autrefois, mais ça, je ne peux pas le lui reprocher, on a tous des coups de mou à un moment donné. J’ai été pareille ce soir, médiocre dans mes performances. Malgré tout, nous avons tous gagné. Je monte à mon tour dans un des taxis, celle qui est avec moi lui indique la direction à prendre et nous voilà en route.

« Ça va Aby ? »

« Oui… Juste un peu fatiguée… »

Ce n’était pas la seule raison qui me laissait évasive de la sorte mais à chaque fois je parvenais à échapper à ces soirées dans la même pièce que Justin. Soit parce qu’on se sépare en groupes de potes, soit parce qu’avec les filles on préfère faire nos soirées bien spéciales. Mais ce soir, si j’ai bien compris, c’est tous ensemble et c’est la boîte qui paye. Ça devrait me réjouir, m’éclater sans dépenser un centimes, c’est le rêve de tous, mais non, avec Justin, je sais que ça va mal tourner. Je ne sais pas pourquoi j’ai ce pressentiment. Je tente de me convaincre que ça va aller si je parviens à éviter son regard ou même simplement sa personne. Il va y avoir du monde après tout.

Après un bon quart d’heure passé dans le véhicule, on arrive enfin. Je descends et je me précipite vers l’intérieur du bar, la chaleur de dehors est si étouffante que la climatisation ne pourra pas me faire du mal. Je vais m’asseoir à une table entre deux de mes collègues pour éviter tout problème. L’une d’elle me demande ce que je veux boire.

« Un Jack-Coke, s’il te plaît. »

Je la regarde s’éloigner et mon regard se pose alors sur mon ex petit ami qui rentre dans le bar. Je suis sûre qu’il était encore en train de fumer, histoire de changer les bonnes habitudes. En réalité, ça ne m’a jamais vraiment dérangé, mais il faut bien trouver des choses à redire sur la personne avec qui l’on n’est plus. Le bar a décidé d’offrir un mètre de shot histoire de nous féliciter pour la victoire. En soit, les mecs devraient être les seuls à y avoir droit, nous on a fait notre show mais on n’a rien gagné. Les filles de ma table se lèvent à leur tour pour aller boire leur shot, on me fait signe de venir mais je préfère rester en retrait, attendant toujours mon verre. Mon regard croise alors celui de Justin. Shit. Et pourquoi il s’avance vers moi ? Non, s’il te plaît, sois un bon garçon et fais comme on fait depuis presque six mois : ignore moi.

Raté. Il s’avance vraiment vers moi et me questionne. Des questions un peu bancales et banales, mais soit.

« Avec l’équipe ? Oui, ça se passe bien. Et j’ai progressé en coréen, effectivement. »

Pas un mot de plus, de la froideur dans mes mots. J’ai de la rancœur, sans vraiment savoir pourquoi. On avait décidé de rester en bons termes, ce sont mes mots, mais je n’arrive pas à être en sa présence sans repenser à ce qu’on a vécu lui et moi. Ma collègue qui devait me ramener un verre revient finalement, dépose mon verre sur la table et s’en va, le regard l’air de dire qu’elle veut nous laisser tranquille. Je lui fais les gros yeux, mais c’est trop tard, elle est partie. Je n’ai pas le choix, donc, je vais devoir faire la conversation avec Justin. Je lève mon verre.

« Eh bien… A votre victoire ! C’était juste, mais vous avez fini par gagner le jeu. »

Je bois presque d’une traite mon verre tellement la situation est gênante. J’ai plein de question à lui poser, mais je ne veux pas qu’il pense de moi que ça m’inquiète ou m’intéresse encore. Ce n’est pas le cas. Je suis passée à autre chose, enfin… Si on peut dire ça comme ça. Ce que je ressens pour Taehyun c’est de trop. Il a une copine maintenant…

« Donc… comment se passent tes cours ? Je suppose que tu continues encore cette année ? »

Spoiler:

Justin n'était définitivement pas le mec avec le plus de tact au monde. Il n'était pas de ceux qui lisent entre les lignes et qui comprennent à coup sûr les sous-entendus. Si on voulait être sûr qu'il avait capté un message, il valait mieux lui communiquer celui-ci franchement. Mais pour le coup, la froideur d'Aby avait quelque chose de très franc, et de très clair. Reçu cinq sur cinq. Elle n'avait pas envie qu'il monopolise son temps. Le problème était qu'il ne comprenait pas bien pourquoi. Certes, ils avaient rompu et toute discussion semi-anodine entre eux se devait d'être malaisante, mais il avait tenté, et il ne comprenait pas bien qu'elle ne tente pas elle aussi. Après tout, ils avaient rompu d'un commun accord, ils étaient sensés rester "en bons termes" pour ce que ça valait. S'il n'était pas du genre à rester ami avec ses ex, c'était parce qu'il avait une fâcheuse tendance à les tromper avec la première bimbo qu'il croisait. Pour une fois, il n'avait pas fait la même bourde. Pour une fois, ils avaient rompu parce que... Il ne savait pas bien pourquoi. Parce que leur couple ne fonctionnait plus, ou ce genre de truc bidon. Alors non, il n'avait rien fait de mal, il faisait même de son mieux pour que tout se passe bien. Il n'avait pas mérité de se faire traiter comme le premier lourd venu. Et allez savoir si c'est par fierté ou juste parce qu'il voulait comprendre pourquoi Aby lui en voulait, mais toujours est-il qu'il ne lui fit pas le plaisir d'abandonner aussi facilement. Sûrement était-ce son esprit de contradiction, allié à un soupçon de stupidité.

Et personne ne vint pour sauver la pauvre Cheerleader. Son amie lui apporta sa boisson mais la laissa en plan sans même essayer de s'immiscer. Aby était coincée avec lui, apparemment. Et elle s'en rendit compte, apparemment. Elle aurait pu fuir, bien sûr, mais tous les deux voulaient apparemment prétendre qu'il n'y avait aucun soucis et qu'ils étaient capables de faire la conversation comme si de rien n'était. A croire que Abygail avait aussi peu de bon sens que lui. Et elle leva son verre à leur victoire. Mh. Pas une victoire dont il était spécialement fier, mais tout était un bon prétexte pour boire. Au moins l'alcool lui ferait oublier à quel point c'était étrange de parler avec elle. Le risque étant qu'il raconte n'importe quoi et que cela rende tout encore plus malaisant pour la prochaine fois. Mais ce n'était pas le moment d'y penser. Pour l'instant, il se contentait de faire un geste au serveur, qu'il connaissait peut-être un peu trop bien, pour qu'il lui serve quelque chose à lui aussi. Qu'il puisse boire à sa victoire.

A elle à présent de faire l'effort de lui poser une question. Une question banale, qui ne demandait pas trop d'implication personnelle. Parce que chacun se renvoyait la balle, et qu'aucun ne voulait avoir l'air de trop s'intéresser à la vie de l'autre. Même si c'était clairement un mensonge, du côté de Justin en tout cas. Il haussa les épaules. Hors de question qu'il admette que sa vie était un grand n'importe quoi, elle le savait déjà bien assez.

« Oui, je continue. Ca n'est pas évident, mais j'ai réussi à valider ma première année alors il n'y a pas de raisons pour que la seconde se passe mal... »

Il y avait des raisons. Notamment le fait qu'il avait plus envie de dormir que de bosser, qu'il avait décidé de favoriser le boulot et les entrainements plutôt que les études cette année, et qu'il sortait un peu trop dans le but non-avoué de ne plus penser à son ex. Mais elle n'avait pas besoin de savoir tout ça.

« Mais bon, le baseball passe avant, bien sûr. »

Parce que le baseball passait avant tout.

D'un mouvement de menton, il remercia la personne qui venait de lui apporter son verre. Le silence s'installa un instant alors qu'il fouillait son cerveau à la recherche d'un sujet de conversation non compromettant. Et de toute évidence, il avait du mal. Il avala une bonne gorgée de ce qui s'avéra être un Mojito. Très bon choix. Il ne restait plus qu'à laisser agir, et il n'aurait bientôt plus aucun filtre.

« Les Etats-Unis te manquent pas trop? »

Oups, ce n'était pas forcément le meilleur sujet à aborder. C'était de sa faute si elle était venue ici, mais il se demandait pourquoi elle était pas repartie faire carrière dans leur pays natal une fois qu'ils s'étaient séparés. Probablement parce qu'elle avait réussi à arracher le poste pour lequel elle avait tant donné d'elle-même... Probablement parce qu'il y avait l'autre. Mais ça, il préférait ne pas y penser.