Fears & Tears

J’avais accepté ce boulot parce que j’étais tombée amoureuse de cet établissement dès son ouverture. Je n’y faisais que quelques extras, mais je passais souvent de bons moments malgré un patron un peu trop étouffant. Je me sentais épié sans arrête, comme s’il attendait le moindre faux pas venant de ma part pour me mettre à la porte. C’était le seul point négatif. La clientèle était un peu plus chic que dans mon petit café et certains connaissaient même mon beau père. Je devais être irréprochable, je ne voulais pas que son image soit entachée à cause de moi.  Je n’avais vraiment pas besoin d’argent, mais je ne pouvais pas vivre au crochet de ma famille le restant de mes jours. J’avais dit non à Harvard mais la Yonsei était assez bien cotée également. Être riche ne m’empêchait pas de travailler, de me salir les mains, et le métier de serveuse me plaisait en attendant de pouvoir exercer celui d’avocate.

J’adorais le contact avec les gens, et ils me le rendaient bien. Alors je n’avais pas hésité à me lancer ici quand on me l’avait proposé. Hyun Soo n’était pas facile, mais ce restaurant était son petit bébé et je pouvais comprendre qu’il soit stressé mais il devait me laisser respirer. Il me mettait mal à l’aise plus qu’autre chose ce qui allait finir par me faire faire des erreurs. Je ne pouvais pas le lui dire, il m’aurait sûrement mis à la porte immédiatement.
Alors je prenais sur moi, je gardais mon sourire et tentait d’ignorer sa présence et ses remarques. Rien n’allait jamais parfaitement, mais il devait me laisser faire mon travail.
Il m’avait parfois rendu complètement folle, il m’avait même donné envie de démissionner, mais j’avais tenu le coup parce qu’il avait besoin de moi. Il ne le disait jamais, mais la salle était toujours remplie et le personnel parfois un peu trop réduit.
Il mériterait quelques gifles parfois histoire de faire redescendre la pression mais je ne comptais pas être celle qui allait m’y risquer. Hyun Soo était ce qu’il était mais il avait réussi à ouvrir ce restaurant et je le respectais énormément.

Mes cheveux toux attiraient les regards et je commençais à avoir l’habitude des regards, je n’y faisais plus trop attention. En revanche, je ne supportais pas que l’on me touche sans mon accord. Et un homme semblait y prendre du plaisir. Je l’avais prévenu une fois de garder ses mains dans ses poches, mais il avait sûrement trop bu et il ne m’entendait pas. Ses collègues dans un état d’ébriété avancé l’encourageaient à continuer et je commençais à me sentir en danger. Je ne me souvenais pas de mon agression lorsque j’étais plus jeune, mais j’en ressentais la même peur. Mon cœur commençait à s’emballer et je repoussais son bras avant que sa main ne se pose sur mes fesses. J’étais serveuse pas strip teaseuse. Je commençais à hausser le ton. Je ne voulais pas me faire remarquer dans le restaurant, mais je n’arrivais plus à me contrôler. Je sentais mon corps entier trembler en priant que quelqu’un me vienne en aide. Je cherchais Hyun Soo du regard. J’avais vraiment besoin de lui à cet instant.

Fears & Tears

Le service touche presque à sa fin ; c’est le dernier coup de feu. Tel un chef d’orchestre, tu diriges tes employés de cuisine. Attention, il ne faut pas que la crème entre ébullition. Si personne ne retire les génoises du four, elles seront trop sèches et immangeables. Allez, du nerf. On s’active, on court. Interdiction de relâcher ses efforts jusqu’à ce que tous les desserts soient servis. Non, non, non. Ce n’est que lorsque les premières assiettes reviennent, vides et avec les compliments de plusieurs clients, que tu sais que tu peux souffler. Encore une soirée couronnée de succès… Ce constat t’arrache un sourire fatigué. Tu es habitué à toute cette pression, mais même après des années de métier, elle continue de t’épuiser. Heureusement, l’effervescence commence à retomber. Plus aucune commande n’arrive, on n’envoie plus que des cafés. Ton second pourra gérer. Tu te sépares donc de ton tablier et rejoins la salle qui se désemplit peu à peu. De nouveaux mots de remerciements te sont adressés et te remplissent de fierté. Ce restaurant, c’est la preuve que tout ton travail a payé, que tes sacrifices n’ont pas été en vain. Rien ne doit venir gâcher cette réussite à laquelle tu es si difficilement parvenue. C’est pourquoi, lorsque tu croises le regard paniqué de l’une de tes serveuses, tu te pares instinctivement d’un air contrarié. La moindre ombre au tableau t’est insupportable, et ton premier réflexe est de tout mettre en oeuvre pour la dissiper. « Bae, la vaisselle ne va pas se faire toute seule. On a besoin de toi à la plonge. » Arrivé à la hauteur de la table que la rouquine servait, tu fais signe à cette dernière de s’éloigner. Le client à ses côtés, que ton apparition semble importuner, grommelle quelques mots grossiers ; tu fais mine de ne rien entendre et commences à débarrasser les couverts que Jordan a laissés. Mais lorsque tu te penches pour attraper une assiette, tu te saisis de l’épaule de l’homme et tu n’oublies pas de chuchoter quelques mots : « Si votre main se pose encore sur la cuisse de quelqu’un, je vous la tranche. J’ai de très bons hachoirs en cuisine. » Tu prononces ces mots les plus calmement du monde et les accompagnes d’un sourire courtois. Sur ces paroles, tu t’inclines et te retires vers le foyer. C’est là que Jordan s’est réfugiée, visiblement troublée. Un peu plus tôt, sa détresse t’a interpelée ; mais tu as préféré ne pas t’attarder. La nécessité d’intervenir le plus rapidement possible t’a alors bien aidé. Mais maintenant que l’urgence est passée, tu n’as plus de prétexte pour ignorer ces deux yeux grands angoissés. S’ils te mettent si mal à l’aise, c’est parce qu’ils te sont familiers. C’était avec eux que ta femme Ha Young te regardaient quand tu haussais le ton pour lui parler. Ils te fixaient encore quand tu l’agrippais par le poignet et l’empêcher de s’en aller. Tu secoues la tête pour chasser ces pensées, mais ton regard tombe à nouveau sur Jordan. Tu te décides à lui verser un verre d’eau et à lui tendre. Ce sera la seule gentillesse que tu te permettras. Tu n’as jamais été tendre avec tes employés, même si tu estimes que personne d’autre que toi ne peut les ennuyer. « C’est bon, non? Il ne s’est rien passé… » Objectivement, tu ne te trompes pas tout à fait. Mais la gêne qui est palpable dans l’atmosphère dit assez que ce n’est pas complètement la vérité.

Fears & Tears

J’avais envie de hurler, mais j’étais incapable de bouger, j’étais paralysé sous les doigts de cet inconnu qui se croyait tout permis. Je n’étais pas le genre de femme à me laisser faire, à me faire marcher sur les pieds. J’avais du caractère, je pouvais me défendre toute seule, mais à cet instant mon passé me submergeait et je n’étais plus qu’une poupée de chiffon. La voix de mon patron me fit sursauter, et reprendre mes esprits. Je m’éloignais rapidement, les mains encore tremblantes. J’avais envie de m’enfuir, j’avais honte de ne pas avoir réagi, mais mon service n’était pas terminé. Je devais me reprendre si je ne voulais pas me faire virer. Je n’avais pas besoin de ce boulot, mais je l’appréciais et je n’avais pas envie de m’en aller.

Hyun soo me faisait sursauter. J’avais l’impression d’être revenue quelques années en arrière, où j’étais encore une gamine craintive, encore traumatisée parce qu’il lui était arrivé. Je n’avais pas envie de lui faire face, je n’avais pas envie de m’expliquer, ou d’entendre que c’était simplement les aléas du métier. Je tirais mon bras vers moi en sentant sa main sur mon poignet. J’étais sur les nerfs et je ne voulais pas qu’il me touche, pas à cet instant.

Je gardais mes distances, mais j’acceptais le verre d’eau qu’il me tendait. J’avais du mal à le tenir, j’étais prêt à le lâcher à chaque seconde. Je n’arrivais pas à me remettre. Je devais laisser tout ça derrière moi, mais chacun de mes souvenirs me revenaient en tête et je me sentais tellement sale. Je posais le verre pour éviter de le briser. Je plongeais mon regard dans le sien en entendant ses mots. Il ne comprenait rien, comme tous les autres hommes. Tout lui paraissait presque normal.

« Il ne s’est rien passé ? Mon corps m’appartient et je décide ce que j’en fais. Je décide de qui a le droit de me toucher ou non. On ne se permet pas de toucher une femme sans son accord. »

Pourquoi est-ce qu’ils avaient tant de mal à comprendre que nous n’étions pas des objets, ou que nous n’étions pas à leur service. Je ne supportais plus cette image arriérée de la femme.

« Le garçon qu’on aime ne doit pas croire que tout lui ait permis, qu’il peut vous forcer à faire quelque chose dont vous n’avez pas envie. C’est comme ça que ça fonctionne. L’amour n’autorise pas les viols. Et c’est comme ça que ça commence… avec des types comme ça… Alors non. Il ne s’est pas rien passé. »

On ne se parlait pas vraiment. Il me donnait des ordres, je les exécutais, on échangeait quelques politesses. Rien de personnel, et là je lui faisais une tirade sur ce qui était bien ou mal. Normalement, il n’aurait pas dû avoir besoin de moi pour comprendre ça. Mais il était comme les autres. Je ne voulais pas me livrer, je ne voulais pas qu’il remarque mes faiblesses, il pourrait s’en servir contre moi.

Fears & Tears

« Quoi…? Je-…? » La violence avec laquelle Jordan te répond te désarçonne. Tu ne t’attendais certes pas à des effusions de joie, mais une vague marque de reconnaissance aurait été la bienvenue. C’est tout de même la réputation de ton établissement que tu viens de jouer. Or, au lieu de te remercier, on pointe sur toi un doigt accusateur et on te rend responsable de tous les maux du monde. La logique des propos de la serveuse t’échappe. L’air sceptique et un sourcil haussé, tu tentes tant bien que mal de la reconstruire. Mais le sens qui en ressort te déplaît ; tu décides donc de laisser tomber. « Je voulais seulement t’aider. Visiblement, j’ai échoué. Tu sais quoi ? Prends le reste de ta soirée ; pour les trente minutes de service, on devrait pouvoir se débrouiller sans toi. » Tu voudrais pouvoir t’en tenir là, tourner les talons puis faire comme si de rien n’était. Mais les paroles de la jeune femme résonne dans ton esprit. Un de ses mots a un écho tout particulier : « il ». Ces deux lettres ne désignent pas que le monstre que tu viens de chasser. Mais cela pourrait être n’importe qui - un de ses ex-petit-amis, le premier passant dans la rue, toi. Et toi, t’en as marre. Marre de t’entendre répéter que tout est de faute, marre d’être considéré comme le pire des criminels alors que la seule erreur que tu as commise, c’est celle d’avoir trop aimé. Puisque personne n’est là pour prendre ta défense, tu dois t’en charger. « Je ne sais pas ce que tu sous-entends, mais je ne suis pas comme l’autre pervers. Au cas où cela t’aurait échappé, c’est pour l’empêcher d’aller plus loin que je suis intervenu. Cela ne fait pas de moi un héros, ni un saint. Mais je vaux au moins un peu mieux que ce dégénéré, non ? » Tu prends peut-être les choses trop personnellement. Perturbée par ce qui lui est arrivé, Jordan a sans doute parler sous le coup de l’émotion et dit des choses qu’elle ne pensait pas. Mais même si c’était le cas, la jeune femme a touché une corde sensible. Reprendre le ton professionnel sur lequel vous avez coutume d’échangé te paraît difficile après cela. Ce mélange des genres te déplaît. Ta carrière, c’est la seule chose que tu as l’impression de gérer depuis que ton mariage s’est effondré. Il faut croire qu’au final, tu rates réellement tout ce que tu fais. « Tous les hommes ne sont pas des ordures. Si tu penses cela de moi, alors je ne vois pas pourquoi tu travailles encore avec moi… »

Fears & Tears

Mon passé me revenait en pleine tête et avait réveillé ma rage. Mon patron n’y était pour rien, mais ses paroles m’avaient piqué. Je n’aimais pas cette façon qu’il avait de prendre les choses à la légère. Il ne s’était rien passé, mais ce n’était pas une raison pour minimiser ce genre d’actes, bien trop habituels. Je ne voulais pas passer mes nerfs sur lui mais lui faire comprendre qu’à partir du moment où on acceptait ce genre de chose, on était comme tous les autres. Je voyais bien qu’il n’arrivait pas à comprendre pourquoi je me mettais dans cet état, et ce n’était pas évident à expliquer.

« Oui je pense que c’est une meilleure idée. Merci. »

J’avais envie de rentrer chez moi et cette fois ci, je me fichais de ne pas être payé. Je me sentais sale, je voulais retirer ces vêtements et les mettre à la poubelle. C’était peut-être excessif mais les souvenirs de cette soirée, je n’arrivais pas à les enfouir. Je ne pouvais pas effacer ce qui m’était arrivé, mais je ne voulais pas que des types comme lui me le rappellent.
Je soupirais légèrement, j’étais allé un peu trop loin avec lui et je pouvais comprendre qu’il se sente attaqué. Je détachais ma queue de cheval pour laisser mes cheveux retomber le long de mes épaules. J’étais épuisée.

« Je suis désolée, merci d’être intervenu. C’est juste que …dire que ce n’est pas si grave, ça m’a mise hors de moi. »

Je ne lui en voulais pas vraiment finalement, sa réaction avait été banale. Il n’avait pas cherché à se mettre à ma place. Ce genre de chose ne devait pas lui arriver ou les hommes se sentaient flattés dans ces cas-là, personnellement, je me sentais en danger. J’adorais ce travail et je ne voulais pas que ce genre de client me gâche cette envie. Je ne voulais pas me laisser faire, mais je m’étais sentie tétaniser sous le coup de l’émotion.

Bien sûr que non tous les hommes n’étaient pas des ordures, j’en avais rencontré des biens. Il était mon supérieur et notre relation devait rester professionnelle, je ne devais pas laisser mes sentiments prendre le dessus, sinon il allait finir par me mettre à la porte. J’aimais venir ici, c’était un bel endroit et en temps normal je m’y sentais bien, ça me sortait la tête des études.

« Je travaille ici parce que j’aime votre restaurant et que vous êtes quelqu’un de professionnel, un peu difficile, mais professionnel quand même. Et je sais que mon allure plait aux clients. »

Je n’avais pas à déballer ma vie privée, il n’avait sûrement pas envie de l’écouter non plus. Je terminais mon verre d’eau plus calmement. J’avais honte de partir avant la fin de mon service, je voulais qu’il sache que j’étais une personne de confiance et qu’il pouvait compter sur moi.

« Je vais terminer… je n’irais simplement plus servir cette table. »

Je rattachais mes cheveux en soufflant doucement, mes mains avait presque arrêté de trembler. Je plongeais mon regard dans le sien.

« Peu importe le geste, ça sera toujours grave. »

J’insistais sur ce point au cas où la situation venait à se reproduire avec d’autres filles.