Sixte n’avait jamais eu énormément d’amis. Le cocon dans lequel elle avait toujours vécu l’avait empêché de se construire à l’extérieur de ses frères, de sa famille. Le peu de personne auxquelles elle avait eu accès n’étaient que des amis ou connaissances de ses frères. Et bien qu’elle soit très sociable, elle avait aussi tendance à se refermer rapidement quand les choses n’allaient pas dans son sens, ce qui avait fortement restreint son cercle d’amis. Alors quand Tian l’avait abordé sur le campus, lui avait parlé d’art, elle s’était instantanément emballée. C’était l’occasion. Oui, c’était l’occasion d’avoir des amis par elle-même, d’évoluer dans une construction sociale différente. C’était l’occasion d’exister sans ses frères, d’exister par elle-même. Tian l’avait vu pour elle-même, lui avait demandé de poser à elle, et non pas à la  « sœur Jeon ». Il n’était pas question de ses frères. Elle ne serait plus seulement la sixième. Elle serait une personne à part entière. C’était comme une seconde chance. Tian lui offrait une seconde chance. Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’elle se préparait à rejoindre son nouvel ami. Elle venait de sortir d’un cours d’amphi plutôt fatigant, c’était l’art au Moyen-Âge, et ce n’était clairement pas sa matière préférée. Mais la perspective de rejoindre un ami partageant la même passion suffit à lui redonner le sourire et faire disparaître sa fatigue. Elle se saisit de son téléphone afin d’envoyer un message à Tian. « Coucou, j’arrive dans dix minutes, mon cours s’est un peu attardé. 16 :30 envoyé » Après avoir rapidement rangé ses affaires, elle se dirigea vers le bâtiment H où elle avait rendez-vous dans une des salles avec Tian. Elle avait presque couru, si bien qu’elle du reprendre son souffle avant d’entrer dans la salle. Elle était bien trop impatiente. Dès qu’elle entra, son regard fut happé par un chevalet et la toile d’un blanc immaculé qui y était posée. Puis son regard se posa sur la touffe brune qui semblait s’affairer plus loin dans la pièce. « Tian ! » s’exclama-t-elle, incapable de cacher son enthousiasme et son excitation. – L’amitié nait lorsqu’on a pour l’autre une estime supérieure à celle qu’on a pour soi-même.

J’apportais la dernière touche à une toile. Nul besoin du modèle pour tracer les derniers traits et ajouter le peu de couleur qui manquait, je me laissais porter par l’envie, l’émotion et les souvenirs. Dessinant et peignant tout ce qui semblait donner vie à ce tableau sous le regard averti du peintre que j’étais. Mais quel peintre ? Un raté sans doute, n’ayant pas même su obtenir son diplôme avant d’errer comme un mendiant sur le continent américain pour finalement me perdre dans le pays du matin calme. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que les femmes qui semblaient d’ordinaire si pudique répondaient avec joie et se dévêtissaient sans plus de cérémonie. Et elle… elle m’avait touché, ce regard innocent et pourtant bien plus profond que la plupart de ces jeunes filles qui pressaient le pas pour juste se pavaner en tenue d’Eve sous mes yeux. Elle transpirait la fragilité, exhalait la douceur et dégageait une aura si particulière que je n’avais pu m’empêcher de lui poser la question. Et contre toute attente, elle avait accepté. Mais si j’achevais mon tableau pour le laisser sécher avant de prendre le chemin du campus pour la rejoindre, j’ignorais que la compréhension nous avait fait défaut. Le sourire aux lèvres, je poussais le battant pour préparer la salle dans laquelle nous avions rendez-vous pour qu’à son tour, je ne finisse par l’immortaliser sur la toile. Même son retard me semblait insignifiant, rien ne pouvait venir faire de l’ombre à une opportunité que j’estimais d’une importance sans nom pour étoffer mes peintures. Et quelques minutes plus tard, ce fut mon prénom qui résonna dans la pièce, prononcé d’une voix fluette et douce, je me retournais vers Sixte, visiblement aussi enthousiaste que moi. « Mademoiselle la retardataire, il va falloir te rattraper ! Alors maintenant, va te mettre en place ! » Je lui indiquais du doigt le fauteuil que j’avais recouvert de tissus colorés et qui trônait au centre de la pièce. Mais je fus surpris lorsqu’elle y prit place… encore vêtue. « Sixte… qu’est-ce que tu fais ? »

Je fais virevolter mes cheveux et tu en tombes à la renverse. Mon regard a transpercé ta poitrine. Et tes intentions se sont perdues dans les boucles de mes cheveux. – Une moue se dessina sur son visage lorsqu’il mentionna son retard, elle détestait déplaire aux gens, encore plus à ceux qu’elle appréciait. Et alors qu’elle s’installait, le regard interloqué de son ami la rendit confuse. Qu’attendait-il d’elle ? Elle n’était pas certaine de savoir. Elle se pinça les lèvres, tandis que sa tête penchait dangereusement vers la droite, signe de son interrogation silencieuse. Attendait-il quelque chose en particulier ? Une pose peut-être ? « Eh ? » fut la seule interrogation capable de passer ses lèvres. Déjà qu’elle était en retard, si elle peinait à comprendre ce que voulait son ami, elle se sentirait encore plus honteuse. Ses yeux cherchaient alors un repère, ne pouvant accrocher son regard à celui de Tian. Puis soudain, elle jeta un regard au tableau qu’il était entrain de peaufiner avant son arrivée. Un nu. C’était un nu. Un doux et tendre rosé colora ses joues, sur ses lèvres fleurit un sourire gêné, et dans ses yeux s’allumèrent alors les étincelles de la pudeur. Elle devait poser nue. Ce n’était clairement pas quelque chose qu’elle avait prévu. Elle ne s’était jamais mise nue devant personne. Et même si elle avait une confiance aveugle en Tian, elle gardait cette honte, cette gêne de montrer son corps à un étranger. Montrer sa nudité, se montrer entière, avec ses marques et ses faiblesses. Voilà quelque chose qu’elle n’avait jamais fait. « Je…Je dois me mettre nue ? » questionna-t-elle innocemment, bien que certaine de la réponse de Tian. Elle inspira doucement, et expira légèrement plus bruyamment. « Je..je ne suis pas certaine que tu veuilles peindre ce que tu vas voir tu sais. »
Elle adorait l’art, elle vivait pour l’art. Mais l’idée qu’il puisse être répugné et ne veuille pas peindre toutes les formes, les marques, les cicatrices qui faisaient d’elle qui elle était l’effrayait. Voudrait-il capturer toutes les couleurs de son âme ? Les mains moites à l’idée d’être rejetée, elle s’attacha les cheveux. Puis, après un léger silence, elle enleva son haut, dévoilant alors les marques couvrant son ventre, et les légères cicatrices décorant son buste. – L’obscurité ne peut chasser l’obscurité, seule la lumière le peut. La haine ne peut chasser la haine, seul l’amour le peut. Et la noirceur de son âme ne peut être chassée que par la couleur de son être.