Les pots de peintures s'alignaient, certains entamés, d'autres déjà vides et quelques survivants, encore intacts et hermétiques. Si je n'étais pas partisan d'un environnement rangé au millimètre carré et d'une organisation militaire, c'était une volonté de vivre à mon rythme, et mon appartement trahissait ainsi la vie décousue d’un artiste qui peinait à joindre les deux bouts, au travers d'un lit défait, de toiles posées pêle-mêle et d'un mélange uniforme marquée par une présence soutenue dans une partie de mon studio aménagé spécialement pour les modèles qui y défilaient. Si j’avais un jour été charmé par le luxe d’avoir un réel atelier, l’envie n’avait été que passagère. J’aimais travailler chez moi, je m’y sentais à l’aise, et si je m'activais avec une modération certaine, ce n'était en aucun cas pour ranger, mais pour préparer les canapés et autres fauteuils qui encombraient un espace réduit pour la venue d'une demoiselle déjà habituée des lieux. Je savais quel tissu disposé sur le mobilier, quelle lumière utiliser, et quelle couleur se mariait avec son teint, mais ne vous fiez pas à l'intérêt que je portais aux détails, il n'était que le résultat d'un professionnalisme et d'une passion dans laquelle je me jetais corps et âmes. Ce ne fut qu’en levant les yeux vers l’horloge que je remarquais être en retard, la notion du temps m’était étrangère, défilant à une vitesse vertigineuse pour soudainement se figer dès lors que je tenais un pinceau entre mes doigts. Mais les aiguilles me narguaient sans cesser leur course folle avant que je ne décide d’enfin quitter les lieux pour retrouver l’un de mes modèles favoris. Je savais qu’elle ne me tiendrait pas rigueur de mon retard, tout simplement parce que je n’avais jamais été d’une ponctualité exemplaire. Mais si je marchais d’un pas lent et assuré, je m’inquiétais tout de même pour celle dont l’ébauche trônait encore fièrement sur mon chevalet. Peu importait nos années de différence, peu importait nos origines éloignées, je l’appréciais pour ce qu'elle m'offrait au travers de nos sessions, pour son tempérament et tout ce qu'elle représentait. Mais si je n’en disais rien, j’avais aussi pu entrevoir une partie de son âme. Si elle se mettait à nue chaque fois qu’elle posait, elle ne dévoilait pas que son corps, mais elle laissait aussi échapper une fragilité et une douleur criante sur laquelle je n’avais aucun pouvoir. Je n’étais qu’un peintre et si j’essayais de transcrire ce qu’elle dégageait, seules quelques aguerris savaient reconnaitre l’affliction dans des traits pourtant détendus. Sans bruit, je m’approchais du lieu de notre rendez-vous, un café dans lequel j’avais l’habitude de perdre du temps en agréable compagnie. Elle attendait patiemment que je ne daigne me montrer, et c’est le plus silencieusement que je me glissais derrière elle pour poser les mains sur ses épaules. « Je t’ai fait attendre ? » murmurai-je près de son oreille. Le sourire étira mes lèvres avant que je ne prenne place à sa table pour commander aussitôt un café. « Quelles nouvelles dans le monde de Mi Hee ? »