Goodbye sweets…
Depuis ma cachette, je l’entendais pétrir la pâte et préparer les gâteaux qui recouvriraient bientôt toute la table. Et moi, du haut de mes six ans je n’attendais qu’une chose : pouvoir me glisser furtivement à ses côtés et récupérer du bout des doigts le trophée de ma mission périlleuse. J’avançais à pas de loups, fière de savoir faire preuve d’une discrétion à toute épreuve, mais s’il faisait mine de ne pas m’avoir entendu, il savait pertinemment que je me glissais dans son dos. Alors lorsqu’il tourna les yeux vers moi, je ne pus retenir le rire qui explosa dans la pièce, entraînant avec moi celui de mon père. « Tu sais que tu n’as pas le droit de te trouver ici petite chipie ! » Il me réprimandait toujours avec ce ton doux et ce regard tendre, cette moue qui m’incitait chaque fois à venir lui rendre visite alors qu’il travaillait. « Je sais ! » Ce n’était pas la première fois, et c’était certainement loin d’être la dernière que je parcourais les quelques mètres qui séparaient notre maison de l’atelier de mon père, et au lieu de me renvoyer auprès de ma mère et mes frères, il m’attrapa pour m’installer sur le tabouret juste à côté de lui. Je surplombais désormais les cuisines et pouvais apercevoir chaque plan de travail enfariné. Mais si cette journée ressemblait à n’importe qu’elle autre, depuis quelques temps il m’était difficile de venir goûter aux pâtisseries de mon héros. Qu’importait si je tendais le doigt vers la patte ou les gâteaux, je faisais marche arrière devant le regard noir de mes parents. Je n’avais pas compris, je n’avais pas assimilé que ce qui me faisait baver d’envie avait le pouvoir de me terrasser. Et je n’échappais pas à cette lueur familière qui vint éclairer les prunelles de mon géniteur alors que le soupire d’impuissance succéda à la colère. Il se pencha alors vers moi, couvrant mes frêles épaules de ses larges paumes. « Alessia, tu sais que tu n’as pas le droit ? C’est trop dangereux pour toi tous ces gâteaux, mais je te promets que je travaillerais très dur pour que tu puisses avoir tes gâteaux à toi. D’accord ? En attendant, tu ne peux pas y toucher. » Et il m’expliqua, il prit le temps que personne n’avait jamais pris pour me parler de cette vilaine maladie qui me rendait plus fragile. Mais à partir de ce jour, je me faisais la promesse de rendre fier celui qui représentait mon monde.

Meet your father in haeven
Accoudée au plan de travail, je regardais les gestes d’ordinaire précis de ma mère devenir brouillons. Ses mains tremblaient mais je ne relevais pas, connaissant la raison de ces spasmes, je me contentais de l’observer, lui offrant un sourire bienveillant. Mais au fond je savais, que jamais aucun sourire ni aucune accolade ne pourraient la rendre heureuse. Il était parti, et il avait emporté avec lui un bout de chacun de nous. Il nous avait quitté brutalement et chaque seconde était une torture, devoir vivre et combler ce manque qu’il nous avait laissé relevait de l’impossible. Et ma douce mère ne semblait plus vouloir s’accrocher à quoique ce soit pour se relever. Alors dès que je le pouvais, je tentais de la soutenir, de me montrer présente alors qu’elle avait perdu l’amour de sa vie, l’homme dont elle nous contait l’histoire sans jamais s’en lasser. Mais derrière son chagrin, j’ignorais qu’elle avait déjà pris sa décision, qu’elle avait déjà scellé le destin de sa famille en même temps qu’elle s’était laissée rongée par la tristesse et la douleur de cette perte. Je n’eus pas plus de réaction alors qu’elle relevait le couteau, le regard dans le vide. Et je ne compris pas tout de suite lorsqu’elle tourna vers moi ses yeux bordés de larmes. « Mama ? Ça ne va pas ? » Le sourire étira douloureusement ses lèvres en même temps qu’une perle salée vint rouler sur sa joue. Cette vision d’elle si fragile, si vulnérable me brisait le cœur, et pas une seconde je n’aurais pensé qu’elle ait pu faire preuve d’une telle résolution. L’entourant de mes bras, je n’avais toujours pas compris que je lui donnais le feu vert. Mes yeux s’écarquillèrent en sentant la lame appuyer sur le coton de mon t-shirt avant de le percer et de découper la chair sur son passage. Elle me semblait glacée, et la douleur fut bien plus vive que ce que je pouvais imaginer. Les images des séries et des films s’imposèrent à moi, et je comparais ridiculement la souffrance légère représentée dans ces œuvres de fiction à celle qui je subissais et qui me coupa le souffle. J’aurais voulu hurler mais seuls des torrents de larmes m’échappèrent avant de m’effondrer sur le sol. J’avais beau compresser de mes mains la large plaie que ma mère venait de m’infliger, le sang continua de réchauffer mes paumes. Je suis désolée, il le faut… Ce furent les seuls mots que j’entendais de ma mère avant que je ne vois mon frère jumeau fuir devant cette scène irréaliste. Son nom résonna à mes oreilles, et elle partit à sa suite, affichant soudainement la folie qui l’étreignait. Les cris étouffés me parvenaient alors que je sombrais dans l’inconscience et l’impuissance se mêla à l’affliction jusqu’à ce que je ne laisse la fatigue prendre le dessus et que mes paupières ne viennent recouvrir l’horreur d’une maison baignant autrefois dans le bonheur.

Restart
« Comment ça va aujourd’hui ? » « Chut ! Pas si fort, vous allez le réveiller ! » Je réprimandais le médecin qui passait la porte de ma chambre pour la énième fois alors que Matteo s’était assoupi sur le fauteuil à côté de mon lit. Depuis quelques semaines seulement, j’avais rouvert les yeux sur le monde avec un nouveau souvenir désormais indélébile : une cicatrice qui ornait mon flanc droit. Par un miracle, j’avais trompé la mort pour ne subir qu’une longue convalescence. À mon réveil, on m’avait expliqué ce que je tentais pourtant d’oublier, mais jamais ma mère ne fut inquiétée. J’avais été assommée de questions par la police avant que finalement je ne prenne une décision que je regretterais plus tard. Je sauvais celle qui avait voulu me faire rejoindre mon père trop tôt en affirmant avoir eu cette idée moi-même. Je faisais de mes proches les victimes d’un deuil que je ne parvenais pas à faire, d’un manque trop douloureux pour que je puisse le supporter, et ils y avaient cru. Mais si je tournais les faits en ma défaveur, il était le seul à connaître la vérité. Le seul à me soutenir et à ne pas m’affliger de ce regard déçu et cet air de dégoût dont ils me couvaient tous. Une suicidaire de plus… Si seulement il avaient su… Le médecin me toisa de sa hauteur avant de reprendre la parole. « C’est l’heure de la rééducation, voulez-vous que je le réveille ? » chuchota-t-il. « Non. Il a besoin de dormir. » Alors je laissais mon héros dans ses songes pour me glisser sur le fauteuil que l’on me proposait. Dans les couloirs, je croisais les regards des autres patients et du personnel de l’hôpital, toujours le même. Et je me promettais de devenir plus forte. La petite fille était morte ce jour-là, je décidais d’affirmer mes convictions et d’affronter mes peurs… sauf une. Sauf elle…