Un fort bourdonnement entre les oreilles et un goût pâteux dans la bouche, Aki ouvre difficilement les yeux avant de tâter son téléphone jusqu’à parvenir à glisser son doigt sur le bouton désignant l’arrêt de cette insupportable alarme. Il n’est rentré au dortoir que quelques heures plus tôt mais il ne peut pas se permettre de dormir plus longtemps, pas aujourd’hui. Il a en effet prévu hier, dans sa grande ivresse, de rendre visite à la présidente des Pyeobeoms au garage de son père. Comment sait-il qu’elle est censée travailler ce matin ? Il n’en a plus la moindre idée, mais il le sait et ça lui suffit. Le jeune musicien s’extirpe de son lit et veille à ne pas déranger son seul colocataire, avant de se rendre compte que celui-ci n’est plus là.

Aki aurait parfaitement été capable de s’habiller sans prendre le temps de se laver, mais rien ne presse. Il doit s’adapter à son plan et ne pas sembler s’être dépêché. De fait il lance la musique sur son téléphone, un vieux Bon Jovi, et il commence à chanter en se préparant. La douche, le brossage de dents, rien n’arrête son concert personnel dont les seuls témoins sont les pauvres voisins de palier. Fort heureusement pour eux, une trentaine de minutes suffisent à ce qu’Aki soit prêt. Un blouson en cuir, une cigarette éteinte entre les lèvres, l’homme quitte sa chambre pour rejoindre son bolide garé sur le parking du dortoir.  « Darling », comme il l’appelle. Il s’installe sur sa moto le temps de se délecter de la nicotine, il observe les courbes de la cylindrée et se décide sur la partie qu’il va sacrifier. Enfin, plutôt celle qu’il va prétendre sacrifier.

Sourire satisfait aux lèvres, Aki écrase son mégot du talon et démarre enfin Darling. Il quitte le quartier Ouest, traversant la ville pour rejoindre le Moebius au quartier Est. Une fois arrivée à destination, il saute presque de sa moto pour rejoindre l’accueil. Il n’a en vérité pas le temps d’arriver puisqu’il croise la raison de sa présence avant cela. « Su Nah Noona ! » Annonce-t-il avec un sourire à demi caché. Il a toujours eu du mal avec les honorifiques, depuis son arrivée c’est une des seules choses qui n’a pas changée. Cependant, dans ce cas précis, cela l’amuse. Cela l’amuse toujours avec Su Nah. « Il me faut un nouveau filtre à air. » Une excuse, pure et simple, pour venir prendre des nouvelles de son amie qu’il n’a pas vu depuis trop longtemps à son goût. Depuis qu’il a entendu son prénom hier soir, il n’a pas pu se l’ôter de la tête. Il n’est évidemment pas question de donner à la jeune femme la véritable raison de sa présence, mais il n’y a aucune raison qu’elle ne croit pas à son excuse, n’est-ce pas ?

Su Nah s’assoit sur le capot de la voiture que son frère était en train de réparer. « T’es sûre de toi ? » demande-t-elle dubitative. Elle n’était pas certaine que son père puisse accepter ça … Mais ils pouvaient toujours tenter. « Tu crois vraiment qu’il acceptera de venir dîner avec maman et son nouveau mari … ? C’est quand même le 3^ème depuis qu’elle est partie … je n suis pas sûre que Papa puisse supporter l’idée qu’elle soit devenue une … croqueuse de diamant. » Elle soupire en levant les yeux au ciel. C’était toujours la même histoire de toute façon. Elle fixait le ciel bleu et fermait les yeux pour apprécier le soleil sur son visage. « Su Wan ne veut pas venir de toute façon » murmure-t-elle d’une voix plus douce et un brin triste. Elle n’aimait pas l’idée de voir sa famille s’éclater ainsi et elle se sentait impuissante devant la virulence et la colère de son frère. Comment aurait-il pu lui en vouloir lui qui, comme Su Nah et leur frère ainé, avait été plus que blessé par le départ de leur mère. Les histoires de famille étaient toujours compliqué, mais plus encore quand votre mère avez préféré son confort à ses propres enfants. Soupirant une nouvelle fois, la jeune femme se redresse et s’étire. « De toute façon ils sont maitre de leur décision. On verra bien ce que ça donne … » elle se laisse glisser de la voiture avec un petit sourire doux, comme elle arborait toujours. Su Nah était d’une douceur et d’une gentillesse qu’elle teintait avec son caractère bien trempée. Elle pouvait se sacrifier pour ses amis, mais il était hors de question qu’on puisse lui marcher dessus, et plus encore sur ses proches. Elle était l’image même d’une panthère, calme mais dangereuse. Elle n’était ni agressive ni méchante, mais incisive quand il le fallait.

 
 

« Monsieur Bae », c’est mignon venant d’elle, cela le fait sourire un peu plus. Il aime cette relation qu’ils entretiennent, sans être capable de la définir. Le musicien n’a pas le temps de répondre que la belle mécanicienne se hisse pour lui embrasser la joue et le saluer un peu plus décemment. Machinalement, la main masculine vient se poser sur les hanches féminines, une seconde à peine. Il observe la jeune femme pendant ce qui lui semble être de longues secondes. Elle lui a manqué, même s’il préférerait subir une heure de torture que de l’avouer. Il s’attache trop, il le sait, mais il n’y peut rien. Aki évite d’ordinaire de côtoyer trop souvent les mêmes personnes, pour ne pas commencer à s’inquiéter à leurs sujets, pour ne pas commencer à souhaiter qu’ils tiennent à lui. Su Nah, il n’a jamais tenté de la fuir. Il savait dès le début que c’était voué à l’échec. Peut-être était-ce un indice donné par le destin. Un indice qu’elle n’était pas destiné à quitter sa vie. Trois ans plus tard, il semblerait qu’elle s’y implante chaque jour un peu plus. Il semblerait aussi qu’Aki fasse de moins en moins en sorte de ne pas s’attacher. Il est trop tard depuis bien longtemps.

Pris au dépourvu, Akimitsu se rend compte qu’il n’est plus aussi bon menteur qu’il le croyait. Ou du moins, qu’il ne l’est plus face à elle. Ils se côtoient depuis un bon moment maintenant et elle commence à cerner l’animal. Sans doute est-ce son côté maternel, ou tout simplement son bon sens. Aki ne se pose pas vraiment la question, il n’en a pas le temps puisqu’il vient d’être démasquer et que cela le déstabilise. Il n’a pas assez réfléchi, les abeilles bourdonnantes entre ses oreilles n’aidant pas. Quel con. « Tu me connais si bien » dit simplement le jeune homme sans préciser à quelle supposition il répond. Il est intimement persuadé qu’elle sait très bien qu’il vient la voir parce qu’elle lui manque, pourquoi le confirmer ? « Un remède contre la gueule de bois ? » Articule cette fois Aki en tapotant sa tempe de son poing. Son petit trajet à moto n’aura pas suffi à le rendre plus en forme. Des travaux semblent s’être lancé entre ses deux oreilles et son estomac lui rappelle par intermittence qu’il n’a pas apprécié le traitement qu’il a reçu la veille. « Viens voir Darling avant toute chose. Si ce n’est pas le filtre à air ce doit être autre chose. Je sens que quelque chose cloche mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. » Ce n’était pas totalement faux, outre le mensonge peu étudié, il lui semblait qu’elle avait plus de mal à l’accélération, il se sentait toujours comme retenu par quelque chose. Jamais encore il n’avait ressenti ça sur sa moto. Bien qu’il s’y connaisse en mécanique, il préférait demander l’avis d’une professionnelle. Et puis, Su Nah était un peu la maman de son bolide car si elle n’avait pas été là, jamais Darling n’aurait pu renaître. En ce domaine et en beaucoup d’autre, Aki lui faisait une confiance absolue.

Su Nah esquisse un sourire en le regardant et rit légèrement. « Si peu. » le taquine-t-elle avant d’essuyer ses mains sur un chiffon qu’elle finit par glisser dans l’arrière de sa poche. La gueule de bois hein ? Comment fait-il pour être débout aussi tôt dans la journée alors ? C’était un véritable exploit aux yeux de la jeune panthère qui réfléchissait déjà au grog qu’elle pourrait lui préparer pour qu’il se sente un peu mieux. Elle s’éloignait déjà vers les bureaux mais Akimitsu la retient en lui parlant de  sa moto qui avait tout de même un problème. Finalement peut-être qu’il avait peur pour sa moto et que cette motivation suffisait aux jeunes hommes pour se lever avant que le soleil ne soit au zénith. « Vraiment ? » lance Su Nah avec une moue contrarié. Si Akimitsu aimait Darling, Su Nah aimerait Darling. Il faut dire que ce qui rapprochait les deux jeunes gens étaient avant tout leur amour pour la moto, la mécanique et les rides libres. Su Nah avait d’ailleurs envie depuis quelques jours de prendre son bolide et partir loin d’ici pour une virée improvisée. Qui sait, la journée n’était pas encore finie et si Akimitsu se sentait assez en forme elle pourrait toujours lui proposer. Mais pour l’instant la jeune garagiste poussa Darling dans un coin du garage où ils seraient tranquilles pour l’examiner. Su Kyun, le frère ainé de Su Nah passa devant eux et zieuta vers Akimitsu l’air inquisiteur. La jeune Pyo leva les yeux au ciel et murmura à Aki « Laisse tomber, il est toujours aussi protecteur, dès qu’un garçon aux charmes indéniable passe le pas de cette porte pour me parler il s’imagine on ne sait quoi … » Elle lui lance un regard amusé et s’accroupit devant le petit bijou malade. Elle touche deux trois pièces avant de se redresse l’air triomphant. « Rien de grave pour ta beauté ! C’est le carburateur qui est encrassé ! »  Qu’elle adorait, Su Nah, de poser des diagnostics et nettoyer ces moteurs qui retrouvaient une seconde jeunesse grâce à ses doigts de fée. « Si tu me laisses 15 minutes je m’occupe de Darling. Je dois finir la voiture d’un client qui ne devrait pas tarder ! »

 

La confiance qu’Akimitsu avait en Su Nah était valable en mécanique, mais également dans d’autres domaines. Sa vie personnelle notamment. Lui si mystérieux, n’hésitait que peu à parler de ses frasques, de ses études et de toutes les petites choses qui faisait son quotidien. Il était juste resté vague sur son passé, comme toujours. Pourtant, s’il devait se confier à quelqu’un d’autre qu’Enoch, sans doute serait-ce elle qu’il choisirait. Un coup de foudre, une confiance au premier regard. Il avait immédiatement senti une chaleur émaner de la mécanicienne, elle avait su mettre à l’aise le jeune homme blessé et perdu qu’il était trois ans plus tôt. Elle avait su gagner sa confiance et surtout, elle l’avait aidé à trouver un but. Ce n’était qu’une façon de s’occuper l’esprit au début, puis c’était devenu un véritable défi de redonner vie à Darling. Il avait craint de la perdre de vue une fois la moto terminée, pourtant le destin devait avoir d’autre dessein. Akimitsu s’était retrouvé à la Yonsei, dans la confrérie des Pyobeoms dont la jolie Su Nah faisait également partie. S’il devait nommer le moment où il n’a plus essayé de réfréner son attachement pour la jeune femme, sans doute serait-ce celui-ci. Malgré cette confiance qu’il lui portait et le fait qu’il la trouve magnifiquement belle, jamais Aki n’avait tenté quoi que ce soit. Peut-être parce qu’il tenait trop à elle, justement. C’est pourquoi le regard protecteur de Su Kyun le fit simplement sourire. « Un garçon aux charmes indéniables hm ? Attention tu sais, je pourrais croire que tu m'aimes plus que d'habitude » Lâche-t-il dans un rire accompagné d’un clin d’œil joueur.

Il observe avec attention les gestes professionnels de son aînée avant d’acquiescer « Aucun soucis, ma matinée est à toi ». Si tôt a-t-il finit sa phrase qu’elle lui tend un beignet qu’il s’empresse de prendre et de goûter. « Je vais rester à côté de toi, je ne voudrais pas trop te manquer » Dit-il en prenant une nouvelle bouchée de beignet. Puis, quelques secondes à peine plus tard, il se souvient du café qui l’attend et se sépare de Su Nah pour aller le chercher. L’amertume et la chaleur de la boisson lui donne l’impression d’être enfin éveillé, même si les abeilles n’ont toujours pas fini de bourdonner. Discrètement, il revient près de la belle et l’observe travailler. Elle travaille vite mais toujours bien, elle n’a pas peur de se salir les mains ou de sentir le cambouis. Elle lui faisait beaucoup penser à une citation de John Ruskin qui disait « The highest reward for a person’s toil is not what they get for it, but what they become by it ». Il aimait ce qu’il était devenu grâce au dur travail qu’elle avait initié. « Hm ? J’ai dit ma matinée ? Je voulais dire ma journée. Elle est à toi. » Le jeune homme marqua une légère pause avant d’ajouter « Je n’ai rien de mieux à faire de toute façon. » Il savait qu’elle ne prendrait pas mal cette phrase à l’air si froid. Il ne pouvait simplement pas se résoudre à la laisser savoir qu’il aimait passer du temps avec elle et que trop de temps s’était écoulé depuis leurs dernières retrouvailles.

Le regard se baladant sur le visage salit de Su Nah, Akimitsu s’approche d’elle et passe son pouce droit sur son front pour en retirer la tâche noire. « Je ne sais pas si tu vas manger comme un ogre, mais tu risques fort de ressembler à un panda d’ici midi » Rit-il à nouveau, sa tentative pour retirer l’enduit ayant échoué. Captivé par son amie, le reste de son café presque froid et le beignet oublié sur un coin de table, Aki appréciait le moment. Il lui était rare de se sentir bien naturellement, sans alcool, sans musique. Bien que parfaitement à l’aise, il se rendit compte que la proximité pouvait être gênante pour une coréenne et se recula donc, tâtant la poche de sa veste en cuir. « Je vais t’abandonner le temps de fumer Noona. Mais je veux ensuite un récapitulatif de ces derniers jours. » Il avait envie de connaître les détails du quotidien de Su Nah, envie de savoir ce qui était nouveau, si elle allait bien. Il n’était pas doué pour les conversations amicales, mais il faisait de son mieux en espérant qu’elle ne lui en tienne pas rigueur.

 TENUE + Su Nah avait fini par apprendre à connaitre le garçon. C’était derrière ses airs parfois froid et blessant qu’elle avait su trouver un peu de chaleur et de lumière. Aki était un garçon très secret et souvent distant, il lui avait fallu un bon nombre de sourire et d’attention pour qu’il puisse enfin se laisser aller avec elle. C’était agréable à présent de passer du temps avec lui et Su Nah savait que derrière ses phrases lancées de façon anodine et qui pouvait être blessante, que le garçon tentait simplement de paraitre détaché. Alors la jeune femme ne lui en tenait pas rigueur, au contraire, il n’aurait pas besoin e ces vaines tentative si en réalité il n’appréciait pas la jeune femme. C’était assez paradoxal mais la jeune panthère savait très bien qu’à travers ces mots parfois froid, se cachait en réalité beaucoup d’affection et ça lui plaisait à Su Nah de le voir ainsi. Elle lui sourit alors à sa remarque laissant échapper un petit « tant mieux alors ! » sou sourire se fait plus doux en croisant son regard. Elle s’occupe d’un boulon tenace et relève la tête vers le garçon qui s’approche. Surprise de son geste elle le laisse néanmoins faire. La jeune femme avait appris à être familière avec le contact et n’était pas aussi réservée que les femmes de son âge et de sa société. Elle rit légèrement en retroussant son petit nez avant de le voir vainement tenter d’effacer cette trace de cambouis. Elle secoue la tête quand il se recule et souffle « C’est mignon un panda non ? » fit-elle remarquer avant d’ajouter « Ne t’en fais pas je prendrais une douche rapide avant qu’on aille manger. C’est plutôt calme aujourd’hui, je pourrais avoir mon après-midi si tu veux ! »