Paraît que l'alcool, ça nique le cerveau. Paraît ouais. Mais paraît aussi que pour pas mourir, faudrait commencer par ne pas vivre, alors je vous emmerde. J'avale une autre gorgée de gin tonic, les yeux posés sur les bouteilles qui se trouvent derrière le bar. Je pense à tous ces gars et ces meufs qui finiront jetés à la fin de la soirée, à ramper dans leur vomi parce qu'ils ont aucun contrôle sur leur consommation. Pas que je m'amuse du malheur des autres : je vois juste ce qu'il se passe. Ces mecs et ces meufs qui boivent parce qu'ils trouvent ça drôle, qui se disent qu'ils vont finir à rouler par terre. Ils pensent toujours que leur pote boit plus qu'eux, alors qu'ils ont déjà descendu une demi bouteille de vodka et qu'ils ne s'en rappelleront même pas demain. Forcément, dans un verre, ça se voit moins. Et je ne vous parle même pas des meufs qui auront aucune idée de la façon dont elles auront choppé l'herpès. C'est ça, ce que j'aime, dans les boîtes de nuit. Boire un verre, observer les autres faire leurs conneries. Les pauvres, ils vont tellement regretter.

Je m'approche du bar où discutent un gars et une meuf. Je les observe plus que je les écoute. Avec cette musique, on entend pas grand-chose. À croire qu'ils ont pas de notion de ce qu'est une musique de fond, ici. Mais je vois ce qu'il fait, quand elle a le dos tourné. Une des rares choses que je suis pas prête à observer sans rien dire. Je me lève et je m'approche d'elle, titubante avant de m'accrocher à son bras, m'assurant que le choc soit assez fort pour lui faire lâcher son verre quand elle s'apprête à boire. Elle prendra pas ta merde, mon gars. Tu rêves éveillé. « Hey Su... »Mon expression change et je souris, bêtement, comme l'idiote que je sais être, avant de glousser. « Désolé, j't'ai prise ma pote... » Je relève les yeux vers le gars. Il a l'air furax. Qu'il rage, seulement. J'espère qu'il en avait pas plus, je pourrai pas lui refaire le coup. Comme quoi, je peux être idiote, mais j’ai des principes. Faut pas abuser.


Comme j'ai abandonné mon propre verre, je demande qu'on me le change, quand je reviens à ma place. Un autre gin tonic. C'est mon truc, cette merde. Amer à crever. Mais ouais, vous comprenez pas, si je prenais un truc sucré, je pourrais pas m'arrêter. Disons que c'est une façon de me modérer, d’exploiter ses faiblesses, comme ils disent tous dans les dépliants de régime et sur les sites d'aide personnelle. De la merde, ouais. Les trois-quarts des gens sont pas foutus de s'aider tout seul, on va pas leur demander d'exploiter leurs faiblesses s'ils en ont pas conscience. J'aime juste le gin.


Au bout de genre, deux heures, je commence quand même à trouver ça lassant, observer les autres. En vrai, c'est surtout que le barman a commencé à me causer comme si j'étais sa pote. Mec, je suis pas ta pote. Et sans vouloir te vexer, je m'en bats les couilles de ton dernier tatouage. Mais je vais pas lui dire, ça fait deux boissons qu'il m'offre, le pauvre. Et le voilà qui retrousse sa manche. Je finis par me lever, en remarquant un mec assis plus loin. Difficile de pas le voir, avec des oreilles pareilles. Je me demande même si je le connais pas. J'abandonne mon gin et je m'installe à côté. « Hey, tu veux pas me payer un verre? Je soupçonne le barman de foutre de la merde dedans si je le fais. La dernière fois, ça s'est mal terminé. » Depuis, j'ose plus commander moi-même. C'est triste. Je vous ai jamais dit que j'avais un talent fou pour les histoires ? Faut bien gagner la pitié des autres, c'est comme ça que les gens fonctionnent, à l'heure actuelle. En plus, je me rappelle maintenant, c'est Jaein. Je lui ai jamais parlé, mais je crois que je l’ai déjà vu chez les Pyo. Sûrement pas le genre de mec qui a besoin de mettre de la merde dans les verres pour ramener quelqu'un, avec sa gueule. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout là ?

Je pourrais passer des soirées entières à traîner dans les clubs. Le problème, c'est les habitués. On croise souvent les mêmes personnes, avec les mêmes comportements, et ça pousse à l'ennui. Vaut mieux changer de boîtes, de temps en temps, pour voir des gens différents. Mais, si je devais vous donner mon truc préféré, c'est de loin de regarder les modifications qui ont lieu chez l'un ou chez l'autre. Par exemple, une meuf qui posait son verre n'importe où qui, soudainement, commence à le couvrir d'une main et à l'emmener partout avec elle. Ce mec qui, alors qu'il agissait comme le plus grand des tombeurs, se contente de boire au bar avec ses potes. Il y a tellement de facteurs qui peuvent jouer un rôle dans le comportement des gens, dans la façon dont ils interagissent avec les autres. Je veux parvenir à tous les comprendre. Et je veux travailler dans le domaine de la criminologie, pour comprendre quel genre de personne a tué mes parents, et pour quelles raisons. Je veux découvrir qui m'a privé des êtres les plus importants de ma vie.

Bref. Ce soir, je dois me contenter de mecs et de meufs jetés, qui tentent lamentablement de chopper quelqu'un. Je ne me plaindrai pas : on me laisse tranquille. Si on oublie le barman qui commence sérieusement à me casser les pieds avec ses tatouages et ses aventures incroyables (je me demande s'il les réinvente chaque soir, quand il voit que ça marche pas, où s'il garde les mêmes?), la soirée est même incroyablement calme. Si j'avais pas croisé des yeux la silhouette du plus grand voleur de yaourt à la fraise que la terre ait porté, à savoir Monsieur le Vice-Président des Pyobeom, je serais certainement rentrée. Mais voilà que sa présence me sauve. Je vais pouvoir me débarrasser de Baranova sans en avoir trop l'air. Parce que ouais, sinon j'aurais dû trouver une excuse bidon. Quoique, remarquez, ce type trouvera autre conne à draguer, et peut-être que celle-là croira à ses couilles. C'est pas bien de s'inventer une vie, mon petit monsieur.

Enfin, je dis ça, mais je le fais bien, moi. Je ne laisserais pas quelqu'un mettre quelque chose dans mon verre. J'aimerais éviter les catastrophes : tout doit rester sous contrôle. Mais en tant que Vice-Président voleur de yaourts, même si on a jamais vraiment parler, il peut bien me faire une faveur, non? C'est même pas son bar. Je pose les yeux sur lui. C'est une sale habitude, regarder chaque personne comme un potentiel sujet d'étude. J'ai l'impression de jouer à cluedo vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je crois que je l'ai interrompu. Tant pis. J'attends. La soeur de Jae? Certains sont la fille de, moi je suis la soeur de. C'est presque mignon. « Ouais je sais, c'est mieux là-bas, mais je te dis, la dernière fois, j'ai vraiment eu des problèmes. » Un mec du Epsilon, ça se construit. « Vous devriez revoir la sécurité, vraiment. » Ouais, toutes ces pilules qui circulent, c'est jamais bon. Je secoue un peu la tête. Putain, ça serait tellement plus simple si j'en savais plus sur lui. Vice-Président. Epsilon. Beau gosse. Populaire. Voleur de yaourt à la fraise. Hm. J'en mène pas large. Par contre, je viens d'apprendre que Jaehyun bosse au Epsilon. Des infos à plus à noter sur sa fiche, c'est toujours une bonne chose. Plus j'en apprends, mieux c'est. J'allais lui réclamer un gin tonic quand il continue. Il sait ? Comment ça, il sait? C'est pas le moment de faire l'exigeante. Je suis venue chercher son aide, après tout. Je vais quand même pas commencer à faire chier le monde: l'alcool, ça reste de l'alcool. Enfin, quand t'es juste venu te défoncer la gueule, évidemment.

Quand j'entends le nom des boissons, j'essaie de me rappeler d'une potentielle description. Ah mais bien sûr. J'en ai entendu parler, de cette histoire. Un cocktail volé. Plagié, plus exactement. Comme quoi l'originalité se perd vraiment, de nos jours. Je garde l'info dans un coin, un sourire niais et satisfait aux lèvres. Le meilleur cocktail de tout Séoul, hein? J'ai envie de rire. J'aurais tellement, tellement envie de lui demander à quel point il a du mal à dissimuler son stress. Mais je suis une idiote. Je me contente de m'appuyer nonchalamment sur le bar, feignant l'admiration. « Naeun. » Ses propos me font l'effet d'une douche froide. Un rappel que j'aimerais éviter. Adoptée ? J'aimerais tellement. « Ouais, Jaehyun t'as jamais raconté ? » Je prie que non. « On a pas le même père, et on a été placés parce que notre mère pouvait plus s'occuper de nous. T'sais, quand t'es obligée de baiser pour arrondir ses fins de moi, ça devient difficile de s'occuper de trois gosses. » Le bobard le plus incroyable du monde. La symphonie de la mythomanie. S'il me croit, ce type est con. Adoptée, putain... J'ai jamais été adoptée. Juste accueillie. Par une famille d'imbéciles qui n'ont jamais voulu de moi...

Prenant l'un des verres que le barman dépose sur le comptoir, je le porte à mes lèvres après l'avoir un peu relevé vers lui. « Merci. » Revenons à un sujet plus léger, je m'attarde sur son visage. « Il est cool ton piercing. Ça t'a fait mal quand tu l'as fait? » Question bateau. Je prends une autre gorgée de la boisson, sans faire de commentaire. Ce truc est mal dosé. Mais ça, je vais pas lui dire. Je suis presque sûre que c’est ce qu’il attend. Un avis. Un commentaire. Évidemment, je suis Pyobeom, je suis déjà allée à l’Epsilon, je devrais connaître la carte, non ? Restons sur cette histoire de piercing.