Tu sais ce qui est ennuyeux, avec les promotions ? C’est qu’en général, y a toujours un des produits qui fonctionne pas. C’est pour ça qu’on les vend moins cher, parce qu’on n’arriverait pas à vendre certains trucs, parce qu’ils sont foutus. J’ai toujours eu l’impression que je faisais partie d’un lot cassé. Un lot de deux, foutu dans un pack promotionnel de quatre. Les parents ont dû être tellement déçus, quand ils l'ont compris. Pourtant, je sais que ça aurait pu être pire. J’aurais pu finir dans une chaise, comme Taein. J’aurais pu devoir me déplacer en chaise tout le temps. Mais non. Moi, c’était les reins. La dialyse au moins trois fois par semaine, pour être sûr que je n’allais pas mourir, empoisonnée par mon propre corps. Je voulais tout faire comme tout le monde, manger comme tout le monde. Mais quand j’étais petite, je ne pouvais pas comprendre pourquoi c’était impossible. On m’emmenait dans ce grand bâtiment bizarre, on me connectait aux machines, puis je passais mon temps-là, jusqu’à ce qu’on me donne l’autorisation de partir et de rentrer à la maison. J’avais juste envie d’aller jouer avec les autres enfants. C’était fatiguant. Vraiment fatiguant. Puis, je savais que tout le monde s’inquiétait à la maison, alors ça n’arrangeait rien. J’allais peut-être mourir, je n’allais peut-être pas grandir comme tout le monde. J’avais besoin d’un rein, mais fallait attendre d’être adulte. C’est long, dix-neuf ans. Je n’aurais sûrement pas tenu, si j’avais été toute seule.

J’ai passé mon temps à aimer tout le monde. J’étais là pour écouter quand quelque chose n’allait pas. On était quatre enfants, c’était énorme. Parfois, j’avais du mal à trouver ma place, dans un zoo pareil. À certains moments, je voyais Taein dans sa chaise, j’avais envie de lui enlever. J’avais envie d’être là pour l’aider à marcher ou pour le promener. Parce que c’est le genre de choses qu’on fait, entre frères et sœurs, pas vrai ? Mais je ne pouvais pas, parce qu’on avait peur pour ma santé. Comme si des mauvais reins pouvaient m’empêcher de faire absolument tout. Comme si un problème de santé impliquait tous les autres que je n’avais pas. J’étais fragile, j’étais plus petite que tout le monde… Mais ça, tu le sais déjà.

Puis, j’ai eu dix-neuf ans. J’ai compris que certains tenaient plus à moi que d’autres. C’est forcément comme ça, quand on est quatre. Y a que deux parents. Taein, ils le préféraient forcément. Lui, il était cassé, mais il fonctionnait quand même. Moi, je venais passer dix-neuf ans de ma vie à me demander si la dialyse, c’était suffisant. Dix-neuf ans à dépendre d’une machine. À avoir peur qu’au lieu de mal fonctionner, mes reins fonctionnent plus du tout. Tu imagines ? Je sais que l’herbe est toujours plus verte ailleurs, mais Taein, il n’a jamais dû penser que quelqu’un d’autre allait devoir mourir pour qu’il puisse recevoir un rein. Il n’a jamais dû se dire que son propre frère allait devoir lui donner un rein pour qu’il puisse survivre. Mais c’est ça, aimer quelqu’un. Ce n’est pas lui acheter du maquillage et des poupées pour qu’elle se sente comme tout le monde. Ce n’est pas lui répéter qu’un jour, il y aura un donneur. C’est donner quelque chose dont t’as besoin à quelqu’un qui en a plus besoin que toi. Nayeon elle l’a pas compris non plus.

Grâce à la greffe, j’ai pu arrêter les dialyses, commencer une vie à peu près normale. Tu sais, parfois, il y a encore des moments où je réalise que tout ça, ça n’aurait pas été possible sans ce sacrifice. Ou je me dis qu’un jour, mes reins vont peut-être recommencer à déconner à nouveau, que tout ça aura servi à rien. Et ça me fait peur. Je n’en parle pas d’habitude, j’ai pas envie d’être une fille chiante qui passe son temps à se plaindre alors qu’elle a eu une chance que tout le monde n’a pas. Alors je fais attention, j’essaie d’éviter d’avoir des autres problèmes de santé. Je ne fume pas, je bois pas. Je vois même une diététicienne, pour être certaine de pas faire n’importe quoi.

Quand j’étais petite, je voulais faire des études de médecine. Mais je n’ai jamais été bonne en math. Je n’ai jamais été bonne en sciences. En fait, je ne suis pas bonne pour grand-chose. J’ai dû manquer l’école trop souvent quand j’étais petite, à cause de la dialyse. J’étais souvent malade, parce que j’étais fragile. Alors, après avoir raté plusieurs fois, j’ai commencé mes études actuelles. Communication audio/visuelle. Je tiens une chaîne de make-up, à côté, sur YouTube. Je ne pensais pas que ça fonctionnerait, au début. Au moins, je mets la vie de personne en danger, comme ça. Ce n’est pas comme si j’étudiais comment on monte une fusée ou comment les particules fonctionnent, hein ? Je ne suis même pas capable de t’expliquer comment ça fonctionne, l’espace. Je dois avoir l’air ridicule, parfois. Je ne comprends pas toujours tout, ça me dépasse un peu. Mais ce n’est pas grave. J’aime bien en entendre parler.

Tu sais, parfois je me dis que j’ai la chance de vous avoir, tous les quatre. Taein a toujours été un peu comme moi, coincé dans sa chaise. Je m’en veux souvent d’avoir pensé que je voulais être à sa place. Je ne voudrais jamais y être, pas pour tout l’or du monde, mais j’aimerais pouvoir l’aider. Je sais que je ne pourrai jamais être médecin, que je ne ferai jamais progresser la recherche par mes propres moyens, alors je fais des dons. Quelques wons par-ci quelques wons par-là. Je t’ai dit que j’avais participé à plusieurs journées de soutien, en tant que bénévole ? C’était il y a un moment, maintenant... C’était sûrement au moment où t’étais parti. Je me dis qu’à défaut de pouvoir faire quelque chose pour Taein, je veux dire quelque chose de plus que l’aider avec sa chaise, quand il galère de trop, je pourrai peut-être aider quelqu’un d’autre.

Pour Nayeon, c’est plus compliqué. Je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle pensait. Il m’arrive de me demander ce qu’elle pense de moi. Ça ne doit pas être facile, avoir une sœur avec des problèmes de santé. On n’a pas été comme toutes les gamines, toujours fourrées ensemble. Parfois, j’ai peur qu’elle m’en veuille d’avoir été au centre de l’attention, avec Taein. Mais je sais aussi qu’on s’aime tous profondément, malgré nos disputes et nos problèmes. Je sais que c’est compliqué, de toujours s’entendre, quand on est aussi nombreux.

Quand je regarde ma vie maintenant, je me dis que tout ce qui m’est arrivé, ça n’aurait pas été possible, si t’avais pas été là. T’as toujours été là. T’as toujours été là pour nous tous. En tout cas, t’as toujours été là pour moi. Plus que tous les autres. Si tu ne m’avais pas donné ce rein, je serais encore obligée d’aller à l’hôpital trois fois par semaine. Je ne serais peut-être pas capable d’étudier, de vivre normalement. Qui sait, peut-être que mes reins auraient lâchés. Je ne pourrai jamais te remercier assez pour ça. Tout ce que je peux vivre aujourd’hui, c’est grâce à toi, Jaein.