Le seize décembre. Le jour était enfin arrivé. Celui que Ji Hwan n’avait eu de cesse d’imaginer, d’appréhender et de prévoir pour que tout se passe sans encombre. Ou plutôt, pour que ce soir soit remplis de soucis – parce que c’était clairement son objectif. Il fallait qu’il brise ses fiançailles de la manière la plus choquante et brutale pour que son père ne puisse pas revenir sur ses paroles. Il fallait qu’il le dise distinctement à toute une foule d’actionnaires pour qu’il ne puisse pas faire passer cela pour les « résultats d’une simple embrouille entre jeunes fiancés ». Et en dernier,  il fallait qu’il trouve un alibi dans son crime – ou plutôt, un mobile pour son crime. Ça avait été le plus difficile à obtenir mais il l’avait, le mobile parfait. Celui qui avait déjà fait du bruit il y a quelques années et qui ne manquerait pas d’en faire de nouveau.

Pour l’instant, bien qu’il soit un peu désolé envers sa secrétaire, qu’il allait utiliser, il ne savait pas encore avec exactitude l’ampleur de sa décision et les conséquences qu’il y aurait. Il avait fait passé sa présence à la fête pour un besoin professionnel mais comme prévu, So Yi n’était pas une fille que l’on pouvait berner facilement. Elle avait quitté la pièce en dominant de nouveau la discussion, et ce malgré sa défaite – elle lui avait dit clairement qu’elle n’était pas stupide et avait très bien compris qu’il y avait quelque chose en-dessous. Quelque chose qui justifiait sa décision de traîner sa secrétaire là-bas, alors qu’elle n’était pas à sa place. Et elle n’avait pas tort mais Ji Hwan ne pouvait pas lui dire son plan à l’avance parce que jamais elle ne l’accepterait. Il faudrait être complètement fou pour l’accepter. Or, il ne pouvait pas laisser cette précieuse opportunité s’envoler à cause de quelqu’un d’autre. Ainsi était Ji Hwan – égoïste quand il supposait que sa cause était plus importante que celle des autres.

Voilà ce qui l’avait donc amené à débarquer à sa fête d’anniversaire en présence, non pas de sa fiancée, mais de sa secrétaire. Son entrée, qui attirait forcément les regards puisque c’était sa fête d’anniversaire, commença à aussi attirer les chuchotements. Le visage de la secrétaire paraissait probablement familier à certains des invités – mais qui donc pouvait être cette femme ? Ji Hwan avait absolument tout prévu pour qu’elle ne semble pas être là qu’en simple secrétaire : il l’avait même obligée à porter une robe des plus séduisantes. N’importe qui pouvait penser qu’elle avait reçu une invitation officielle pour son statut d’actionnaire dans l’entreprise.

Il ne put cependant s’empêcher de jeter un regard vers elle. Non pas pour attirer encore plus les soupçons mais par réelle inquiétude. Aussi égoïste soit-il, il n’était pas sans savoir combien le milieu dans lequel il l’avait obligé de remettre les pieds avait été cruel avec elle. Il n’était pourtant pas question de tout laisser au dernier moment ; et ce, peu importe l’état de So Yi. Au final, c’étaient des inquiétudes hypocrites. Il cherchait à se donner bonne conscience en se disant qu’elle avait l’air d’aller parfaitement bien. Mais les yeux du président restèrent bloqués sur la jeune femme. Il n’avait pas pris le temps de bien l’observer jusqu’à maintenant, parce qu’il était plus préoccupé par l’effet qu’il devait faire que par ce qui le causait. Mais en effet, il n’était pas surprenant que So Yi fasse chuchoter toutes ces personnes – même si jamais il ne le dirait de vive voix, elle était magnifique dans cette robe. Beaucoup plus qu’il ne l’aurait jamais imaginé.

Dimanche seize décembre, elle n'a pas vu le weekend passer. Il est un jour comme un autre, une semaine qui commence sur un lundi, s'achève sur un vendredi et redémarre sur un lundi de plus. "Inversez la disposition des tables. Est-ce que quelqu'un a pensé à monter le chauffage ? C'est bien ce qu'il me semblait. Il fait un froid polaire ici." Elle pivote sur ses talons et tout s'emballe à nouveau. Chaque problème qui se résout déclenche à son tour une série d'aléas dont elle se serait bien passée. Vraisemblablement rien ne sera prêt à l'heure dans ces conditions. Pourtant Soyi l'a promis, tout sera en ordre d'ici ce soir ; il ne s'agit pas seulement d'être prêt, il s'agit d'être parfait.

Levée aux premiers rayons du soleil, la journée a commencé sur un contretemps catastrophique qui a élevé d'un cran supplémentaire l'humeur déjà stressée de la jeune secrétaire. Perchée sur de vertigineux escarpins, sa jupe-crayon noire ajustée à sa taille et son chemisier en soie blanc dont elle ajuste constamment le col en v, elle n'a eu de cesse de courir d'un bout à l'autre de l'hôtel, trouvant à peine le temps pour une pause, croquant une fois dans un sandwich dont elle n'avait plus revu la couleur après l'avoir oublié suite à un coup de téléphone houleux au terme duquel elle avait obtenu justice. Plus l'ouverture de la cérémonie approchait, plus elle sentait ses organes se comprimer et sa gorge se serrer. "Hong-biseo !" La tablette dans une main, l'autre nerveusement posée contre sa taille, elle s'attend à une nouvelle dégringolade de problèmes en cascade. "Oui ?" Honnêtement, elle aurait préféré ne pas répondre et rendre son tablier pour l'année en cours. "Le président a fait déposer ceci pour vous à l'accueil. Si vous voulez bien me suivre, les vestiaires sont de ce côté-ci." Elle tient dans ses bras une toge noire que Soyi devine être une robe. Agacée mais pas surprise pour autant, elle parvient à dissimuler un soupir de justesse, offrant à l'hôtesse un sourire courtois et poli avant de lui céder le passage et s'engouffrer dans son sillage.

Hors de prix. Un imbécile l'aurait compris mais Soyi avait cet œil fin et connaisseur qui transformait les assomptions en véritables certitudes. La robe était sans doute celle d'un créateur coréen en vogue, fraîche et élégante, qui saurait combler les attentes de n'importe quelle femme pour l'événement. Ji Hwan a beaucoup de goût, elle le sait et elle n'en a jamais douté. La robe est magnifique. Elle s'accorde à ravir avec sa paire de talons, simple mais tout aussi élégante. "Quel frimeur... pf." Elle lui va si bien, glissant ses doigts sur le tissu noble, des tambours dans le cœur pour une raison qu'elle ne connaît que trop bien. Il y a deux ans, c'était la même chose.

Lorsqu'elle entre à nouveau dans la pièce de réception, tout est parfaitement en place. Les invités se sont pressés à l'intérieur, accueillant et voyant partir un défilé de voitures toutes plus impressionnantes les unes que les autres à l'entrée. Les coupes de Champagne descendent rapidement et les affinités se créent en petits comités.

Tout du long, Soyi s'applique à ne pas dépasser les limites, la décence et le respect l'incitant à rester en retrait, quelques pas derrière le président afin qu'il soit le seul à canaliser l'attention dans son costume d'une élégance et d'une finesse comme Soyi avait rarement vu un homme porter.

Mais rapidement elle se rend compte que deux choses rivalisent en attention ; le président et elle-même. "Presque tous vos invités sont là Monsieur le Président." L'informe-t-elle, avant de s'assurer qu'autour d'eux, personne n'épie leur conversation. "Est-ce que la robe était vraiment nécessaire ?" Elle lève les yeux au ciel, avançant d'un pas pour se mettre à sa hauteur sans lâcher la foule du regard, faisant alors croire à une vulgaire conversation entre une employée et son supérieur.

Ji Hwan avait pris soin de trouver la robe la plus belle au dernier moment, après avoir compris qu’elle avait prévu de s’habiller de manière plutôt sobre. Bien sûr, puisque rien ne pouvait échapper aux chaebols comme lui, il en avait trouvé une plutôt rapide et l’avait achetée sans regarder le prix. Il avait cependant oublié un détail en l’achetant – la robe était peut-être belle mais So Yi l’était aussi. Alors quand il vit la femme porter ce vêtement qui la mettait en valeur, il fut déboussolé quelques secondes. Il réalisa une énième fois combien il avait sous-estimé le physique de sa secrétaire.

Il n’eut cependant pas le temps de la détailler du regard qu’elle était déjà prête à s’attaquer à lui. Elle était en droit de le faire et ça n’était que le début, puisque si les gens parlaient déjà sur eux, ce n’était rien par rapport à ce qui allait arriver. Il n’avait pas prévu qu’elle vienne et qu’elle reste sagement la secrétaire en retrait – et peut-être était-ce aussi ce qu’il avait le plus anticipé de la soirée ; les remarques de la jeune femme. Elle rendait une soirée ennuyante en quelque chose de plutôt divertissant. Bien entendu, cette soirée-là ne resterait pas monotone très longtemps – mais le peu de temps qu’il restait jusqu’à son discours et jusqu’à ce que tout bascule, il savait qu’il pourrait le passer en s’amusant un peu des reproches de la jeune femme.

Il entreprit d’observer la salle alors qu’elle lui parlait. En effet, celle-ci commençait à bien se remplir et des groupes se formaient déjà. Les fêtes comme celles-ci avaient beau être préparées pour que les actionnaires et les directeurs se mélangent, elles étaient avant tout un champs de bataille. Il y avait des équipes qui s’affrontaient derrière les sourires chaleureux et les formules de politesse. Et ce soir, les plus grands ennemis du groupe Lim deviendraient les plus gros alliés de Ji Hwan car ils seront les premiers à se nourrir et à transmettre la nouvelle des fiançailles brisées. « Tu n’as jamais entendu dire que la secrétaire était l’image du directeur ? » demanda t-il, un rictus sur les lèvres.

Cette question suffisait amplement à répondre à la question de la jeune femme. Il était hors de question qu’il la laisse venir de manière sobre quand c’était sa soirée à lui. D’autant plus qu’il fallait absolument qu’elle attire les regards pour que les plus futés fassent le rapprochement entre sa présence et l’annonce faite à la soirée. « Je suis content de mon choix. Elle te va bien. » annonça t-il en essayant de rester neutre. Ji Hwan n’était pas vraiment le genre d’homme à faire des compliments aisément, mais il savait les dire quand ils étaient nécessaires. Il ne pouvait pas nier, et elle le savait sans doute aussi bien que lui, qu’elle était belle ainsi habillée. Et d’un autre côté, il essayait un peu de se racheter en avance pour ce qu’il allait faire. Cependant, il ne pensait pas une seule seconde que cela suffisait pour qu’elle le pardonne plus tard. Il n’était ni stupide, ni naïf. Puis soudainement, Ji Hwan tourna la tête vers elle et l’observa silencieusement quelques secondes avant de parler. « Tu ne me souhaites pas mon anniversaire ? » Lui-même ne comprit pas pourquoi cette phrase était sortie de sa bouche. Sans doute parce qu’il savait inconsciemment qu’il n’était pas prêt de l’entendre une fois qu’il aurait fait son discours. Au fond, ça n’avait aucune importance qu’elle le lui souhaite. Ça n’aurait dû avoir aucune importance mais ça devait en avoir une, puisqu’il avait fait la remarque de sa propre bouche. Ça blessait sa fierté, réalisa t-il instantanément. Il aurait mieux fait de se taire.

Elle n’avait rien prévu d’extravagant mais sa jupe crayon et ses escarpins lui faisaient une ligne à tomber par terre sans même essayer. C’était des années d’un régime alimentaire stricte auquel elle s’était astreinte pendant des années pour conserver une taille de guêpe qui lui permettait au jour d’aujourd’hui de se faufiler dans toutes les robes, y compris celles des plus grands couturiers. Ces mêmes robes qui étaient pourtant totalement hors de sa portée ; et si elle en avait possédé quelques unes à l’époque, pas trop chères, d’occasion ou bien louées, son dressing tenait à présent derrière les portes gondolées d’une petite armoire basique de taille standard.

Qu’il s’en prenne à ses vêtements avec si peu de tact ne l’avait pas aidé à s’attirer ses bonnes grâces et suggérer qu’elle enfile une robe plutôt que l’ensemble qu’elle portait pour venir travailler était une insulte directe à son chemisier fluide dont elle adorait particulièrement le col subtilement décolleté et les manches légèrement évasées. Tout au mieux avec cette robe, elle ressemblait à une invitée parmi les autres. Et pourtant, elle était magnifique. Elle embrassait ses courbes à la perfection et mettait en valeur ses atouts. Exactement toutes ces raisons qui faisaient de cette robe une pièce parfaitement inappropriée pour une simple secrétaire. Elle avait oublié comme Ji Hwan aimait que tout soit parfait, jusque dans les moindres détails. Aussi surprenant que cela puisse paraître aussi, Soyi était quelque part un peu soulagée de ne pas être reléguée au second plan, dans un tailleur si formel que n’importe qui l’aurait snobé toute la soirée en pensant qu’elle n’était rien de plus qu’une hôtesse à qui réclamer un verre d’eau glacé pour tempérer le trop-plein de coupes de champagne.

"C’est une façon déguisée de dire que je matche tes standards ?" Sa réponse l’amuse, un peu moqueuse, consciente qu’il n’est guère plus doué avec les compliments qu’il ne l’est avec les mots. N’importe qui ignorerait ce petit jeu du plus fort entre eux penserait que cette conversation à priori innocente et complètement professionnelle est en réalité du flirt. "Elle me plaît bien, c’est vrai." Dit-elle, baissant les yeux et passant ses mains sur le tissu parfaitement lisse, plaqué contre son corps. Elle ne pouvait nier que l’entendre apprécier sa silhouette, même s’il ne parlait sans doute que de la robe qu’il avait choisie, avait quelque chose d'indéniablement agréable.

Sa question, toutefois, la prend au dépourvu. Elle lèvent la tête, le menton légèrement relevé pour pouvoir le regarder complètement, les traits de son visage étrangement doux en dépit de la commande qu’il vient de formuler. Sous ses yeux, Soyi se sent comme une gamine que l'on vient de sermonner pour avoir manqué de respect à l’hôte de la maison. Et autant qu’elle et Ji Hwan entretiennent cette relation un peu ambivalente, un peu borderline et sur laquelle elle n’aurait pas réussi à mettre d’étiquette, autant elle se sent bien bête de se voir rappelée à l’ordre sur quelque chose de franchement élémentaire. "J’allais le faire." Invente-t-elle, pleine d’assurance pour ne pas avoir à s’excuser d’un oubli grotesque. Doucement, elle s’incline généreusement, avant de formuler ses vœux. "Je vous souhaite un excellent anniversaire, Monsieur Lim. Que cette année soit riche en nouvelles expériences et qu’elle vous apporte le succès que vous méritez. Soyez heureux et en bonne santé, c’est le plus important !" Formule surfaite, trop polie et trop guindée. Ses mots dégoulinent de trop mais c'est ainsi que les traditions vont et que les relations se font. "J’ai hâte d’entendre le discours d’un homme sage qui vient de fêter une année de plus." Autour d'eux, les regards convergent et assez rapidement, les gros poissons se frayent un chemin jusqu'au président, jouant des coudes pour faire comprendre à la secrétaire qu'elle n'a pas sa place ici.

Amenée à régler les derniers détails sur le programme et l'enchaînement des festivités, Soyi disparaît. Dans quelques instants, Ji Hwan livrera un nouveau discours dont le script est complètement imprimé sur les feuilles que Soyi dépose au pupitre installé sur la scène. Silencieusement, Soyi réagit aux ordres muets du vrai président, le père de Ji Hwan, présent dans un coin de la salle et dont le regard dur incite à ne pas commettre le moindre raté.

Ji Hwan ne donnait pourtant pas une grande importance aux anniversaires. Il préférait de loin qu’on ne lui souhaite pas plutôt que recevoir tous les mots hypocrites de ces présidents ou investisseurs. Alors il s’était surpris lui-même à s’entendre dire ces mots. Il ne savait pas si c’était différent pour So Yi ou s’il avait dit ça juste pour faire la conversation. Mais tout semblait avoir toujours été différent pour So Yi. Dès le début, il s’était laissé berné par des mensonges qu’il aurait compris en temps normal. Il lui avait fait confiance alors qu’il ne faisait confiance à personne en temps normal. Il l’avait appréciée alors qu’il n’appréciait personne en temps normal. Il l’avait pardonnée alors qu’il ne pardonnait jamais en temps normal. Il avait essayé de la comprendre alors qu’il n’essayait jamais de comprendre en temps normal. C’était agaçant de se rendre compte combien elle mettait de côté toutes les règles qu’il avait créées dans sa vie, mais il ne pouvait rien y faire. Il ne se fatiguait plus à lutter. S’il devait changer, soit. Il eut une sorte de rictus aux mots de So Yi. Ce n’étaient pas ces mots-là qu’il avait silencieusement espérés en disant ça. Si c’était ça qu’il voulait entendre, il savait qu’il n’avait qu’à se mélanger dans la foule et à attendre de se faire interpeler. « Merci », répondit-il lentement, avec un peu d’amertume. Mais à quoi d’autre pouvait-il s’attendre ? So Yi était une employée. Supposément, rien d’autre que sa secrétaire. Puis il tourna ses yeux quand elle évoqua le discours. So Yi ne savait rien de ce qui allait se passer. S’il lui avait dit au préalable, elle ne serait pas là, à porter une belle robe. Au fond, il savait qu’il ne devrait pas faire ça. Il avait mauvaise conscience. Mais son plan avait été mis en place de A à Z et c’était trop tard pour réaliser à quel point ce qu’il avait prévu était incorrect envers la jeune femme. Il l’observa quelques secondes. « Je ne pense pas que tu apprécieras vraiment ce discours. » dit-il dans une sorte de murmure. Il aurait très bien pu ne rien répondre mais peut-être qu’il essayait de se donner bonne conscience avec cette phrase. Il fallait le connaître par coeur pour savoir qu’il essayait de dire par là fuis tant qu’il en est toujours temps.

Très vite, l’anniversaire prit des allures de party basique, comme c’était toujours le cas. Ce n’était, encore une fois, qu’un prétexte pour s’attirer les bonnes intentions des personnes plus influentes que soi et pour se faire complimenter par ceux qui l’étaient moins. Puis, le moment était venu, celui du discours, du point important. Celui pour lequel Ji Hwan avait fait tant d’efforts. Sur la sorte de petite fête, présente simplement pour cet effet, il prit un micro et vit tous les regards vers lui. Une scène dont il était habitué : ce n’était pas son premier anniversaire, bien au contraire. La feuille qu’on lui avait transmise avait tout d’un discours normal. Ji Hwan le lut sans difficulté ; remercier les gens présents, parler de ses responsabilités qui grandissent encore à son âge, dire qu’il espère être à la hauteur de leur attente. Il avait l’habitude de ces mots vides. Puis au moment où les visages des quelques employés se détendirent en comprenant que c’était la fin, il reprit la parole. « Enfin, je souhaite profiter de cette occasion pour annoncer quelque chose d’important. » Ce n’était pas seulement le regard des employés qui étaient surpris ; ceux des invités et surtout, ceux de son père, au loin. Il n’hésitait pas à le regarder droit dans les yeux pour le défier encore plus si possible. « Après en avoir discuté avec ma fiancée, nous avons tous les deux décidé de rompre nos fiançailles. Cela faisait un moment que nous y pensions, alors même si cela semble être une nouvelle surprenante, j’espère que vous ne prendrez pas cela comme une position temporaire à la suite d’une dispute de couple. » La nouvelle eut l’effet d’une bombe pour tout le monde, mais il se sentait intérieurement soulagé d’enfin lâcher ça. Quelques murmures naissaient déjà dans la salle, quelques regards perdus vers So Yi aussi. « Comme vous le savez, nous nous sommes fiancés à dix-huit ans et j’en fais vingt-huis maintenant. Des deux côtés, beaucoup de choses ont changé et nos sentiments pour l’autre ne sont plus ceux qu’ils étaient autrefois. Malgré cette nouvelle surprenante, j’espère sincèrement que je pourrai compter sur votre soutien à tous. » Un sourire des plus hypocrites sur son visage – mais au fond, il aurait peut-être souri naturellement rien qu’à la vision du visage de son père. Il avait réussi son coup. Et les regards vers So Yi prouvaient une nouvelle fois qu’il avait cruellement réussi son coup.

Depuis son retour, elle s'était toujours placée à bonne distance de Ji Hwan et c'était la crainte qu'il revienne après elle qui lui dictait cette conduite un peu froide. Elle savait qu'il n'était pas l'homme bienfaiteur, sans doute bon parti mais jamais que dans l'apparence, trop rarement dans les actes, et elle n'avait pas oublié sa rancune ni sa fierté qui lui commandaient toujours de ne jamais laisser son ego meurtri – encore plus lorsque la coupable avait si peu de valeur sociale à ses yeux. Alors oui, Soyi s'était préparée à un retour de bâton depuis le début mais avec le temps, les échanges qu'ils avaient partagé et les nuits entières passées sur des dossiers qui les avaient tenus éveillés, une partie d'elle était venue à croire qu'il avait tourné la page sur son passé, sur ses extravagances et sur ses mensonges. Stupid fool.

Le discours du jeune président, Soyi le connaissait par cœur puisqu'elle avait aidé à le rédiger et l'avait relu tant de fois pour qu'il soit parfait qu'elle en avait imprimé les moindres ponctuations et s'entendait le réciter dans ses moindres intonations. Il n'y avait pas d'annonce importante à faire. Bêtement, la foule gobait le final d'un discours dont Soyi n'avait pas la moindre idée du contenu. Bêtement, leurs mentons s'étaient redressés, leurs oreilles étaient à l'affût et leurs yeux brillaient. Et parmi ces regards, celui toutefois sceptique du grand président qui ne savait guère plus que les autres ce qui l'attendait.

"Nous avons décidé tous les deux de rompre nos fiançailles." Sa robe était serrée mais ce n'était rien comparé au couperet qui lui est tombé dessus en entendant ces quelques mots qui avaient suffit en quelques secondes à retourner la situation.

Soyi n'entend pas le flot distinct des murmures qui animent le reste de son discours comme un fond sonore de croisière. Elle panique au milieu de toutes ses feuilles, passant les pages du programme à une rapidité folle, cherchant la ligne qu'elle aurait manqué "rupture des fiançailles" pour s'assurer que tout ça faisait partie du plan et que la soirée n'était pas fichue. Un moment, elle flanqua toutes ses fiches dans les bras d'un pauvre groom qui passait par-là et qui n'avait rien demandé à personne, sautant sur sa tablette pour continuer es fouilles furieuses. Puis elle avait levé le regard et Ji Hwan la regardait. Ce contact dura peu de temps mais c'était assez pour diriger les soupçons vers elle et subitement, les murmures devinrent plus clairs "c'est elle" et les pires verbes n'auraient pu rivaliser avec les commentaires inappropriés qui suivirent le silence final du président.

Elle était tétanisée, incapable de bouger et d'un coup, c'était le même scénario qui se répétait, comme dans un cauchemar. Elle n'a vraiment aucune honte. Venir ici, une fille comme elle. Et qu'est-ce qu'il lui trouve ? Cette robe ne lui va pas. Elle la boudine pas un peu ? Elle ferait mieux d'arrêter de manger. Elle n'a vraiment rien de spécial. Elle n'y connaît rien. Mais tu sais ce qu'on dit sur les filles comme elles. La stupeur de l'annonce s'était mélangée aux soupçons d'infidélité. Vainement, sa tête balançait de droite à gauche "non... non" mais ce n'était que des murmures dont tout le monde se fichait et dans la foulée, la tablette lui glissa des mains et s'écrasa au sol, attirant davantage l'attention mais la tirant par chance de sa torpeur.

Elle venait de comprendre l'intérêt soudain de sa venue pour Ji Hwan. Il l'avait laissée se démener avec l'organisation d'une soirée qu'il avait sciemment prévu de saboter sur son dos. Et c'était elle qui en payait les frais. Audacieux de penser qu'il avait pardonné à l'étudiante superficielle qu'elle était sa trahison et ses mensonges. Tout ça c'était prévu. Et il n'avait pas hésité une seule seconde à se servir d'elle, cherchant les compliments pas moins d'une heure avant de monter sur scène, offrant sourires et jolie robe pour l'adoucie, pour lui laisser penser qu'il avait pardonné, pour le seul plaisir de voir la fureur dans les yeux de son père.

Et pour déshonorer sa famille, il n'avait pas hésité une seule seconde à la déshonorer elle.

Une main se posa fermement sur son épaule. "Hong-biseo" Soyi la chasse d'un mouvement sec et s'extirpa de la foule. La femme semblait surprise, un brin de malaise avait envahi les traits de son visage mais elle murmura quelque chose sur le programme et merde, le programme Soyi n'en avait rien à faire. "Je dois sortir. Je dois sortir, je..." Elle était complètement perdue et cherchait un visage familier dans la foule auquel se raccrocher. Mais elle n'en croisa aucun, pas un sauf celui de Ji Hwan. Et son cœur se glaça lorsqu'elle l'observa, assez longtemps pour que la peur et la honte sur son visage se transforment en une rage si pure qu'elle coulait dans ses veines et inondait son regard comme le meilleur des whisky qu'il ne boirait jamais.

Et elle était partie.