Il est minuit passé quand un taxi me dépose devant un bâtiment. Ma soirée ne fait que commencer quand je pose les pieds dans celui-ci, découvrant un jeu de lumières qui brûle mes pupilles. Par le nombre de personnes présentes ici, je comprends que le bouche-à-oreilles est assez efficace. Depuis quelques semaines, j’ai entendu son nom circuler dans le dortoir des étudiants qui n’ont pas voulu rejoindre une fraternité. Il y a donc de grandes chances que je tombe sur une tête connue parmi les clients mais ce n’est pas pour me déplaire. Après tout, l’entente est plus que cordiale avec mes voisins de chambre, y compris ceux qui se trouvent au fond du couloir. D’ailleurs, je suis actuellement en train de m’aventurer dans l’un de l’établissement. Il ne me paraît pas spécialement grand. Ils doivent jouer la carte de la convivialité et de l’intimité. Je suis certaine qu’un jour, ça sera le revers de leur succès. Si la musique est si excellente, beaucoup plus de personnes voudront venir ici. Mais pour le coup, ce n’est pas mon problème. Échangeant un sourire complice avec mes deux amies qui m’ont accompagnées, une lueur d’excitation s’empare de mon regard quand la musique devient de plus en plus omniprésente. Finalement, la soirée est déjà entamée pour une partie des fêtards. En effet, un concert est en cours. Tout à fait le style de musique j’apprécie…

Accoudée au comptoir, je sirote un cocktail alcoolisé. Malgré ma grande taille et la largeur de la salle principale, je peine à voir leur visage. Je dois être fatiguée, plus que je ne l’aurais imaginé, à force de courir après les contrats. Mon menton glisse le long de ma main, n’appréciant pas cette sensation de déjà-vu. En effet, le morceau qu’ils jouent me parle. « J’ai déjà entendu ça quelque part. Ils sont connus ? » Demandai-je à une de mes amies. Celle-ci secoue la tête négativement. Envahie par une bonne dose de curiosité, je lâche un soupir avant que le refrain me donne la réponse lui-même. A moins que ça soit grâce à ma mémoire ? Je me redresse sur mon siège et me sers des appuis-pieds pour me tenir debout. Par chance, mon sens de l’équilibre est parfaitement au point, lui. « Ce n’est pas vrai… » Il Nam ? Depuis quand il est en ville ? Je ne sais pas si je dois être en colère ou être heureuse… Je sais juste qu’il est hors de question de partir sans lui adresser un mot. Dans le cas contraire, ça serait bien ironique. Je n’ai plus qu’à attendre qu’il finisse… Bon sang, je n’en reviens pas.

La soirée battait son plein et la chaleur sur scène devenait presque étouffante. Je sentais la sueur sur mon front et dans mon cou, dégoulinant le long de mon dos, et pourtant je continuais de chanter, sauter, jouer. Mon énergie et mon enthousiasme n’avaient pas de limites lorsqu’il s’agissait de ma passion. Rien ne pouvait nous arrêter. C’était la deuxième fois qu’Illmatic se produisait cette semaine, chose moins courante depuis que Kitae et moi étions revenus de notre aventure de trois années entières. Avec les études et mon monde qui s’était agrandi en dehors de mon meilleur ami, ni l’un ni l’autre n’avions autant de temps libre qu’avant. Les opportunités étaient elles aussi devenues plus restreintes, et nous devions nous contenter de ce que l’on voulait bien nous offrir. Mais cela nous suffisait.

Alors que nous jouions nos dernières notes, puis remerciions la foule qui s’était rassemblée spécialement pour nous écouter, je remarquai du coin de l’œil une silhouette qui me sembla étrangement familière, bien qu’elle fût trop loin pour que je puisse distinguer correctement son visage. Et c’était sans compter les lumières aveuglantes qui se promenaient encore sur la scène. Piqué par la curiosité, je remballai en vitesse nos instruments et, informant Kitae qu’il pouvait rentrer avant moi, me dirigeai tout d’abord vers une pièce à l’arrière pour changer rapidement de t-shirt, l’autre étant pire que pas présentable. Je me servis d’une serviette pour sécher approximativement mon visage, et partis enfin à la rencontre de cette fameuse personne qui – sans le savoir – ne m’avait pas laissé le temps de reprendre mon souffle.
L’excitation présente dans la salle quelques minutes plus tôt s’était un peu calmée, et, tandis que beaucoup choisissaient de rentrer chez eux, les autres préféraient terminer leur soirée de manière plus détendue avec une bonne bière bien fraiche. Certains, me reconnaissant à mon passage, me saluèrent d’une accolade tout en me mitraillant de compliments. J’aurais très certainement rougi si ce n’était pas déjà le cas avec toute cette chaleur.

Plus j’avançais, plus j’avais l’étrange impression que ce n’était pas la première fois que je la rencontrais. Soudain, je me souvins de ces traits bien distincts, de ce regard. Comment aurais-je pu oublier ? Nous n’avions pas été meilleurs amis, mais elle n’avait presque pas changé. Elle était par ailleurs l’une des rares personnes que je pouvais sincèrement me réjouir de revoir. En revanche, quant à son prénom…
« Ri… » Je fis une pause. Est-ce que je vais me faire frapper si je me trompe ? Déjà que j’avais des difficultés à retenir le nom de personnes que je venais tout juste de rencontrer, alors me rappeler celui d’une jeune femme que j’avais connue il y a… un peu moins de dix ans, probablement… ? Après m’être traité mentalement d’idiot, je murmurai plus pour moi-même qu’autre chose plusieurs variantes de prénoms pouvant commencer par Ri, dans l’espoir que l’une d’elles sonne familière à mes oreilles. « …Sae… ? » Ouaip. C’est bien ça. Un grand sourire se dessina sur mes lèvres tandis que je m’approchais d’elle.
« Risae ! » Je l’observai un court instant avant d’ajouter : « Tu te souviens de moi ? C’est Ilnam ! Ça fait tellement longtemps ! Je suis content de te voir. Qu’est-ce que tu deviens ? »

Le monde est petit. Je n’ai jamais imaginé un seul jour que j’aurais l’occasion de revoir son joli visage. C’est donc la surprise qui est le premier sentiment qui s’empare de moi. Puis, vient un mélange de fierté et de regret. En effet, son talent sur scène est difficile à manquer. Il se produit devant une centaine de personnes et joue aisément. Son énergie est contagieuse et me fait sourire à plusieurs reprises alors que les chansons s’enchaînent. Tout laisse à croire qu’il n’est pas à sa première expérience sur scène. Comment ne pas avoir de regrets dans ce cas ? Le jeune homme n’a pas cherché à renouer contact alors qu’il était bien sur Séoul ? Et puis finalement, qu’est-ce qui me dit que le jeune homme avait quitté la capitale ? Ces questions restent sans réponse mais je compte y remédier. Je ne suis pas la mieux placée pour lui demander des explications, nous n’étions que de simples copains à l’époque. Je ne veux pas non plus me montrer trop froide dès le début. Nous avons tous nos propres souvenirs et notre vision du monde. Et puis … Qui sait ? Il Nam est peut-être devenu complètement stupide. Ah ah.

Le petit concert se termine sous les acclamations et ovations du public dont je fais partie. Abandonnant ma boisson, je continue de suivre l’artiste du regard et réalise bien tardivement qu’il se dirige vers moi. Je suis une nouvelle fois sous l’émotion de la surprise. Malgré sa performance, mon ancien camarade m’avait remarqué. Dommage que les agences de mannequinat n’en font pas de même. Je pourrais arrêter de stresser et douter de mon avenir fortement lié à mes rêves de gloire. Je recule légèrement et le gratifie d’un sourire. « Difficile de ne pas se souvenir de toi. » Je le salue d’un signe de la tête distinctif. « Je te rappelle que je faisais presque de ton fan-club. » Presque, oui. En tout cas, Il Nam est heureux de me voir. Son sourire me pousse à l’imiter, même en dehors de la scène. Sacré charisme. « Je suis étudiante en langues, comme de nombreux étudiants dans ce pays. » Rien d’original en soi. Enfin, je ne tiens pas à évoquer ma vocation pour la mode, pas de suite. J’ai l’impression qu’il a beaucoup plus de choses à me raconter. A moins que j’exagère, que je le mets trop sur un piédestal. « Et toi ? Je ne savais pas que tu étais devenu une star. Tu te produis sur scène depuis combien de temps ? » Dans ce type de locaux, j’entends. J’échappe finalement un petit rire, consciente d’avoir exagérée un petit peu pour le coup.