Monsieur Han n'a jamais été quelqu'un de méchant. D'aucun dirait qu'il est même foncièrement gentil. Parfois même, un peu trop? Son amour de la simplicité lui a souvent valu d'être traité d'idiot ou d'esprit lent. Il faut dire qu'il n'est pas toujours très attentif à ce qui l'entoure, et que malgré toute sa bonne volonté, il possède un pouvoir d'agacement beaucoup plus grand qu'on pourrait l'imaginer. Il faut avouer qu'il n'en a pas l'air comme ça, propre sur lui, avec des vêtements toujours trop grands pour lui, lui donnant des airs de petits garçons perdus. Mais même l'innocence et la gentillesse peuvent être des poisons redoutables.

La journée était belle, et monsieur Han était de bonne humeur, mais y avait-il seulement un jour où il ne l'était pas? Il était assez tôt dans la matinée, et notre cher ami avait envie d'un bon café. Heureusement pour lui, l'endroit rêvé pour en prendre un était apparu sur sa route au bon moment! Le Shark Coffee Shop. Poussant la porte, l'homme d'environ quarante ans s'avança vers le comptoir pour commander. Il se dandinait un peu comme un pingouin, et avait un sourire à la Simplet des sept nains de Blanche-Neige.

« Bien le bonjour! » Sa voix était quelque peu nasillarde et il traînait sur ses fins de phrases. « C'est vraiment une bien belle journée hein? J'en profitais pour me promener, et pi' j'ai eu une envie de café! » Il s'étalait facilement monsieur Han, un traquenard dont il était difficile de se sortir. « Et il a l'air bien charmant vot' café vous savez? Et du coup me voilà. J'voulais savoir si, du coup, je pouvais avoir un café crème, et puis j'aimerais bien accompagner ça avec un croissant s'il vous plait? » Il ne cessait de jeter des coups d'œil par-ci par-là, avec la même étincelle de naïveté qu'on peut avoir en découvrant un nouvel endroit.

Pour rejoindre une fraternité, il fallait toujours passer par la case bizutage. Je l'avais si facilement oublié. Malheureusement pour moi, ils avaient bien compris que j'avais du mal à être aimable, alors ils m'avaient donné la mission de servir les clients avec un grand sourire et de leur plaire. Que c'était ennuyant... Je n'avais pas la moindre envie de le faire, et pourtant. Et pourtant, j'étais quand même là, dans le Shark Coffee, à commencer ma journée. Je le faisais pour faire plaisir à Yuuma. Yuuma... Mon poème était si ridicule. J'avais fait de mon mieux, j'avais cherché sur Internet comment il fallait s'y prendre pour faire un poème à l'élu de son cœur. J'avais suivi les conseils mais c'était horrible... Je n'étais pas faite pour ce genre de choses niaises, décidément.

La porte s'ouvrit sur un homme. Il avait l'air d'avoir environ quarante ans. Le sourire aux lèvres, les yeux plein d'étincelles. Le problème était que sa bouche s'ouvrait beaucoup trop de fois pour laisser étaler des paroles qu'il n'y avait pas besoin de dire. Mais il n'était pas méchant. C'était le principal. Il fallait juste que je le serve, n'est-ce pas ? Essayant de sourire, cela ressemblait plus à une grimace qu'autre chose. Je faisais de mon mieux. « Bonjour. Oui, c'est une belle journée... » Je ne voyais pas ce que cette journée avait de beau par rapport aux autres, mais soit. « Je vous fais ça tout de suite. Merci pour les compliments pour le café. » C'était ma première fois ici et je devrais plutôt être à la place de l'homme, plutôt que derrière le comptoir. Je m'agitai pour lui préparer son café crème avec son croissant... son croissant qu'on ne vendait pas ici. Ah. Soupirant, je me tournai vers l'homme, essayant d'aborder le plus beau sourire que je pouvais montrer (ce qui était un échec). « Je suis désolée Monsieur, mais nous ne vendons pas de croissant ici. Souhaiteriez-vous prendre autre chose à la place ? » Cela me dépassait de devoir rester polie et aimable, je détestais ça. Au moins, vu son caractère, il ne le prendra pas mal. Du moins, j'espérais.

Monsieur Han voyait toujours le monde haut en couleurs. Pour lui, tout le monde était gentil et serviable, et tout le monde méritait d'être traité comme tel. Il vivait dans un univers édulcoré où les mauvais côtés de la vie se prenaient des attaques de paillettes et de confettis. Si bien qu'à ses yeux, la jeune femme qui le servait avait l'air aussi enjouée qu'une fée shootée à l'eucalyptus. Et autant dire que dans son langage à lui, c'était comme ouvrir ses cadeaux le matin de Noël. Sa commande acceptée, Monsieur Han était aux anges. Il en avait rêvé de ce café et de ce croissant, depuis au moins une bonne demie heure ! Et son rêve allait enfin se réaliser. Et soudain, c'est le drame. Ils ne vendaient pas de croissant. Qu'à cela ne tienne, ça ne gâcherait pas sa journée. « Oh mais y a pas de problème Mademoiselle! Vous savez je suis pas quelqu'un de compliqué! » Et il n'y avait rien de plus vrai. Il serait extrêmement dur de trouver plus simple que Monsieur Han. « De nos jours les gens se prennent la tête pour si peu, ça n'a pas de sens! » Il se balançait doucement sur ses pieds, on croirait vraiment voir un gamin qui attendait. Quoi. C'était là toute la question. « Alors voilà, on va pas jouer les difficiles, ça vous ferait perdre du temps et je veux pas vous embêter vous savez! » Pourtant ça faisait bien déjà dix minutes qu'il passait commande. « Du coup, j'vais vous prendre un café bien noir, avec un sucre si c'est pas trop vous demander... » Il laissait sa phrase en suspens, indécis. « ... avec un croissant. » Il faisait pas exprès Monsieur Han. Il était dans son monde Monsieur Han. Et c'était pas toujours facile à vivre pour les autres. Mais Monsieur Han ne voyait pas, comme d'habitude.

Tentant de garder un sourire parfait, je fixais le client pour savoir ce qu'il allait choisir. Nous ne vendions malheureusement pas de croissant, il fallait qu'il choisisse autre chose. Mais comment cela se faisait-il que les clients ne regardaient pas ce qui était disponible avant de prendre commande ? C'était insensé. Je n'avais définitivement pas les nerfs nécessaires pour m'occuper d'inconnus stupides. Ce fut donc avec un sourire crispé que je répondis à son affirmation, hochant légèrement de la tête pour montrer mon accord inexistant. Tant mieux s'il n'était pas quelqu'un de compliqué. Cependant, s'il pouvait bien fermer sa bouche et choisir ce qu'il souhaitait prendre, cela m'arrangerait bien. Je continuai à acquiescer tandis que ma seule envie était qu'il se taise, et, enfin, il passa commande. Un café noir... Il n'avait pas besoin de changer son café, le café crème nous le faisions... Mais, un croissant ? Un croissant ? Je ne pus m'empêcher de me mordre la lèvre et de mettre mes mains derrière mon dos pour serrer les poings, soufflant pour garder mon calme. Quel imbécile. Je me demandais bien comment on pouvait être aussi idiot. Cela relevait de la magie. « Nous n'avons pas de croissant Monsieur, je vous l'ai déjà dit. » répondis-je en appuyant sur la deuxième partie de la phrase. « Prenez autre chose. Regardez sur nos cartes au lieu d'imaginer tout et n'importe quoi... » commençai-je, avant de m'apercevoir que je ne devrais pas dire ça. Je repris donc immédiatement ma phrase et la poursuivis, sans oublier le sourire. « … bien que je comprenne votre extrême envie pour un croissant, les croissants sont délicieux. Nous en ferons peut-être à l'avenir. » Mais je n'en aurai strictement rien à faire. Même en étant chez les sangos, je ne voulais pas revenir travailler ici. Ce n'était que le premier client que je rencontrais, mais pourquoi étais-je déjà si fatiguée ?