Mai 1995, avant la naissance de Jia Ming
Sans études. Issue d’un milieu pauvre. Tout juste jolie, mais pas assez non plus. Yifei n’était qu’une petite Chinoise parmi tant d’autres, avec son accent épais et rustique modelé par le gan, le dialecte chinois parlé dans le Jiangxi. Il n’y avait pas grand-chose qu’elle pouvait faire. Elle pouvait travailler pour un salaire de misère dans un grand hôtel de Hong Kong, où elle devait se faire oublier et nettoyer jusqu’à avoir les mains en sang du matin au soir. S’excuser mille fois pour mille fois rien. Faire des heures supplémentaires à peine payées pour arrondir ses fins de mois. Ouvrir la porte de la chambre qu’elle était en train de laver lorsque le patron venait en personne y toquer. Fermer les yeux, serrer les lèvres en attendant qu’il en ait terminé d’elle… Puis recommencer la même ritournelle jour après jour…

Février 1996, naissance de Jia Ming
Quand Zhou Feng Yi Xuan Jia Ming est né, Yifei n’a pas eu de réaction épidermique en le voyant. S’il y avait bien une chose qu’on devait donner à sa mère, c’était l’amour dont elle était capable même dans les pires situations. Alors elle se réjouit d’avoir un petit garçon en bonne santé et se promet de s’en occuper du mieux qu’elle le peut, avec les maigres revenus qui sont siens… surtout depuis qu’elle a été virée de l’hôtel, lorsque son ventre avait commencé à s’arrondir. Mais Yifei était capable de transformer trois fois rien en petits miracles.

Décembre 1998, 2 ans
Il fait froid. Ils n’ont plus de toit au-dessus de la tête parce qu’ils ont été mis à la porte de leur misérable logement. La vie dans la rue ne fait que commencer, mais sera entrecoupée de moments plus agréables où ils trouveront de bon samaritains qui voudront bien s’occuper d’eux quelques temps. Mais Yifei a du mal à faire confiance. Et elle finit toujours par croire que retourner à la rue est préférable…

Août 2001, 5 ans
Yifei était malade depuis un moment. Des hommes l’amènent à l’hôpital. Quant à Jia Ming, on l’amène plutôt dans un orphelinat en lui faisant la promesse creuse que sa mère reviendra le chercher. Il sera traîné d’orphelinat en orphelinat pendant sept ans encore. Les adultes aux grands yeux souvent bleus qui viennent voir les bébés comme s’ils étaient derrière les cages d’un zoo ne veulent que des bébés et Jia Ming est déjà trop grand. Dans ces orphelinats, il ne subit pas de violence physique, mais on l’ignore. Trop d’enfants, trop de travail, pas assez d’heures dans une journée et pas assez de bras pour faire tout le travail. L’amour manque cruellement.

Février 2008, 12 ans
C’est son douzième anniversaire. Avec un ami, ils ont décidé de prendre la poudre d’escampette. De toute façon, ça ne peut pas être pire que l’orphelinat. Alors ils deviennent des garçons de la rue. Le genre qui volent pour survivre, jusqu’à ce que des « plus vieux » les remarquent et les ramène dans la planque du petit gang de rue qui sévit dans le quartier chaud de Hong Kong. Ce n’est pas le paradis, mais c’est mieux que tout ce qu’ils ont connu jusque-là. Et c’est facile quand on n’a pas vraiment appris à quel point il est mal de vendre de la drogue. Ou qu’utiliser ses poings pour régler un argument qui ne tourne pas en notre faveur n’est pas mieux.

Avril 2014, 18 ans
Wow, il est amoureux… Elle est belle, elle est mince, elle a de grands yeux débridés et elle a des goûts de luxe. Elle peut bien. C’est la fille du Bâton Rouge de la Triade locale. Il va se brûler les doigts. Les ailes. Absolument tout. Mais il s’en fout. Il touche quand même et elle aime ça, alors pourquoi pas ?

Décembre 2016, 20 ans
Il faut bien une fille comme elle pour ne pas avoir peur de froisser un gars comme lui. Combien de temps peut-on tromper un sale voyou de gang de rue avant qu’il ne pète les plombs ? De toute évidence, ad vitam aeternam… parce que Jia Ming ne pète jamais les plombs. Par contre, il rompt lorsqu’il en a assez. Surtout lorsqu’elle se rapproche de celui qu’il pensait être son meilleur ami. Ce petit con qui a fui l’orphelinat avec lui. Ça la vexe. Elle fait croire qu’il la bat. Elle est même prête à se jeter contre les murs. À tomber dans les escaliers. À se casser un bras avec une brique. Elle est folle. Elle a décidé de l’anéantir et il n’y a aucune raison pour que la famille mafieuse croit davantage une petite frappe comme lui qu’ils ne veulent pas avoir comme gendre plutôt que leur sang. Leur chair. Alors il fuit. Encore. Lui qui avait commencé à voir une impasse dans sa vie, certain que le gang n’était plus pour lui, que ce qu’ils faisaient était plus mal qu’il ne l’avait d’abord cru… Peut-être que c’est le destin qui lui faisait un signe. Un signe foutrement flippant.

Février 2017, 21 ans
Il a réussi à avoir des papiers. Plein de papiers. Des papiers pas toujours légaux, mais des papiers qui lui donnent quand même le droit d’aller en Corée du Sud en tant qu’étudiant étranger. Ou du moins, qui en donnent le droit à Xuan Jia Ming. Ce n’est pas exactement comme ça qu’on l’appelle en Chine… mais c’est mieux ainsi. Les deux premières années lui permettent de reprendre ce qu’il avait perdu pendant les années de vache maigre.

Mars 2019, 23 ans
Jia Ming profite de la perte de réputation de Yonsei pour y entrer. Il profite d’une petite bourse, non pas remise par l’université mais plutôt par l’école dans laquelle il a fait son rattrapage. Elle ne couvrira que sa première session d’études, mais peu importe. Pour le reste, il travaille à temps partiel dans un petit bar à ramens qui ne paie pas de mine. Jia Ming a connu pire. Pour le moment, les choses sont au beau fixe. Il essaie de ne pas penser à l’immigration, qui pourrait lui faire des problèmes si certaines failles dans ses papiers sont trouvées. Il ne peut pas rentrer à Hong Kong. Il ne peut pas affronter le gang qu’il a lâcher. Il ne peut pas faire face à la révolte politique qui sonne le glas de la liberté. Et il ne peut surtout pas prendre le risque que la Triade lui mette la main dessus…