Le Chat L’Heureux, sa petite fierté. C’était que Raphaël, il y avait mis beaucoup d’énergie dans ce café. Cadeau de sa mère biologique qu’il n’avait malheureusement pas eu la chance de connaître, mais elle avait estimé que son bien devait lui revenir. Il avait pris le risque de tout changer. D’imposer sa nationalité française dont il était si fier dans un pays qui n’était pas le sien. Il aimait venir y travailler durant son temps libre parce qu’il s’y sentait parfois plus à l’aise qu’à l’université. Il avait imposé à ses employés d’accueillir les clients avec quelques mots en français. Il avait toujours des soucis avec le coréen malgré les cours particuliers, alors il n’avait aucun scrupule à les soumettre à sa langue maternelle. Raphaël, il avait le contact facile, parfois un peu trop pour cette culture qui n’était pas la sienne et qu’il avait encore du mal à comprendre et à apprivoiser. Avec ses traits digne d’un pur produit coréen, on avait parfois du mal à croire qu’il avait grandi ailleurs.

Il offrait son plus beau sourire aux habitués et tentait de rester neutre quand il sentait les doigts de certaines femmes frôler sa main alors qu’il récupérait la monnaie. Il faisait abstraction des tentatives de séduction et des numéros de téléphone abandonnés sur des serviettes. Il servait un opéra accompagné d’un chocolat chaud avant de repérer une tête connue. Il retirait son tablier, laissant la caisse à ses employés, avant d’attraper un jus d’orange pour le rejoindre à sa table. Théo. Il ne le connaissait pas très bien. Il l’avait simplement surpris à parler français avec certains de ses amis et le manque de sa mère patrie l’avait rapidement envahi. Il n’avait pas hésité à s’incruster dans leur conversation comme le malpoli qu’il était.  « Salut ! » qu’il disait dans son plus beau français, alors qu’il tirait la chaise pour s’y assoir. Il n’avait pas demandé l’autorisation. Encore une fois.  « Ça t’embête si je fais une petite pause avec toi ? » Ça Einstein, c’était avant qu’il fallait le demander. Il poussait la bouteille de jus vers lui pour tenter de l’amadouer. Un jus et un sourire.

Après avoir passé toutes ces années sur les routes, ou dans le trafic aérien, j'ai l'impression d'être un véritable citoyen du monde. J'oublie les questions de nationalité, d'origine, et pourtant, j'ai mes habitudes dans un café français. Il faut dire que je ne pourrais jamais m'habituer aux sucreries et gourmandises coréennes après avoir pu dévorer à plusieurs reprises les desserts français. Certains amis, des expatriés comme on dit, possèdent un ressenti similaire. D'ailleurs, suite à la décès de la gérante, nous avons un peu peur que le café ne puisse pas trouver un nouveau propriétaire aussi efficace qu'elle. Ainsi, nous aurions dû trouver un autre point de chute. Nous n'avons rien contre les Paris Baguette et les franchises de Tous les jours mais ce n'était pas la même chose. Les locaux étaient presque devenus comme une seconde maison, pouvant échanger librement dans un coin tranquille. Je vous invite à deviner notre réaction quand, après plusieurs semaines, nous avons pu nous retrouver au même endroit. Bien sûr, il y a eu quelques changements dans notre vie comme dans le café. Avec les gars, nous nous ne sommes pas vus récemment et on s'était préparé à se poser ailleurs dans le pire de cas... Mais, écoutez, impossible n'est pas français. Nous avons eu une certaine chance, c'est évident.

Plusieurs cafés et un thé se trouvent sur notre table ronde. Il ne reste plus grand-chose à manger. Seul cet éclair au chocolat fait preuve de résistance mais pour combien de temps ? Retenant un sourire, je suis convaincu d'être le futur vainqueur de cette partie. Notre éducation à la française nous inviterait à faire des politesses jusqu'à la dernière seconde avant la fermeture de l'établissement. Comme d'habitude, je compte jouer sur ce point pour attraper la gourmandise sans tarder. C'est ce que je finis par faire quelques minutes après. Evidemment, j'entends les commentaires des rageux à côté de moi tandis que je commence à savourer l'éclair comme il se doit. " Qui suis-je pour virer le propriétaire de son propre établissement ? " J'échappe un rire et me décale un peu pour qu'il puisse s'installer plus confortablement, et ce n'est pas forcément dû à ce jus... Vous ne pouvez pas à savoir à quel point les jus de fruit peuvent coûter cher par ici et Raphaël doit être au courant. " Prends autant de pause que tu veux. " Je retiens un rire et tends un verre. " Si tu pouvais juste me servir avant. " Je secoue la tête, loin d'être sérieux. " Pas trop dur, aujourd'hui ? "