J’étais crispé. Tendu. Inquiet. J’avais pensé à tout, à mon passé notamment. C’était même d’ailleurs en premier que j’y avais songé. Je relève le visage en regardant autour de moi à la lecture de ce simple petit message laissé dans mon casier. Est-ce que quelqu’un avait pu deviner que je traficotais avant ? J’étais con, jeune, peut être un peu influençable. Aujourd’hui, c’était bien loin d’être le cas. Le bout de mes doigt se glisse sur le papier blanc sur lequel était écrit le mot. J’avais appris à me méfier de la contenance de ces petits mots : une encre pouvait être empoisonnée. Un simple petit geste pouvait conduire à son ingurgitation et à la mort plus ou moins rapide selon la puissance du produit qui pouvait être utilisé. Je reste un instant le regard interdit, perdu dans les plus profondes de mes pensées. Qui ? Comment ? Quoi ? On pouvait rarement faire plus mystérieux. Je songeais quelques instants à une fille de la faculté. Peut être que quelqu’un voulait me voir discrètement après les cours en croyant que mes antécédents de dragueur invétéré continuaient de perdurer. C’était idiot de penser cela.

Je finis par reposer le mot dans mon casier en allant vers les toilettes les sourcils toujours aussi froncés. Je me saisis d’un peu de savon pour laver mes mains et les frotte en grommelant. « Vivement que je rencontre cette personne. Tellement de mystère pour rien, j’en suis quasiment certain. » Je sèche mes mains à l’aide d’un essuie-main et je quitte rapidement les toilettes en me saisissant de mon téléphone portable. Si ce mystérieux « Je dois vous voir ce soir à 20h sur le parvis » m’inspirais un goût amer étrange relié au passé, j’avais vite compris que je n’aurais pas à faire à quelqu’un de familier. Quelqu’un que je voyais tous les jours. Ce n’était pas non plus un étudiant. Car un étudiant ne m’aurait jamais vouvoyé. C’était peut être quelqu’un d’âgé. Là, j’avalais durement ma salive. Une personne âgée ne présageait rien de bon : soit cela pouvait être mes parents que je n’avais pas vu depuis quelques années déjà. Soit cela pouvait être un de ces mafieux qui me dirigeaient à l’époque où je faisais le con. Dans tous les cas, ça ne sentait pas bon. Je me demandais alors s’il fallait que j’y aille, s’il fallait que j’y aille seul, s’il fallait que je me cache pour espionner la personne qui viendrait. Peut être une de ces solutions était-elle la bonne, je n’en savais que trop rien. J’étais un peu paumé je devais bien l’avouer.

Je rejoins alors pensif ma salle de classe. J’arrivais encore et toujours en retard, le professeur en avant tellement l’habitude qu’il ne me portait plus aucun regard lorsque je rentrais. Il se contentait de mettre un petit bâtonnet sur une liste recensant les élèves les plus assidus et les moins assidus. Inutile de préciser de quelle liste j’étais l’un des premiers, c’était plutôt logique. Le cours passa, plus ou moins rapidement. Je quittais la salle de classe vers le coup des 18h. Je me décidais alors à m’installer sur les escaliers. De toute façon, de nuit, il y avait probablement des caméras de surveillance et je ne serais pas le dernier à être encore sur le campus. Devait y avoir des élèves encor. Du moins, c’est la chose que j’espérais. Lorsque le froid commença à se faire sentir, j’enfilais bien rapidement un bonnet sur mes oreilles en soufflant. Je glisse mes mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Une heure passa puis deux. Plus le temps passait, plus j’étais méfiant. Sur mes gardes en regardant la rue clairement assombrie par endroit et plus éclairée à d’autre. J’étais plutôt du côté éclairé. Heureusement.

Je suis une femme et mannequin accomplie, une jeune femme ayant fait de bonnes études, respectée. Je fais don de 10% de mes revenus à des organismes caritatifs, je pourrais même enseigner le catéchisme tous les dimanches. J'ai un cercle familial et amical rapproché que j'aime, et réciproquement. Du moins de ce que les journaux en disent. Si vous me rencontriez, vous m'apprécieriez. Je n'en doute pas, parce que j'ai croisé un échantillon significativement large de personnes auprès desquelles mon charme a toujours opéré. J'ai le genre de sourire assez répandu chez les personnages de feuilleton télévisé mais plutôt rare dans la population normale, aux dents dont la blancheur éclatante est irrésistible. Je suis le rancard que vous adoreriez emmener au remariage de votre ex. Amusante, excitante, je suis l'escorte idéale, l'épouse de votre patron n'a jamais connu jeune femme aussi agréable. J'incarne aussi le juste équilibre entre intelligence et réussite qui ravirait vos parents si vous me présentiez à eux. Les sociopathes sont renommés pour posséder un ego si boursouflé qu'il ne déparerait pas un tableau de Rubens. Je transpire l'assurance à un niveau beaucoup plus élevé que celui que devraient me permettre mon ancienne apparence physique et mon ancien statut social.

L'un des aspects les plus frappants de ma confiance en moi est peut-être ma capacité à soutenir les regards. D'aucuns appellent cela "le regard du prédateur", et il semble que la plupart d'entre nous, les sociopathes, en soient dotés. Ce regard pouvant trahir l'hostilité, on recommande aux visiteurs des zoos de ne pas fixer les gorilles, qui risquent de l'interpréter comme un signe d'agression. La majorité des gens ont l'air de penser la même chose, sinon les défier du regard ne serait pas un tel jeu pour nous. Les sociopathes diffèrent du reste de la population. Un contact visuel prolongé ne nous perturbe en rien. Notre inaptitude à poliment détourner les yeux est en général perçue comme de l'aplomb, de l'agressivité, de la séduction ou de la prédation. Elle désarçonne, mais d'une façon souvent excitante. C'est du fait de la manipulation que la sociopathie est mal perçue. Je ne vois pas pourquoi. Il s'agit juste d'un échange de bons procédés. Une personne souhaite quelque chose de particulier ; vous plaire, se sentir désirée ou utile, être vue comme quelqu'un de bien ; et la manipulation n'est pour elle qu'un moyen rapide et pas très net de se satisfaire et de faire plaisir. On pourrait tout aussi bien parler de séduction. L'un de mes amis sociopathes m'en a donné un bon exemple. Un type veut vendre sa voiture 5 000 dollars, un autre veut en acheter une 10 000. Je connais les deux, qui, eux, ne se connaissent pas. J'achète la bagnole du premier à son prix, je la revends au second à son prix ; j'empoche la différence de 5 000. En économie, ça s'appelle de l'arbitrage et ça se passe tous les jours à Wall Street (et ailleurs). Chacun obtient ce qu'il désire, tout le monde est content, et il en va ainsi tant que les deux types ne font pas le lien et n'en apprennent pas plus que le strict minimum. J'encourage donc leur ignorance pour le bénéfice de tous... surtout le mien.

Voilà mon quotidien depuis l'arrivée de cet homme dans ma vie. Le violeur de ma soeur chérie. Celui qui m'a rendu si mauvaise. Si manipulatrice. Si triste. Rien ne m'arrêtera pour le faire souffrir comme il le mérite. Lui mais aussi tous ses proches. S'il en a. Je le tuerai. Oui. Je l'ai promis. J'en ai fait le serment. Et pour cela, j'ai besoin d'informations. D'aide. Et cet homme à qui j'ai donné rendez-vous va très certainement pouvoir m'aider. J'espère qu'il sera là. Je regarde ma montre et hoche doucement la tête. Il devrait déjà être au point de rendez-vous. Je dois me dépêcher. Il ne faudrait pas qu'il s'en aille.

J'y suis. Et il est bien là.

- Merci d'être venu ! dis-je, en arrivant du côté sombre de la rue. Je doutais de votre présence.

Je relève le regard en entendant que l’on parle tout près de moi. Je l’avoue, je suis clairement surpris. J’ai un geste de recul. A cette heure-ci, si ce n’est pas quelqu’un en rapport avec la mafia, c’est que je ne les connais plus.  Je la regarde de haut en bas avec méfiance. Qu’est-ce qu’une fille peut bien me vouloir ? J’évalue dans ma tête les hypothèses une par une.

Est-ce que c’est une ex copine ? A première vue et d’aussi loin que je puisse me souvenir, je n’ai pas eu cette fille près de moi, ne serait-ce que dans mes bras ou autre. J’étais peut être bourré à ce moment-là ? Alors là, ne comptez pas sur moi pour raconter avec qui j’aurais pu coucher quand j’étais bourré. D’une part parce que clairement, j’étais dans un état alcoolique beaucoup trop avancé pour que je me souvienne de quoi que ce soit, et d’autre part parce qu’il fut un temps où je ne retenais pas mes hormones. Alors faire une liste ce serait …. Compliqué. Je décide alors de faire mine que je ne me souviens pas. Je crois que c’est la meilleure des techniques que je puisse employer à ce moment là.

Je pose là une autre hypothèse sur sa présence : est-ce que c’est une des prostituées du réseau de mes anciens patrons qui voudrait que je l’aide ? Je penche la tête sur le côte en continuant de l’observer. Oui, visiblement ce serait carrément le style de la maison. Ils la coifferaient suffisamment bien et l’habilleraient d’une de ces robes moulantes qui décrit, presque en les rendant nues, les courbes des filles pour les rendre un maximum attirantes. Mais un détail me fait tiquer sur cette hypothèse, si elle était venue me voir, ne serait-elle pas venue avec les tenues habituelles qu’elles portent quand elles travaillent ? Quel serait l’intérêt de se camoufler autant ? Je grimace en grognant. Tellement d’idées se mélangent dans ma tête à présent.

Cela pourrait être une des filles de l’université que je n’ai pas eu l’occasion de voir. Il y en a tellement ici que je ne peux pas croiser tout le monde. Pourtant, un je ne sais quoi me fait penser qu’elle vient pour tout autre chose que pour parler de ses copines ou du précédent cours d’informatique auquel elle n’a pas pu assister. Je me décide simplement à lui poser la question, en espérant obtenir une réponse qui ne soit pas idiote. J’avais clairement autre chose à foutre que de trainer devant la fac à cette heure-ci.

« Qu’est-ce que tu veux ? T’es qui ? » fis-je d’un air agacé. « Me balance pas que c’est pour le précédent cours d’informatique ou je ne sais quelle connerie, parce que je suis pas un distributeur de  cours, j’y vais jamais. » Au moins les choses étaient plus que claires. Mais je ne savais pas ni pourquoi ni comment, mais je sentais dans son regard que c’était un truc complètement extérieur à la faculté. Et si ce n’était pas la faculté qui l’amenait jusqu’à moi, cela ne pouvait être qu’une chose. Soit elle était flic et mes délits n’étaient pas prescrits, et je finirais probablement ma vie au fond d’un trou au poste de police. Soit c’était une fille de la mafia, et là clairement ça allait chauffer. Je leur dois de l’argent ? Non je leur en dois plus, enfin je crois. J’ai tout remboursé la dernière fois où j’ai failli me faire choper. Putain, mais qu’est-ce qu’elle peut bien foutre ici cette fille ?

Le moins que l'on puisse dire c'est qu'il n'était pas serein. A-t-il des ennuis ? A-t-il peur de moi ? Cela me faisait sourire. J'aimais cette petite appréhension visible dans ses yeux. Alors oui, il n'est pas très heureux de me voir. Mais moi, je le suis. J'attendais beaucoup de cette rencontre.

- Alors si cela peut te rassurer, ton cours d'informatique ne m'intéresse pas. Cela fait quelques années que je ne suis plus étudiante.

Je ris légèrement. Je me sens bien, moi. Peut-être que cette légèreté va l'agacer davantage. Mais j'aime cette hypothèse. Jouer avec les autres et avec leurs émotions est mon point fort. Ma drogue. Comment résister ? Je regarde, ensuite, tout autour de nous comme pour m'assurer que personne ne nous observe. Un détail qui pourrait l'inquiéter davantage. Qu'importe. Je veux juste être sûre qu'on ne m'écoute pas.

- Mon nom est Go Tae Hee. Quant au tien, c'est bien Vung Chen. Je ne me trompe pas ?

Je lui pose cette question avec un air on ne peut plus naturel. Comme si la discussion que l'on avait et le contexte de notre rencontre étaient des plus normaux. Je penche légèrement ma tête sur le côté. Je le juge. Oui. Je ne le cache pas. Je ne m'attendais pas vraiment à... ça. Lorsque l'on m'a parlé de lui, je m'attendais à un tout autre profil. Mais tant pis. C'est tout aussi bien.

- On m'a parlé de toi, pour dire vrai. C'est pour ça que j'ai pu te contacter si facilement et que je t'ai demandé de venir ici, ce soir... J'avais à te parler d'une affaire importante.

Une affaire importante ? J’aurais du m’en douter que le passé finirait par me rattraper. On allait parler mafia, au ton de sa voix je le sentais. Mais je ne le sentais pas uniquement au ton de sa voix, je le sentais également à sa manière de tenter de manipuler sans gêne mes émotions, qui était très propre au poker. Le poker était aussi un des jeux préférés des mafieux que je connaissais. Tout n’est que bluff et manipulation. Tout n’est que secret et gains. C’est là que je sentis mon sang se glacer encore davantage et mes poings se serrer automatiquement. J’espérais ne pas avoir été assez con pour m’être fait prendre dans un guet-apens. Go Tae Hee ? Je ne la connais pas, ce qui me permet d’écarter tout aussi instantanément l’hypothèse d’une ex-copine blessée qui reviendrait à la surface après quelques années de blessures.

- Accouche. J’ai pas le temps, je te laisse dix minutes. Si dans dix minutes tu m’as rien dit, je m’arrache.

J’avais l’air menaçant d’un de ces gosses qui essaie de se la jouer caid. Je le savais parfaitement, mais je n’avais pas eu le temps de préparer ma défense, j’avais été pris trop soudainement. Je la suit du regard attentivement, tous mes sens étaient en éveil, attentif au moindre bruit de pas, au moindre moteur de voiture qui se rapprocherait d’un peu trop près. Je la regarde de haut en bas, certes elle a pas le style d’une étudiante, pas le style d’une prostituée non plus. Je sais pas très bien comment la décrire. Elle a un style différent de ce que je peux avoir l’habitude de croiser ici ou dans les environs de Séoul. Je ne m’attarde pas davantage et ajoute en la toisant.

- Si tu viens me parler de choses illégales, je touche pas à ça. De près ou de loin. Et si t’es envoyée par Loco, tu lui diras d’aller se faire foutre. Je lui rendrais pas son pognon. T’as ta réponse à ta question ?

Je ris. Je ne pouvais pas m'en empêcher. Décidément, je le mets mal à l'aise. Il semble avoir peur de quelque chose ou plutôt avoir peur de quelqu'un. Et il semblerait qu'il craigne que je vienne de sa part. Si seulement, il savait. Je secoue la tête.

- Respires, tout va bien se passer. Je souhaite seulement obtenir quelques informations. Alors ton Loco peut très bien aller se faire foutre et d'ici dix minutes, j'aurais déjà fini mon interrogatoire, ne t'iquiètes pas.

Je soupire et remets mes cheveux en place.

- Bien. Est-ce que le nom de Go Haeri te dit quelque chose ?

Je le fixe, désormais. Mon air a changé. Je suis bien plus sérieuse. Bien plus concentrée. Si jusqu'à maintenant je souriais et riais aisément, là ce n'est plus le cas. Lorsque je parle de ma soeur, je ne m'amuse pas.

- Bien entendu, j'apprécierais ta franchise... Ainsi, je te demanderais de ne pas me mentir !

Je continue de le regarder. Je surveille surtout son visage et ses réactions faciales. Savoir s'il me me ment, s'il est honnête. J'espère sincèrement pouvoir compter sur lui. Ce serait dommage qu'il ait davantage de problèmes en me cachant la vérité.

- Une jeune femme violée à Paris. Par un coréen qui se trouve actuellement à Seoul. On m'a certifié que tu avais des informations...