L'avantage, quand on a un pote qui tient le dernier bar branché du coin, c'est qu'on peut aisément se glisser derrière le comptoir et remplir son verre en toute impunité.

Le problème, quand on a une meilleure amie aussi envahissante qu'Hana, c'est qu'on relâche son attention deux secondes et on la retrouve à vider le tonneau de bière au comptoir comme si demain n'existait pas.

Sa main vient couvrir la sienne et refermer le levier. "Arrête ça, tu veux ? Tu vas m'ruiner avec tes conneries." Son air sévère la laisse de marbre. Ça va, déstresse, t'étais occupé ailleurs. Elle n'a pas le temps de tirer sa carte de son sac qu'il attrape son poignet pour arrêter son mouvement. "Laisse tomber. J'vais jamais en voir le bout si j'te laisse payer et puis, il te faut au moins ça pour survivre à ta soirée. Alors ? Comment ça se passe avec ton groupe de geeks ?" A son sourire moqueur, la plus jeune lève les yeux au ciel. A l'évidence, ici n'est pas le lieu pour lui faire retirer ses remarques lourdes de sous-entendus et de jugements qu'il lui a déjà maintes fois rabattu. Super ! Super, merci de t'en inquiéter, on s'amuse plutôt bien c'est... wild ! là-bas, la tension est insoutenable... Peut-être bien qu'il en a marre d'elle, mais il ne se lasse jamais de ses réactions extrapolées. Tu devrais venir nous rejoindre à la fin de ton service. J'te garde une place au chaud à côté de mon geek ass.

"Je passe" mais sa réponse ne la surprend pas.

Hana l'a déjà décalé sur la gauche pour contourner le bar et retourner se pavaner entre les tables bondées de gens qui font connaissance et les groupes de potes qui s'improvisent un beer-pong en équipes dans le fond de la salle.

Ce n’était pas dans ses habitudes de sortir. Pas plus que de boire. Seulement, sa psychologue avait jugé bon de lui rappeler que se sociabiliser pourrait l’aider à aller mieux et oublier ses pensées suicidaires l’espace d’un instant. Est-ce qu’il avait suivi le conseil ? A moitié. Il était bel et bien dans un bar, un verre d’alcool dont il n’aimait pas le goût à la main mais pour la sociabilisation on repassera. Yuchan avait essayé depuis son arrivée dans le bar d’éviter les gens, de passer à côté d’eux sans leur accorder ne serait-ce qu’un peu d’attention. C’était déjà trop pour lui là de passer autant de temps loin de ses crayons et son papier pour dessiner. Il avait fait un effort insurmontable mais il était quand même un peu fier de lui. la prochaine fois qu’il verra sa psy, il pourra lui faire un compte rendu de la soirée ne évitant de mentionner le fait qu’il avait volontairement esquiver les gens pour ne pas leur parler.

Ça se passait plutôt bien, son plan de ne pas se laisser approcher par un autre être humain, jusqu’à ce qu’une jeune femme qu’il ne connaissait pas s’approche de lui pour entamer la conversation. Ça aurait pu être intéressant, si elle, elle l’était. Ce qui n’était clairement pas le cas. Elle ne cessait de parler de la couleur rouge sang de ses ongles. Ongles que Chan ne voyait que noir. Lui qui ne distinguait pas les couleurs et voyaient la vie en noir et blanc, c’était compliqué pour lui d’enchaîner sur le vernis de la femme qui lui parlait. Comme il lui était presque impossible d’être sincère dans ses propos quand il la complimentait sur sa couleur de cheveux. Mais il fallait le comprendre, il ne voyait pas le monde comme les autres et il avait appris à mentir pour ne pas être rejeté.

Cependant, ce soir, il aurait aimé être rejeté et qu’on le laisse tranquille. Mais plus Yuchan essayait de se débarrasser de la jeune femme et plus elle s’accrochait tel un morpion dans des poils pubiens. Il ne savait donc plus quoi faire et lançait parfois des regards remplis de détresse dans toutes les directions. Il fallait que quelqu’un lui vienne en aide rapidement parce qu’elle se rapprochait de plus en plus de lui et flirtait avec lui. Sauf qu’il n’était clairement pas intéressé parce que les seins et vagins n’étaient pas ce qui lui plaisaient. Que quelqu’un me vienne en aide s’il vous plait ? pensa-t-il en parcourant à nouveau le bar des yeux espérant tomber sur une âme charitable.

L’heure passe sans qu’elle n’en voit tourner les aiguilles, il se fait tard et les esprits s’échauffent. L’alcool pénètre, insidieux dans les esprits de chacun et par ces temps qui courent, jouvenceaux et jouvencelles se laissent consumer par les techniques bien moins que romantiques d’un marivaudage qui laisse sans voix. Mise en exergue de la sensualité davantage que de la sensibilité, un homme passe son bras autour de ses épaules, rapprochant la plus jeune pour une accolade qu’il ne voudrait pas seulement platonique. Mais incoercible, Hana l’en déloge dans la plus pure tradition du r-â-t-e-a-u ; sa réaction provoque des émois mais n’en déplaise à certains, elle est de celles qui n’hésitent pas à dire non.

Gardant jalousement son verre contre elle par peur de le renverser, elle évite de justesse la catastrophe en esquivant les cris de joie de la table de beer pong qui l’aurait volontiers invitée à la leur pour fêter la victoire de– qui ? Dans un moment d’égarement, elle se retrouve à bousculer une jeune femme, grande, exubérante et pleine d’assurance qui semble avoir jeté son dévolu sur un pauvre garçon dont le regard se perd dans l’assemblée.

Pardon !

L’inconnue la toise de haut sans manquer de la dévisager avec insistance, jaugeant avec supériorité le microbe qui vient de lui faire perdre le fil de son intense session de séduction… manquée ?

« Tu fais bien de t’excuser ouais. »

Shoo. Est-ce qu’on shoo Hana d’un revers de la main en pensant avoir dead ça ? Voyant que le garçon ne bronche pas et semble même vouloir se fondre davantage dans le décor que dans un décolleté environnant, elle maintient son verre près de ses lèvres pincées, pose l’autre sur sa hanche pour se donner l’attitude adéquate et revêt sa sa plus belle resting beach face lorsqu’elle s’adresse à la malpolie.

On s’est mal comprises, je voulais plutôt dire pardon mais va voir ailleurs si j’y suis.

Elle insiste sur chaque syllabe avec une légèreté désinvolte, comme si tout ça relevait de l’évidence et du bon sens, sans l’ombre d’un ton agressif voire même, avec un sourire pas loin d’être surfait pour appuyer ses propos.

Il n’arrivait pas à se débarrasser de cette folle, qu’importe ce qu’il pouvait lui dire. Yuchan semblait coincer avec elle, pour le pire. Il n’avait pas voulu lui parler, mais elle s’était imposée dans son champ de vision comme un vautour. Peut-être lui plaisait-il ? Mais ils jouaient tous les deux dans la même catégorie : ils aimaient tous les deux les garçons. Pourtant, à la façon dont elle se comportait, il n’essayait même plus d’être discret et lui envoyait des signaux pour lui faire comprendre qu’elle n’était pas à son goût et qu’il n’était pas intéressé. Cependant, elle continuait et Chan ne cessait de regarder autour de lui pour trouver une âme charitable pour le sortir de ce mauvais pas. Il ouvrit la bouche pour lui dire qu’il devait se rendre aux toilettes, dernière idée qu’il avait eu pour s’échapper de son emprise mais quelqu’un vint à son secours sans le vouloir.

Une jeune femme qui la bouscula. Apparemment ça ne lui plut pas et Yuchan grimaça en voyant son regard changer tandis qu’elle se tourna vers la pauvre fille qui venait de lui rentrer dedans. C’était son ticket de sortie. Il pouvait s’éclipser maintenant. Cependant, il resta comme un idiot planté au milieu de la pièce. Ses jambes refusaient de bouger et il ne voulait pas perdre le fil de ce qui allait se passait. Ça promettait d’être intéressant. Une nouvelle grimace s’afficha sur son visage quand la fille qui lui collait aux basques utilisa un peu de passif agressif pour parler à l’intrue. Chan porta son regard sur cette dernière et essaya de lui faire comprendre qu’elle devait l’aider.

Il n’arrivait pas à se sortir de ce mauvais pas tout seul, alors, il allait l’utiliser pour le faire. Bien qu’il n’avait aucune idée de comment il allait faire ça. « Mesdemoiselles… Je… » Il bafouilla complètement incapable de dire quelque chose tant son cerveau était au ralenti. Il n’aurait jamais du mettre les pieds dans cet endroit. Il aurait du rester gentiment chez lui à dessiner ses stupides manhwas comme disait son père. « Pas la peine de vous étriper… » Pas la meilleure idée qu’il ait eu, il en convenait mais il n’avait rien d’autre en tête malheureusement.

Est-ce que ça fonctionnerait ? Pas sûr. Surtout en voyant comment celle qui l’avait empêché de fuir en était venu à le regarder. « Un problème ? » couina-t-il, se sentant presque rétrécir sous son œil furieux.