deuil, nom masculin. — C'est arrivé quelques jours avant que Suwon ne vienne au monde. J'ai disparu de sa vie sans crier gare, avant même d'avoir pu voir le visage de mon propre fils, mon propre enfant. Des années de travail acharné, pour protéger la famille que je voulais construire. Des années à bâtir un empire qui, petit à petit, est tombé en morceau à partir du jour où a retenti dans cette chambre le sinistre bruit d'un moniteur d'hôpital qui annonçait la mort de son patient. Il avait suffi d’un accident, d’un drame. Un petit quelque chose de rien du tout qui avait fait déborder le vase de la vie et mettre un terme à l’une d’entre elles.

famille, nom féminin. — Toujours plus de visages endeuillés autour d’une dépouille inerte. Des souvenirs qui s’échangent autour d’un morceau de nourriture, d’un verre d’alcool. Deux, trois, pour certains. J’entends les collègues qui discutent de tout et de rien et ma femme, elle, qui se tient dans un coin, le ventre rond et l’allure digne malgré les larmes qui coulent sur ses joues. Elle approche de son terme. Elle l’effleure du bout des doigts et, quelques heures après la cérémonie, tout se met en marche à une vitesse inouïe. Retour à l’hôpital, en grandes pompes qui plus est : c’est l’échange d’une vie contre une autre, la boucle des énergies qui ne s’arrête jamais.

Il se nommera Suwon, le prénom que j’ai toujours voulu lui donner.

innocence, nom féminin. — C’est la découverte d’un nouveau monde. Suwon apprend à découvrir le monde. On lui sourit, on lui parle. Maman est là, parfois, quand elle ne demande pas à une amie de s’occuper de lui. Elle parle peu de ce qu’il s’est passé, même à ses plus proches amies. Suwon, lui, grandit doucement. Il découvre le monde et ses sensations, est en éveil à tout ce qu’on lui propose. Un sourire, une risette. Un regard, un regard. Un mot. Le tout premier, après de longs mois d’attente. Maman. Peu étonnant, pour celui qui n’a qu’un parent. Elle est tout ce qu’il possède, tout ce qui fait partie de son monde, en dehors de quelques personnes qui le gardent quand elle doit partir travailler. Mais elle travaille de moins en moins… Pourquoi continue-t-elle à s’absenter ?

déni, nom masculin. — Suwon grandit lentement, guetté par le regard mesquin des problèmes de la vie qui peuvent toucher un enfant. Sa mère a mieux à faire que s’occuper de l’enfant d’un homme qui ne fait plus partie de sa vie. J’ai bien compris, désormais, que ses escapades lui permettaient d’en rejoindre d’autres, bien vivants. Des hommes qui, eux, pouvaient lui donner le sentiment d’être plus heureuse, plus complète. Mais aucune des nouvelles pièces du puzzle qu’elle essaie de placer dans notre mosaïque familiale ne semble parvenir à colmater la brèche qui existe entre Suwon et elle. Le fossé se creuse, tous comme les traits du visage de mon fils qui, alors qu’il atteint lentement l’adolescence, ressemble de plus en plus à celui que j’étais à son âge.

colère, nom féminin. — Les disputes éclatent. Elle veut qu’il cesse de parler alors qu’il ne fait rien. Lui, voudrait qu’elle cesse d’agir à sa guise alors qu’il est là. Parce qu’il existe. Parce qu’il n’est pas le fruit d’un accident et qu’elle semble oublier l’homme que j’ai pu être. Incompréhensions et discussions interminables s’enchaînent sans apporter de solutions. C’est un engrenage infernal dans lequel ils se trouvent prix. Un engrenage qui les éloigne encore, petit à petit.

amour, nom masculin. — Elle s'appele Haena. Elle est mignonne, cette petite. Douce, pas trop bavarde. Ils se connaissent depuis quelques années déjà. Je sais que Suwon s'intéresse à elle, qu'il a envie de l'inviter à cette soirée avec lui. Une très bonne idée, oui. C'est un peu ce qu'il m'est arrivé, avec sa mère, il y a de cela de très longues années. Il ose l'inviter après une longue hésitation. Un grand bonheur, quelques sourires. Qu'ils prennent leur temps, s'ils en ont besoin. Un point de lumière dans la nuit noire.

Une étoile.

douleur, nom féminin. — Voilà des heures que Suwon est allongé sur son lit, les mains nouées sur le ventre. Il a le regard planté dans le plafond, comme une dague qu'on ne pourrait déloger. Ces réflexions l'en empêchent comme une colle tenace. Elle va partir. Partir, elle aussi. L'abandonner. Ce n'est qu'un changement d'école, dit-elle. Un changement d'école, oui. Un changement de vie. D'autres rencontres, d'autres personnes. Des gens mieux que lui. Et sa mère, pendant ce temps, file le parfait amour avec un imbécile aux dents et aux doigts d'or. Tout ce qu'il aurait voulu éviter. Il prend son téléphone et l'appelle. « C'est moi Haena. » Ça tremble dans sa voix et dans son coeur, mais c'est l'heure.

rancoeur, nom féminin. — Suwon est debout dans la cuisine, devant sa mère au bras de cet homme. Adolescent, toujours rebelle, il jette sur cet homme le regard d'un noble qui attendrait de voir mourir un brigand. Un brigand qui sous ses yeux dérobe sa mère. Un brigand qui lui tend une main que Suwon refuse de saisir. Il fuit la pièce sans attendre plus longtemps. Il ne veut pas d'un père comme lui. Il ne veut pas de cette soeur qui porte presque son nom. Il la déteste. Sa présence elle-même est un supplice. « Ça lui passera. » dit pourtant cette homme avant de reprendre sa vie où elle s'était interrompue. Le mariage ne tardera pas.

doute, nom masculin. — Une autre relation, une autre certitude brisée. Suwon réalise qu'il ne parvient pas à s'attacher. Cette fille est gentille, elle pense à lui souvent, elle lui parle. Elle lui parle beaucoup. Mais il y a toujours cette question qui persiste quand vient l'heure de s'endormir : combien de temps cela va-t-il durer ? Il se pose des questions, bien trop pour son propre cerveau. Ça surchauffe, ça déraille. Et s'il arrêtait tout, avant que les choses ne dégénèrent une fois encore ? Ses doigts sont déjà sur son téléphone. Encore un doute, encore une heure. Un épilogue.

papillon, nom masculin. — Suwon se fait d'autres amis. Il oublie vite ces relations passagères. Elles ne comptent pas vraiment. D'ailleurs, personne ne compte réellement. Ils sont tous les personnages secondaires d'une existence dont il n'est même pas le héros. Je le vois dans sa façon d'être, je l'entends dans sa façon de parler. Il s'épuise pour exister aux yeux des autres, sans jamais être certain de ce qu'ils pensent. Tous sont éphémères, tout comme lui. Il ne cherchera pas à s'imposer à ceux qu'il pense gêner.

étreinte, noms  féminin masculins. — C'est la première fois qu'il s'intéresse à un autre. Un homme, pas une femme. Il sait que c'est problématique aux yeux de certains. Il sait que sa propre mère risque de ne pas l'accepter, et il le cache avec brio. Même moi, j'ignore encore qu'en penser. Pourtant, son regard glisse bien plus souvent sur eux que sur elles, et il ne peut se mentir bien longtemps avant que ses draps ne deviennent ceux d'un autre, et d'un autre, et d'un autre. Parfois, c'est une d'entre elle... Insuffisant, encore, toujours. Des papillons qui disparaissent les uns après les autres pour le laisser seul.

dragon, nom masculin. — À l'abri dans sa tanière, Suwon étudie. Il travaille pour atteindre ses objectifs. Il évite sa mère, supporte à peine sa demi-soeur, à qui il mène la vie dure. Il a son rythme, sa vie sociale, des activités à ne plus savoir où donner de la tête. Il vite à l'université, au milieu des Cheonglyong avec lesquels il essaie de s'entendre, un brouillard épais, dans lequel se retrouvent des dizaines de visages, des dizaines de prénoms. Un brouillard épais où se mêlent tant de choses que n'importe qui en perdrait le compte. Et dans ce brouillard...

Une étoile.