Ces derniers temps, Hye Seong fait vraiment des efforts pour être dehors plus souvent et apprendre à apprécier ce temps-là. Ce n’est pas chose aisée, mais il suit les conseils de sa grand-mère : éviter les endroits trop fréquentés, longer les murs quitte à paraître bizarre s’il le faut, mais surtout, ne pas se forcer à plus que ce qu’il peut supporter. Il est important d’aller un pas après l’autre et de se féliciter des petites réussites selon elle. Aujourd’hui il fait donc un test dans un petit café qu’il avait repéré en rentrant tard le soir de ses entraînements, dans une petite rue parallèle aux artères principales, le local est discret et il s’est dit qu’il ne devait qu’attirer les habitués et non les foules. Hye Seong s’est donc arrêté aux heures d’ouverture pour découvrir leur carte et espérant passer un moment au calme.

Jusque là, son plan semble être sur la bonne voie, il n’y a effectivement pas grand monde, juste quelques personnes âgées, la tranche d’âge avec qui il s’entend le mieux donc parfait. Debout près de la porte, prêt à s’enfuir à tout moment si le besoin s’en faisait sentir, il observe la carte rédigée à la craie sur de grands tableaux noirs accrochés au dessus du comptoir. Il n’a jamais commandé quelque part sans l’aide de ses parents, alors il est plus qu’effrayé à l’idée d’aller voir le barista et de lui demander ce qu’il veut. D’ailleurs il ne sait même pas ce qu’il veut, il n’a jamais été très doué pour faire des choix quand on le met devant le fait accompli, il préfère nettement que l’on commande pour lui, d’où son inaptitude à faire quoi que ce soit sans ses parents. C’est pourtant justement dans un désir d’indépendance qu’il s’impose cette épreuve du feu, il ne peut donc pas faire demi-tour.

Lorsqu’il s’est enfin accordé sur une idée de ce qu’il aimerait boire, il quitte le petit coin d’où il observait l’environnement du café en espérant passer inaperçu pour un faire un pas vers le comptoir tenu par une personne d’à peu près son âge, remarque-t-il trop tard. Hye Seong ne peut maintenant plus reculer, il doit passer le cap et commander sa boisson rapidement ou il risquerait de créer un encombrement et rien ne le mettrait plus mal à l’aise.

-Euuuuuuh bonjour. articule-t-il en bredouillant, tremblant comme une feuille. Je voudrais… en fait euh. s’il-vous-plaît, j’aimerais… Il n’a pas le temps de finir sa phrase qu’il est interrompu.

2016. Lucas était quelque peu pressé. Il devait faire de l’aide aux devoirs avec un gosse dans une heure et demie, mais celui-ci n’habitait même pas dans son quartier. Il devait donc prendre le métro pour se rendre chez eux. Et il allait encore devoir faire face à un gosse pourri gâté avec des parents qui pouvaient se permettre de lui payer des professeurs pour l’aider. Lucas évidemment s’était spécialisé en anglais, comme il venait tout droit des États-Unis. Enseigner l’anglais à des enfants était relativement facile, comme leur vocabulaire coréen n’était pas très étendu non plus. Après deux ans sur le territoire coréen, même avec son coréen médiocre il avait finalement petit à petit appris à le parler plus ou moins bien. Il lui manquait encore beaucoup trop de vocabulaire mais avec des enfants, ça passait.

Tout ça pour dire qu’il était un peu pressé mais qu’il avait quand même pris le soin de s’arrêter dans un café, histoire simplement de se prendre un café et de le boire en chemin. Avec ses longues journées pénibles, il en avait bien besoin. Lucas travaillait trop pour un gamin de son âge… mais en même temps, avec une mère absente et un père aux cieux, il devait s’occuper de tout tout seul. Que ce soient les courses ou les tâches ménagères… Il avait des responsabilités en trop qu’il ne devrait pas avoir. Mais bon, ainsi allait la vie. Il ne pouvait que survivre, n’avait jamais connu autre chose que ça de toute façon.

Entrant dans le café, il fit la queue comme toute personne civilisée, le téléphone à la main en train de regarder l’heure. Et puis il remarqua qu’il n’y avait plus personne en face de lui alors il s’avança vers le comptoir, comme si ça faisait partie de sa routine. « Un Americano s’il vous plaît. » Parce qu’il était pressé, il n’avait pas remarqué qu’il avait totalement interrompu un autre client avant lui en train de parler. Et d’ailleurs, il n’eut même pas le temps de s’en apercevoir puisqu’il reçut un appel entrant, qu’il reconnut comme le numéro de la mère du gosse. Quoi encore, y’avait un problème ? Il adressa un sourire désolé au serveur puis lui tourna le dos, le temps de simplement répondre à l’appel. « Oui bonjour Madame Lee ? » Et pendant ce temps-là, le serveur demanda la commande de Hyeseong, pensant naïvement qu’ils étaient venus ensemble...

Hye Seong est complètement dépassé par la suite des évènements, un garçon commande avant lui, puis la barista lui demande de confirmer sa commande, il balbutie donc ce sur quoi il s’est arrêté, un cappuccino noisette et on lui demande de régler. Il se retourne alors sur l’autre jeune homme qui s’est décalé pour répondre au téléphone, leur serveuse lui répète un prix avec insistance et il ne sait plus où donner de la tête jusqu’à ce que pressé par la barista il pose timidement un billet de 10000 wons sur le comptoir qu’elle attrape en vitesse pour lui rendre sa monnaie en un temps record et interpelle la personne suivante dans la file d’attente. Hye Seong cède rapidement sa place pour retourner se faire tout petit dans un coin.

Il observe le garçon qui l’a devancé du coin de l’oeil, il est toujours au téléphone et semble passablement irrité, il n’ose donc pas aller vers lui pour lui demander son dû. Ca ira pense-t-il, il peut attendre un peu qu’il ai terminé, cela lui laisse le temps de reprendre contrôle sur ses émotions parce qu’il a bêtement eu peur et dans la panique il a payé pour deux. En soit, Hye Seong ne pense pas que ce soit très grave, mais il n’a pas vraiment les moyens de payer les consommations d’une autre personne, surtout d’un inconnu (ce serait encore différent s’il invitait un ami, quoi qu’il n’en a pas vraiment) ; et puis il avait prévu cet argent pour s’acheter quelques livres d’occasion et s’il rentre les mains vides après avoir partagé son intention avec sa famille, ils lui demanderont des explications… Il entend déjà les railleries de sa soeur s’il venait à raconter sa journée à la maison : ”tch même pas capable de se faire entendre” et il ne pourrait que baisser les yeux sans avoir rien à rétorquer. Hye Seong se perd dans les multiples scénarios dans lesquels il finit toujours par se sentir humilié, jusqu’à ce qu’on lui fasse signe pour récupérer son cappuccino et l’americano. Il se retrouve donc avec la boisson du jeune homme dans les mains et il ne peut plus attendre qu’il raccroche, l’envie de s’enfuir est trop grande, il va donc vers lui la tête basse et lui tend son gobelet sans le regarder.

- C’est à toi. Il s’incline poliment en essayant de le forcer à prendre le café pour qu’il puisse enfin sortir de là, sa tête bourdonnant au son d’une sirène d’urgence qu’il ne peut faire taire.

2016. « Hello Lucas, how are you ? » demanda Madame Lee avec un ma-gni-fi-que accent anglais qui arracha forcément un sourire à l’américain. Les mamans riches qui faisaient semblant de bien parler anglais, ça l’énervait comme ça le faisait rire. Heureusement, il n’était pas en face d’elle alors il pouvait se permettre de ne pas faire semblant d’être déjà saoulé, n’avait pas besoin de sourire. « Ça va très bien et vous ? Que se passe t-il pour que vous m’appelez ? » Lucas se doutait qu’il y avait un problème si elle l’appelait, mais il espérait que c’était un problème mineur. De toute manière, il venait de commander alors elle avait intérêt à faire vite, il n’avait pas envie de se retaper toute la queue pour commander son café. « Oui alors, vous savez, mon petit Jisoo a attrapé un rhume… Il a éternué tout à l’heure, je vais l’amener chez le médecin tout à l’heure pour qu’il confirme ça… Donc je vous annonce que le rendez-vous de ce soir est annulé. » Oh non. Tout sauf ça. Lucas déglutit. Ça voulait dire qu’il allait perdre une séance, donc de l’argent. Il allait devoir revoir tous ses calculs pour savoir combien d’argent est-ce qu’il allait lui rester à la fin du mois… Il retint un soupir qu’il aurait tant aimé pousser. « Oh, je souhaite un bon rétablissement à votre fils... » Mais pour un éternuement, sérieusement ? Lucas était certain que le fils était en parfaite forme. S’il perdait de l’argent pour ça, c’était du foutage de gueule. « Merci beaucoup ! Je suis très inquiète pour lui, j’ai peur que ce soit pire qu’un rhume... » Lucas roula des yeux. « Je prie pour vous, mais je suis sûr, tout ira bien pour lui. » « Je l’espère de tout mon cœur ! Oh si vous saviez, Jisoo a... » Et elle continua de parler pendant de longues minutes, à énumérer toutes les qualités de son fils, partant même sur des anecdotes dont, honnêtement, Lucas se fichait pas mal.

Il hochait distraitement de la tête jusqu’à ce qu’un garçon s’approcha de lui. Perplexe, l’américain releva les yeux sur lui, toujours en train d’écouter d’une oreille Madame Lee. Il baissa les yeux sur la boisson qu’il lui tendait. Un Americano ? Mais c’était ce qu’il avait commandé ça, non ? Pourquoi est-ce qu’il lui tendait ça ? Est-ce que… Est-ce que ce garçon aurait pris son café ? Mais pourquoi ? « Pardon ? » sortit tout seul de sa bouche tandis que son cerveau n’arrivait pas à traiter l’information. « Je disais... » « Oh, non, excusez mon impolitesse Madame Lee mais je dois vous laisser, j’ai quelque chose à régler maintenant. Passez une bonne soirée, je souhaite le meilleur pour votre fils ! » Il ne tarda pas à raccrocher puis regarda le jeune garçon dans les yeux, toujours aussi perdu. « Pourquoi… Pourquoi est-ce que vous avez mon americano ? » Un peu perdu dans son coréen, il n’avait pas laissé tombé le langage formel qu’il était en train d’employer alors qu’il parlait avec Madame Lee. « Vous l’avez payé ? Pour moi ? » Lucas ne comprenait pas la situation mais si c’était le cas, il ne pouvait quand même pas laisser l’inconnu avec de l’argent en moins qu’il aurait dû payer. Il jeta un œil à la barista qui semblait trop occupée pour lui expliquer la situation, retourna alors son attention sur le garçon en face de lui. « C’est gentil mais… je vais vous- enfin te rembourser. Désolé, mon coréen n’est pas très bon... » Ça faisait deux ans qu’il vivait en Corée du Sud et son coréen était déjà très bon, mais Lucas n’avait pas confiance en lui, disait toujours qu’il parlait mal coréen. Attrapant son porte-monnaie, il sortit l’argent nécessaire et le tendit au garçon. « Tiens. » Il lui sourit gentiment alors qu’au fond, il était non seulement confus du geste mais aussi irrité par le fait que sa séance d’aide aux devoirs soit annulée. Qu’est-ce qu’il allait faire pour rattraper cette somme d’argent perdue ? Tout ça pour un petit rhume… Ça l’agaçait.

Hye Seong voudrait s’enfuir, vraiment, très très loin, il s’imagine très bien une main robotisée l’extraire de cette situation extrêmement gênante. Pourtant il reste planté là, droit comme un “i” et ne dit mot pour l’instant. Il devrait accepter l’argent qu’il lui donne et détaler en courant sans se poser de question, pour reprendre son souffle une fois dehors, mais il y a quelque chose qui l’empêche de céder à sa première pulsion ; il n’arrive pas à déchiffrer les sentiments du garçon en face de lui, ce n’est pas comme s’il avait jamais été très bon juge de caractère, mais c’est exactement cette incompréhension qui le maintient sur place. Que faire ? Que dire ? Sa poigne sur son cappuccino menace de le faire déborder de son gobelet et il ne sait pas s’il est mieux de regarder par terre ou en l’air puisqu’il est bien incapable de regarder le garçon en face.

- Merci… Bredouille Hye Seong, en attrapant d’une main timide l’argent que le jeune homme lui tend, d’une voix si petite et rauque qu’il s’entend à peine lui-même prononcer ce mot et il se remet vite à marmonner à un débit très rapide. Je crois qu’elle a cru qu’on était ensemble, et comme vous étiez au téléphone je. J’ai paniqué et elle me pressait alors j’ai tout payé. Il avait bêtement commencer à lui parler informellement, mais puisque celui-ci s’est adressé à lui de façon formelle, il essaye de se rattraper tout en expliquant la situation. Ils ne se connaissent pas du tout après tout, qu’est-ce qu’il lui a prit de lui parler de la sorte.

Son coeur continue de battre de plus en plus vite et il essaye de prendre une gorgée de sa boisson pour se calmer, mais elle est encore beaucoup trop chaude et il ne réussit qu’à se brûler la langue en tirant une tête un peu comique. Il sent qu’il devrait dire autre chose, mais ne sait absolument pas quoi ni comment ; et en même temps qu’est-ce qu’il y aurait de plus à dire ? La situation est claire et réglée, pourtant une petite voix lui susurre qu’elle ne peut pas se terminer comme ça, il y a une occasion à saisir ici et s’il veut se prouver qu’il est capable d’affronter le monde par lui-même, il ne doit pas la laisser filer. Hye Seong prend une grande inspiration en regardant autour de lui ; il y a une table de libre dans le coin éclairée par une lampe de table toute mignonne qui donne une atmosphère cosy et rassurante. Le garçon en face de lui semble toujours aussi perplexe et il y a autre chose qui le tracasse c’est certain, alors il rassemble tout son courage et lève enfin les yeux vers lui.

- Erm… vous voulez vous asseoir ?

@Beom Lucas

2016. Situation gênante, Lucas ne pensait pas qu’elle durerait. L’inconnu n’avait qu’à prendre son argent en échange de l’americano qu’il lui avait pris malgré lui et leur échange serait terminé, ils vaqueraient chacun à leurs propres occupations. Du moins, c’était comme ça que l’américain imaginait la situation. « Oh, il n’y a pas de problème. C’est juste gentil. » Un peu confus par le vouvoiement/tutoiement sur lequel ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord, il laissa malgré tout le fait couler parce que de toute façon, ce n’était pas comme s’ils allaient se parler encore plus longtemps. Et puis, Lucas n’était pas vraiment d’humeur à taper la discute avec un inconnu pour un café malencontreusement payé en plus alors il n’allait pas forcément initier la discussion non plus. Ceci dit, alors qu’il allait presque le remercier pour la dernière fois et prendre congé, le garçon timide prit les devants pour lui faire une proposition. S’asseoir ? Lucas n’avait pas prévu de rester au café, à vrai dire. Mais maintenant que sa séance d’aide aux devoirs avait été annulée pour une raison stupide, c’était vrai qu’il n’avait rien à faire ce soir. Enfin, si, ses devoirs comme toujours, il pourrait s’avancer. D’ailleurs, ce serait mieux pour lui de s’avancer sur ses devoirs plutôt que de rester dans un café avec un inconnu qui ne lui apporterait rien. Malgré tout, l’air timide du garçon de son âge en face de lui et l’impression qu’il avait rassemblé tout son courage pour lui proposer ça le fit se raviser. Qu’est-ce qu’il y avait de mal à faire la rencontre de quelqu’un de son âge, de toute manière ? Lucas se fera un ami en plus et puis voilà. Un ami avec qui il ne parlera plus jamais, un faux ami comme il se disait dans sa tête. Mais il en avait des tonnes des amis comme ça, des amis qu’il pouvait utiliser pour grossir son propre ego.

Alors Lucas hocha de la tête, sourit doucement. « Avec plaisir. » Il se tourna pour repérer une table parmi ce bazar de clients, et finit en repérer une : la même que celle que Hyeseong avait déjà vue. « Là-bas, ça va ? » dit-il en pointant la fameuse table. Et puis, une fois d’accord, Lucas s’y dirigea le premier, s’y assit ensuite, s’installant tranquillement en retirant son sac de cours du dos. Gobelet en main, il sirota une gorgée de son americano. Très bon, comme toujours. Un peu plus amer que d’habitude, mais c’était sûrement parce que lui-même était plus amer. « Du coup… Tu t’appelles comment ? Ça te va si je te tutoie ? J’ai l’impression qu’on a à peu près le même âge... » Lucas savait que l’âge était très important en Corée et que même un an de différence faisait une sacrée différence dans le langage qu’on devait employer mais lui, venant tout droit des États-Unis, ce n’était pas quelque chose auquel il était très attaché.