La fraîche odeur des mandariniers qui bordent les routes de campagne et les chemins étroits jalonnés de pierres de lave noire. Quand Yoo Ju pense à son île, elle y revoit les étendues d'eau bleue dans lesquelles elle se perdait, la tête sous l'eau à l'aventure des petits récifs, des bancs de sardines et des crabes enfouis dans le sable. Toujours son petit ciré sur le dos, ses bottes de pluie et ses jeans usés, elle s'arrêtait près des rochers et regardait plonger les sirènes de l'île, les haenyeos qui lui rappelaient sa grand-mère. Elles la trouvaient si mignonnes qu'elles ne résistaient jamais à lui tirer une joue et mettre un ou deux coquillages dans son seau déjà rempli de galets polis et qui devait bien lui peser une tonne.

Tous les jours après ses devoirs, Yoo Ju aidait à la ferme. Elle revenait pour partie de l'école à pieds car le bus scolaire ne passait qu'à un ou deux kilomètres de chez elle et qu'il fallait remonter tous les petits chemins pour arriver jusqu'au village, son marché de produits frais et ses petites bicoques de pêcheurs. Son cartable se fatiguait d'années en années et le bout de ses chaussures était un peu râpé. Pour ses camarades, elle était la plouc de la campagne d'à côté, la fille des éleveurs de cochons noirs et bien qu'il n'y ait rien de plus vrai dans les faits, ces mots-là avaient dans leurs bouches le goût d'injures face auxquelles, timide et silencieuse, Yoo Ju ne disait rien.

Chaque fois qu'elle n'aidait pas ses parents, il lui suffisait d'une feuille et d'un crayon pour s'occuper. Elle pouvait passer des heures dans l'herbe à deviner des formes dans les nuages et observer son environnement avec acuité. Sa première boîte de peintures ne payait pas de mine, une petite aquarelle bon marché aux couleurs un peu fades mais parfois encore lorsqu'elle retombe sur la marque qui la fabriquait à la supérette, son cœur se sert et elle sourit comme au premier jour. Yoo Ju a toujours été consciente qu'elle ne venait pas d'un milieu très favorisé mais elle n'a jamais éprouvé rien d'autre que de la fierté pour ses parents, leur métier et leurs efforts pour lui apporter tout ce qu'ils pouvaient bien se permettre de lui donner. Les premiers crayons de couleurs et les premiers feutres ont cédé la place aux aquarelles et les aquarelles ont plié devant les tubes de gouache et l'acrylique. Pas une seule seconde, ses parents n'auraient eu l'idée de la refreiner dans ce qu'elle aimait faire et de suivre le discours élitiste de professeurs des écoles pour qui l'art, ce n'est pas une profession. C'est ainsi que poussée par les meilleurs, Yoo Ju a été capable de donner le meilleur d'elle-même.

Le jour des résultats, son classement à l'examen national dépassait largement toutes les attentes et le but qu'elle s'était fixée d'intégrer une université de la SKY. Rien n'aurait pu rendre ses parents plus fiers que de la voir réaliser son rêve et se consacrer pleinement à sa passion. Sauf que le soir, à la lumière de sa petite veilleuse au coin du lit, elle les entendait au salon faire leurs calculs, des plans sur l'avenir pour arriver plus tôt sur les marchés et en repartir plus tard pour vendre davantage et parler d'un prêt pour financer les études onéreuses qu'elle s'apprêtait à faire.

Deux semaines étaient passées et à sa lettre d'acceptation à Yonsei, elle avait annoncé avoir reçu une bourse pour financer ses études. Dès son arrivée à Séoul, elle avait posé ses valises et passé des journées entières avant la rentrée à trouver un petit boulot qui aurait bien voulu d'une lycéenne fraîchement diplômée. Yoo Ju n'a jamais obtenu de bourse, seulement un emprunt étudiant à rembourser de toute urgence chaque mois pour un financement risqué et précaire de ses études. Elle ne pouvait que moins s'en féliciter, heureuse de libérer ses parents d'un poids conséquent et de ne pas les inquiéter, d'autant plus forte d'une indépendance fraîchement acquise, difficile à vivre mais pas impossible pour l'éternel rayon de soleil qu'elle a toujours été.