Cela n'avait pas été une décision facile. Proposer à Yanjun de venir avec lui jusque Busan, non pas pour des vacances tranquilles, comme ils avaient l'habitude d'en prendre, mais parce qu'il avait besoin de partager avec lui une des parts les plus lourdes de sa vie... C'était un pas qu'il aurait préféré ne jamais avoir à franchir, mais pour lequel il se sentait finalement prêt. Finalement, oui. Cela ne faisait que cinq moins qu'ils étaient ensemble, qu'ils partageaient moment sur moment en espérant que cela ne finisse jamais... Cinq mois pendant lesquels Suwon n'avait pu s'empêcher de songer au poids considérable qui pesait sur ses épaules et qui s'alourdissait de jour en jour. Un deuil qu'il ne parvenait pas à faire, pour la simple et bonne raison qu'il n'avait jamais eu l'occasion de le faire, et parce qu'il n'aurait jamais la chance de connaître l'homme qui aurait dû l'élever, si la mort ne l'avait pas brutalement arraché à sa famille...

Debout dans l'appartement, Suwon tournait en rond depuis quelques minutes déjà, quand son regard se posa sur Yanjun, qui se trouvait à proximité. « Tu es bientôt prêt ? » Il ne lui avait rien dit de leur destination, pas un mot, pas une explication, si ce n'était que c'était important à ses yeux... Il avait peur de sa réaction, si peur que l’exprimer était un défi en soi… Mais peut-être qu’une fois cela fait, il parviendrait à se défaire de cette peur qui lui rongeait l’estomac à chaque fois que les pensées venaient s’amasser dans son esprit déjà bien encombré.

curiosité affranchie, elle borda ses lèvres depuis l'instant où suwon sema cette graine. yanjun, n'ayant guère eu plus de réponses à ses interrogations, se contenta d'un silence, appréciant alors leur traversé du pays jusqu'à retrouver leur jardin secret. non, il n'avait aucune idée de ce que suwon complotait. et dire que l'absence de réponses ne le rendait pas en quelque sorte fou serait certainement mentir. mais il savait, malgré tout, qu'elles finiraient éventuellement par lui être apportées, suffisait-il qu'il s'arme de patience en attendant. 

et le temps arriva. prêt, il l'était. il l'était depuis le moment où ils quittèrent le dortoir de la fraternité. il l'était depuis l'instant où leurs pieds quittèrent la capitale coréen. il l'était. ou du moins, il espérait l'être car, après tout, yanjun n'avait aucune idée de ce dont il était question. avait-il raison d'être autant emballé par cette surprise ? devait-il s'inquiéter ? il ne savait pas. ses émotions seules décidèrent pour lui. maîtres de leurs propres gouvernails, elles assiégèrent yanjun en des vagues contraires. « je pense que oui » dernier tour d'horizon de ses poches, le regard se baladait en même temps de part et d'autre de la pièce dans le cas où son téléphone manquerait. une fois que l'étudiant eut la confirmation qu'aucun oubli fut opéré, il put enfin poser son attention sur suwon après avoir récupéré les clés de leur appartement, au passage. « tu veux toujours pas me dire où on va aller ? c'est loin ? on doit prendre le bus ? » si c'était le cas, alors il était peut-être plus ingénieux de prendre son porte-monnaie avec lui, ce qu'il fit immédiatement en vérifiant que quelques billets traînaient encore à l'intérieur. « pardon, cette fois c'est bon ! » oh, s'il avait su, peut-être aurait-il pu taire cet enthousiasme, malgré tout mitigé, étincelant en lui. mais il était là, à fredonner une chanson qui ne semblait pas quitter son esprit dernièrement. il était là, à se diriger vers la porte, puis à l'ouvrir et attendre que suwon ne le rejoigne dans le couloir. il était là, impatient de savoir ce que son petit-ami lui avait préparé sans se soucier de ce que tout ceci signifiait.

Certaines choses étaient difficiles à oublier, quand bien même on ne les avait pas connues. Suwon avait beau ne connaître son père que par des photos qu'il avait trouvées un peu par hasard dans les affaires de sa mère et par celle qui se trouvait, immuable, sur sa tombe, il savait que ce dernier lui avait toujours manqué. Comment pouvait-il en être autrement, à partir du moment où sa mère lui avait toujours reproché de lui ressembler, de lui rappeler cet homme qui était parti ? Elle l'avait remplacé bien trop facilement. C'était son avis, en tout cas.

Désormais, il était temps pour Suwon de partager cette part de lui et de son histoire avec Yanjun. « Non, tu verras. » Et s'il refusait ? S'il s'enfuyait ? C'était peut-être une peur stupide, mais Suwon ne pouvait s'empêcher d'y songer, alors qu'ils prenaient la route. « Oui. » Un sourire lui était venu, un peu plus éteint qu'à l'habitude, alors qu'il posait sur sa tête un bonnet qui devait lui permettre de ne pas mourir de froid alors qu'ils prenaient la route. Il l'emmena vers le premier arrêt de bus, grimpant dans ce dernier lorsqu'il arriva, avant de descendre quelques arrêts plus loin, au cimetière où reposait son père.

« Attends ici. » avait-il finalement dit, avant de disparaître chez le fleuriste qui se trouvait à quelques pas de l'arrêt, afin de récupérer un bouquet de fleurs qu'il avait commandées la veille. Puis, il était revenu vers Yanjun, un sourire aux lèvres. « On peut y aller... » Et maintenant, son coeur se serrait à l'idée d'entrer dans l'enceinte du cimetière, chose qu'il fit malgré tout après une hésitation supplémentaire. Il connaissait par coeur l'emplacement de cette stèle. Une stèle devant laquelle on voyait rarement des fleurs, car il était le seul à encore lui en apporter... Son premier geste fut d'ailleurs de récupérer les fleurs fanées et de les remplacer par les nouvelles, arrangeant un peu ces dernières en silence avant de se redresser, le regard rivé sur la photo qui se trouvait là. La photo d'un homme auquel il ressemblait tant. « Il est mort une semaine avant ma naissance. » avait-il dit calmement, sans oser reposer les yeux sur Yanjun. « Je crois que je suis le seul qui vient encore ici pour le voir… »

si yanjun avait ne serait-ce qu'une petite idée d'où suwon souhaitait l'emmener, alors le garçon aurait bien honte de cet enthousiasme qui faisait vivre son cœur, en cet instant. le sourire innocent était gravé sur ses lippes ; fidèle allure trônant depuis ce jour où son soleil vint éclairer son monde. fidèle allure qui, pourtant, déchanta en bien des occasions, quand yanjun collectionnait les maladresses déguisées en actes et paroles égoïstes. aujourd'hui n'y était aucunement étranger. l'homme ne cherchant guère plus à savoir de quoi il s'agissait, quant au fond il se doutait que les réponses ne lui seraient pas apportées avant l'étape finale.

sagement, yanjun se laissa guider par son petit-ami.
malgré le cruor pulsant d'impatience, il suivit suwon jusqu'à l'intérieur du bus. son pied trépignant alors que le véhicule traçait son chemin quotidien, libérant et récupérant quelques passagers au passage, tout en brassant l'air frais à mesure que les portes s'ouvraient et se refermaient derrière chacun d'eux.

jusqu'au moment où suwon l'invita à enfin quitter le bus. ni une ni deux, yanjun se redressa, les mains profondément enfouies au fond de ses poches, il dévala les deux petites marches du véhicule, puis posa enfin un pied à l'extérieur, le regard se baladant aussitôt autour d'eux en quête d'une réponse à son énigme, mais rien de bien concluant. « des fleurs ? on va rendre visite à quelqu'un ? » la naïveté perlait dans le ton de sa voix, alors qu'il réfléchissait à une identité, une personne dont suwon aurait éventuellement voulu lui présenter. et si sa mère et sa demi-sœur apparurent naturellement dans un coin de sa tête, cette idée se chassa bien assez vite, et d'elle-même, tant la relation qu'elles entretenaient avec suwon n'était définitivement pas au beau fixe. elles ne séjournaient pas, non plus, sur busan, du moins de ce que yanjun avait cru retenir. tant d'arguments suffirent à remettre en question ses propres réponses. et à ce stade, yanjun nageait de plus en plus profondément dans le flou.

quand l'évidence se voulait pourtant bien plus nette et limpide qu'il ne l'aurait cru. à trop vouloir battre aveuglément autour de lui avec un bâton, il en manquait la cible. une cible qui se caractérisait par des lettres finement dessinées au-dessus d'un grand portail. une cible qui, une fois qu'elle s'illumina face à yanjun, força alors un poids au creux de son être. un goût de culpabilité, peut-être, où l'impression de ne guère connaître suwon plus qu'il ne l'aurait, pourtant, volontiers affirmé. qu'importe. c'était amer, dans sa bouche. le regard tomba douloureusement au sol, lorsque suwon lui adressa enfin quelques minces explications. il n'était pas nécessaire d'en dire plus. « pourquoi.... ta mère ne vient pas ? » la question roulait lourdement contre ses lèvres, si bien que yanjun ne savait guère s'il était judicieux d'aborder pareil sujet. il avait tant de questions, autres que celles-ci. il en avait tant, hélas était-il en droit d'assaillir l'être aimé d'une vérité face à laquelle suwon ne souhaitait pas ou plus affronter ? « je suis désolé, suwon... » ô qu'il aurait aimé prendre le pli, à son tour, et suivre son petit-ami à l'intérieur de ce fleuriste. qu'il aurait aimé pouvoir, lui aussi, choisir un bouquet afin d'embellir cette tombe qui représentait tant pour le coréen. à la place, yanjun se tenait idiotement là, sans savoir quoi dire, quoi faire, ni quoi ressentir. « il... il est mort de quoi ? »

Face à la question de Yanjun, Suwon avait hoché la tête, observant son visage avec curiosité, comme pour savoir s’il n’avait vraiment pas compris. C’est qu’ils n’en parlaient pas souvent, pour ne pas dire jamais. Suwon avait toujours été secret par rapport à son père, gardant dans son inconscient des douleurs innommables alors qu’il s’acharnait à prétendre aux yeux de tous qu’il allait bien et qu’il n’était qu’un homme au cœur léger qui avançait dans la vie. Mais tout ça, c’était tellement éloigné de la vérité. « Tu verras. » avait-il alors répondu, les yeux posés sur le visage de son petit ami alors qu’il esquissait l’un de ces sourires tristes qu’il gardait pour ce genre d’occasions. Ces jours-là, il s’autorisait à ressentir cette douleur. Une douleur qu’il conservait autrement dans sa boîte de Pandore.

Très vite, ils avaient rejoint la tombe de son père. Un endroit où il se recueillait parfois, quand il en avait l’occasion. Son cœur était lourd, tout comme le nuage qui planait au-dessus de lui et qu’il essayait tant bien que mal de chasser. « Je sais pas. » avait-il répondu, son regard toujours rivé sur la photographie, sur ces inscriptions qu’il connaissait pour les avoir lues et relues si souvent. Il devait s’efforcer de ne pas pleurer encore une fois. Pas devant Yanjun. L’idée même de n’être que de passage dans ce monde était douloureuse. Un jour, lui aussi disparaîtrait, et les traits de cet homme auquel il ressemblait tant le lui rappelaient davantage. « Un accident de voiture. » Il avait pincé les lèvres, haussant les épaules. « Enfin, de ce qu’on m’a dit. Ma mère m’a toujours reproché de lui ressembler… Comme si ça la dérangeait. » Et ça non plus, il ne l’avait jamais compris. Ses sourcils s’étaient froncés à cette seule pensée. « Visiblement il est sorti de la route pour foncer dans un arbre, et il y a pas survécu. » Les yeux humides, il avait humecté ses lèvres, serrant ses propres mains l’une dans l’autre.