I. ─ Dans ses premiers souvenirs, il y avait cette maison. Cette maison remplie de tantes, oncles et cousins. Cette même maison où elle avait grandi pendant des années et où elle avait habité jusqu’à ce qu’elle change de pays. Une simple maison en bois, au bord d’un village aux quelques centaines d’habitants. Vêtue des plus simples Ao dai, Liên était une fille qui aimait passer son temps dans la nature. Elle profitait des nombreuses rivières autour du village pour faire de longues balades en barque, parfois pour aller pêcher avec son père, parfois pour simplement ne rien faire.
Dans ses premiers souvenirs, il y avait les histoires de sa grand-mère, ses expériences et ses conseils. Dont une qui avait réussi à rester gravée dans la mémoire de la jeune vietnamienne. Il s’agissait d’une histoire de trois pêcheurs perdus dans les eaux. Personne n’avait jamais retrouvé le bateau et un soir, en beau milieu de la nuit, sa grand-mère entendit du bruit dans la cuisine. Elle y découvrit les trois esprits de ses pêcheurs. Ils lui dévoilèrent la position de leur corps ainsi que leur barque et le lendemain les corps furent retrouvés grâce à ses informations. Il n’y avait aucun doute pour la grand-mère que les esprits étaient parmi les humains et qu’ils cherchaient la paix. Cette pensée resta chez Liên qui, elle-même vit des âmes perdues plus tard.
Dans ses premiers souvenirs, il y avait finalement une odeur, sans image. Celle du jasmin. Les Tran n’en faisaient pourtant pas pousser sur leurs humbles terres et pourtant l’odeur, bien que discrète, était présente. Alarmée et connaissant la signification d’une telle fragrance sans la présence des fleurs, Liên courut jusque dans la maison, où elle trouva son père dans la chambre commune, sans vie. Un esprit s’était attaqué à son paternel et l’avait emporté avec lui. Ce fut une perte difficile pour Liên et sa mère, qui acceptèrent relativement vite la situation cependant. Son âme avait rejoint le cycle de réincarnation et leurs chemins se croiseraient de nouveau un jour.

II. ─ Les relations dans cette petite maison n’étaient pas les meilleures. Elles se dégradaient légèrement depuis la mort du père de Liên. La grand-mère, toujours vivante, avait pourtant le dernier mot, en tant que matriarche et doyenne de la famille, et heureusement elle partageait beaucoup de choses avec la jeune fille. Cette dernière avait des cousins qui se trouvaient trop modernes pour ne pas croire aux esprits, d’autres trop arriérés pour ne pas accepter son homosexualité. C’était une bataille constante, surtout lorsque Liên revint d’école un jour, annonçant qu’elle aimait les femmes. Pas les filles, les femmes. Face à cette annonce, même sa grand-mère qui pourtant l’avait toujours soutenue devant ses oncles et tantes et cousins lorsqu’elle disait vouloir devenir docteure pour esprits, s’éloignait peu à peu, jusqu’à gâter ses cousins plus qu’elle.
Ce n’était pas très grave. Leur famille était soudée mais apparemment pas assez pour accepter Liên et par extension sa mère qui, elle, continuait de la soutenir. Si la jeune vietnamienne s’était battue pendant des années, épaulée par sa mère, elle apprit à passer outre et à ne plus faire attention aux détails et situations qui la dérangeaient. Elle vivait pleinement sa sexualité, toujours avec des femmes bien plus âgées qu’elle.

III. ─ Un jour, la jeune adolescente rencontra une femme coréenne, en voyage dans le sud de son pays. Une relation ambigüe se créa rapidement entre les deux femmes, complètement dans l’illégalité car Liên n’était âgée que de seize ans et n’était pas encore majeure sexuellement. Seule sa mère était au courant de cette relation et même si elle ne l’acceptait pas totalement, elle ne pouvait dénier le bonheur à sa fille qui était plus épanouie. Cette femme coréenne proposa alors une opportunité à Liên. Une opportunité qui la sortirait de la pauvreté, elle et sa famille. Elle était jeune, et même si elle ne cherchait pas à partir à tout prix de son village, elle accueillait l’opportunité de sortir de sa famille. Ainsi, sa mère ne serait plus ciblée par sa faute.
Dès sa majorité, elle suivit la femme jusqu’en Corée du Sud, où elle fut nourrie et logée et même ses études étaient payées. Liên laissa parler ses passions et étudia l’Histoire des arts, jusqu’en Master. Elle n’avait pas peur, elle savait que sa mère était toujours là pour elle, même à distance et que, si besoin, elle était toujours là si elle souhaitait rentrer au pays. Néanmoins, la jeune femme ne voulait pas simplement de profiter d’une vie de luxe facile et travaillait à côté. Cet argent était envoyé à sa mère afin de l’aider à obtenir un meilleur confort.

IV. ─ Liên ne se lassa pas de sa vie en Corée du Sud. Bien au contraire, elle profitait de son confort offert, et elle réussit à mettre assez d’argent de côté lorsque sa relation fut finie. Elle pouvait se permettre quelques mois dans un goshiwon, laissant ses affaires offertes dans des casiers pour ne pas encombrer les quelques mètres carrés. Rapidement, elle retrouva une autre femme (sans forcément chercher) et elle enchaîna ses moments de luxe avec ces femmes plus âgées qui prenaient grand soin d’elle jusqu’à ce qu’elle fût diplômée et qu’elle trouvât un travail dans une galerie d’art.
Elle vit maintenant seule, possède son propre appartement et continue d’envoyer de l’argent à sa mère qui vit maintenant dans une plus grande ville, toujours à Cà Mau.