Liwei vient reposer le menu près de lui après avoir donné au serveur le détail de sa commande, laissant à son frère cadet l’occasion d’en faire de même. Ils étaient assis, certes… Mais leur table n’était pas de celles qu’il y avait au cœur même du restaurant. C’était plutôt un lieu d’attente où ils pourraient bavarder tranquillement en attendant que leurs plats soient confectionnés, empaquetés et mis à leur disposition pour qu’ils puissent repartir.

« Commande pour ce soir tant que nous sommes là, non ? »

Entre eux, ils parlaient cette langue maternelle que Liwei avait si peu l’occasion de pratiquer en dehors du pays. JiaLin venait tout juste de débarquer pour la nouvelle année scolaire. Ça l’avait surpris… Mais Liwei n’en était pas mécontent. Ho il adorait son pays hein… Mais à trop aimer la Chine on en vivait un peu replié sur soi-même… Et il ne pouvait nier que s’en être légèrement émancipé lui avait permis d’explorer d’autres thèmes de la nature humaine en général pour ses bouquins. C’est-à-dire que la censure n’était jamais aussi flagrante que lorsqu’on la voyait soudainement de l’extérieur…

Et puis aussi, même si Liwei avait une dent contre le système éducatif en général, il n’était pas contre le fait de suivre des études et ça valait aussi pour son frère. Surtout pour lui, peut-être même ! C’était bien qu’il souhaite s’enrichir intellectuellement et qu’il acquière les compétences nécessaires à son émancipation du milieu un peu pauvre qui était celui de leur famille à l’origine. C’était un garçon sensible sous ses dehors plus affirmés, avec la tête sur les épaules en général mais avec les égarements habituels liés à son âge sans doute.

« De toute façon je t’ai dit que je t’invitais. »

JiaLin lui avait dit plusieurs fois que leurs parents lui envoyaient un peu d’argent, qu’il se débrouillait, tout ça… Mais Liwei, s’il n’avait pas insisté pour ne pas embarrasser son frère, était bien placé pour savoir que ces envois d’argent devaient correspondre à bien peu de chose. Et il envoyait lui-même de l’argent à leurs parents alors bon… Il avait une visualisation relativement bonne de l’état des comptes général.

« Comment vont maman et papa ? Papa doit être fier. Et maman a dû pleurer toutes les larmes de son corps non ? »

Il esquisse un de ses rares sourires. Leur maman avait beau savoir que les oisillons quittaient toujours un jour le nid, elle avait du mal à s’y faire !

« Je trouve ça bien, que tu ais décidé de faire tes études à l’étranger. »

Sur un ton assez fier qui ne l’aurait pas démenti.

« C’est une bonne façon de se forger une expérience supplémentaire. Tu veux que l’on parle coréen ? »

JiaLin était un jeune homme très intelligent. Plus que lui, Liwei n’en doutait pas un seul instant. Mais avec les nouvelles langues, il fallait parfois un peu plus de pratique. Il aurait sûrement largement de quoi faire à la Yonsei mais bon…

« J’ai un ami qui travail à la Yonsei. Mais je ne pense pas que tu auras l’occasion de suivre ses cours. Il est professeur de chant. Il a atteint la célébrité et la gloire avant ça. »

Liwei se rappel soudainement de quelque chose et il interpelle un serveur pour lui demander de rajouter deux grosses doses de riz frit chinois. Il ne demande pas son avis à JiaLin, qui repartirait de toute façon avec ce qu’ils n’avaient pas mangé. Il demande aussi un cendrier, sortant son paquet de cigarettes en constatant :

« Je ne t’en propose pas. »

Les liens du sang entre eux étaient plus que visibles. Ils partageaient des traits communs indéniable et si Liwei n’avait pas fait si jeune, JiaLin aurait presque pu passer pour son fils. A quelques années près, il aurait même réellement pu l’être d’ailleurs. Il n’y avait d’ailleurs jamais eu cette relation « fraternelle » qu’on la plupart des fratries et pour cause : quatorze années les séparaient ! Liwei était déjà un adolescent lorsque JiaLin avait montré le bout de son nez et il s’était appliqué à être un bon modèle pour lui. Il n’y avait pas toujours réussi mais c’était compliqué comme tâche.

« Alors tu loges à l’université ? J’ai entendu dire que c’était obligatoire. »

Et il trouvait ça un peu bizarre. Encore une façon pour les puissants de ce monde de gratter des subventions et des frais aux familles.

« Tu es boursier ? Ça paie toute ta scolarité ? »

Sinon, il pouvait s’en occuper, évidemment. Liwei était peut-être quelqu’un qui apparaissait trop comme détaché mais le bien être de son cadet lui tenait très à cœur ! Et il ne voulait pas que ce dernier vive mal pendant que ses parents se saignaient alors que clairement il avait largement les moyens de les aider…

« Quand on rentrera, la femme de ménage aura certainement terminé. On sera tranquilles. »

Et l’air saturé d’odeur de tabac aurait été miraculeusement aspirée ailleurs, pour l’essentiel !

Jialin jouait distraitement avec la paille du jus que son grand frère lui avait pris pour le faire patienter. Comme la plupart des garçons de son âge, il crevait souvent de faim, et ce malgré sa silhouette plutôt mince. Il espérait un jour avoir le même panache que Liwei, mais pour le moment il se contentait de ce qu’il avait ! Depuis qu’il était en Corée du Sud, Jialin multipliait les occasions de parler coréen pour bien se familiariser avec la langue. C’était une obligation s’il voulait continuer ses études en sciences ici. Il ne savait pas encore si ce serait le cas, mais au cas où ! Pour le moment, le niveau était assez basique pour qu’il puisse suivre malgré quelques lacunes. Par contre, ses moments avec Liwei étaient son petit îlot de plénitude chinois ! Alors il insistait pour qu’ils parlent leur langue natale, appréciant ces moments de détente.

Son frère lui parle soudainement du repas de ce soir et, sortant de ses pensées, Jialin lui flashe un sourire ! Il était plutôt du genre à faire profil bas quand venait le temps de parler argent. Il n’avait pas envie que son trop perspicace frère découvre certaines choses. C’est ce qui le pousse à accepter sans protester même s’il aurait aimé que Liwei n’ait pas à dépenser pour lui comme il devait le faire pour leurs parents.

« Merci ! », s’exclame le nouvel étudiant tout en baissant le nez sur le menu pour décider de ce qu’il allait manger ce soir. Il ricane un peu à propos de leurs parents avant de néanmoins assurer : « Ils vont bien. Ils vont s’y faire. C’est plutôt le choc d’avoir dû dire au revoir à leur dernier fils, sûrement. Mais ils vont apprécier leur liberté nouvelle. Les parents d’un enfant tardif l’apprécient encore plus, non ? »

Il hausse les épaules tout en retournant le menu pour en vois le dos. Il avait déjà une petite idée de ce dont il avait envie. Il avait hésité entre deux plats alors…! Quant au coréen, il secoue négativement la tête.

« Non ça va. Je le parle avec tout le monde sauf toi. Je pense que c’est une bonne moyenne. J’ai besoin d’encore parler chinois un peu. », assure-t-il. Au même moment, une serveuse s’arrête à leur hauteur. Elle est jeune, probablement le même âge que lui, a les joues roses de bonne santé et les yeux pétillants. C’est une belle fille. Elle regarde surtout Liwei, mais Jialin ne donne pas sa place ! Il lui flashe à elle aussi un beau sourire, charmeur cette fois ! « Eh. Je prendrais aussi du canard laqué avec du riz vinaigré, finalement. Pour emporter. »

Il a un nouveau sourire pour la jeune femme qui rougit doucement. Jolie comme un cœur ! Il observe le mouvement de balancier de ses hanches alors qu’elle s’éloigne, puis en revient à Liwei.

« Ça va être sympa les études ici. Déjà, les premiers cours promettent. J’aimerais trouver un type déjà dans le métier qui pourrait me donner quelques conseils pour commencer à cultiver mes talents avant d’en être rendu là… Parce que sinon ça peut prendre au moins une décennie pour devenir nez. Et je parle d’après les études… C’est dément. »

Il soupire un peu. L’impatience de la jeunesse ! Parce qu’en général, il était un garçon plutôt patient. Mais de se dire qu’il prendra presque ce temps pour aller chercher un doctorat… puis à nouveau, il se prendrait une autre décennie dans la gueule ! C’est long ! Par contre, Liwei lui parle soudainement d’un ami et Jialin a une exclamation enthousiaste !

« Est-ce que tu parles de Gem d’Iridium ?? », demande-t-il, emballé. Il avait été fan du groupe. Il écoutait encore leur musique, mais ils n’en produisaient plus. « Il y a eu un article à ce sujet, j’en revenais juste pas ! »

En tout cas, une chose était sûre… En riant, Jialin assure :

« Non, je compte pas suivre des cours de chant ! »

Certainement pas. Son truc, c’était la chimie et le streetbasket. Il a un petit sourire à propos de la cigarette. Nope, pas pour lui. Il faisait peut-être les bêtises de son âge parfois. Son boulot n’en était pas une preuve ? Mais pas la cigarette ou la drogue. Rien qui ne pouvait altérer plus que de raison son odorat. Il acquiesce pour ce qui est des dortoirs. Rien de spécial à ajouter à ce sujet. Par contre, pour l’argent, il hausse les épaules. Une réponse vague franchit le seuil de ses lèvres. Elle n’aboutie pas.

« Alors, ton nouveau bouquin ? Et le film sur lequel tu planchais ? Comment ça avance ? », demande-t-il, curieux. Liwei était lui aussi un génie, à sa façon. Génie des lettres et des arts ! Il était la fierté de leur petit coin de pays, d’ailleurs. « Tu sais qu’ils songent déjà à ériger une plaque commémorative en ton honneur au village ? Tu es la célébrité du coin ! »

Il s’étouffe un peu de rire ! C’est que pour lui, difficile de voir Liwei comme une célébrité plus grande que nature. C’était juste son grand frère. Son très merveilleux grand frère, bien sûr !

Au moins ils n’allaient pas se battre pour cette histoire de bouffe. Liwei n’avait clairement pas d’énergie à dépenser dans ce genre de débat stérile dont il ne pourrait ressortir que vainqueur croyez-le bien ! Pour leurs parents en revanche, Liwei hausse subtilement les épaules. Honnêtement il ne savait pas mais ça faisait du sens…

« Je suppose que oui. »

Et de souligner :

« Nous avons été plutôt indépendants, ça va. »

Même si bon… ça allait quand même faire de l’air à leurs parents en vrai. Liwei se demandait un peu comment sa mère allait tuer le temps maintenant… Quant à leur père, il ne restait jamais inactif. Il travaillerait jusqu’à sa mort et mourrait probablement en accomplissant sa part pour la mère patrie !

« Et toi ? Tu apprécies ta nouvelle liberté ? »

Parce qu’en réalité, Jialin lui aussi y goûtait à présent non ? Ça venait avec plus de responsabilités mais son cadet avait la tête plutôt sur les épaules, Liwei n’était pas vraiment inquiet… Il surveillait juste de loin pour être sûr. En plus sa rencontre surprenante avec YiHao il y avait quelques jours apportait de l’eau à son moulin de légère inquiétude certainement… Il n’était pas question pour lui d’imaginer son petit frère sautant sur un inconnu en lui proposant de lui « faire plaisir » histoire de dormir au chaud et de se remplir le ventre…

Quoi qu’il en soit, Liwei acquiesce à propos du chinois qu’ils allaient continuer d’utiliser ensemble. Il pouvait comprendre. Parfois, lorsqu’il passait de long mois sans le parler, il était surpris par le timbre de sa propre voix soumises aux intonations toniques du parlé chinois.

Bref, son frère n’hésite pas… Et Liwei trouve ça bien comme ça. Et il devait sûrement au sport autant qu’à la génétique de rester tout fin avec tout ce qu’il était capable d’ingurgiter ! Mais ça lui allait bien au teint : Jialin était vraiment un très beau jeune homme, grand, séduisant, intelligent… Et avec cette étincelle de malice qui lui était propre.

« Tu es sérieusement en train de faire du charme à cette serveuse ? »

Elle ne parlait de toute évidence pas un traître mot de mandarin. Et puis de toute façon, elle avait déjà tourné les talons, le regard de son cadet posé sur ses hanches.

« Hé bien… »

C’était lâché dans un soupire amusé, un brin désabusé, gentiment moqueur !

« Tu as un plan alors ? »

Pour les études et pour cette personne « déjà dans le milieu » qu’il aimerait bien rencontrer. Liwei ne connaissait pas vraiment ce milieu. Pas du tout en fait même si ça l’avait poussé à découvrir un peu le monde de la parfumerie et de la confection de fragrance. Ça l’avait même un peu inspiré, à moins que ce ne soit Jialin lui-même !

Liwei souffle sa fumée sur le côté en attrapant le cendrier au centre de la table pour le rapprocher de lui et faire tomber la cendre directement dans la céramique. Jialin, qui venait d’arriver, semblait presque plus au courant que lui à propos d’Iridium. En tout cas Liwei acquiesce du coup.

« Oui c’est lui. On s’est croisé y a un bout de temps sur le vol Séoul-Los Angeles. Et puis on s’est recroisé pendant notre séjour. »

Du coup ça avait été drôle et surprenant tout à la fois de retomber sur lui ici. Mais pas désagréable.

« Il est passé à l’hôtel l’autre jour pour faire signer un bouquin. »

« Un bouquin ». Pas n’importe lequel en soit. Pas le dernier non plus, ce qui aurait pu être logique. Ça le laisse brièvement songeur entre deux bouffées avant qu’il n’esquisse un petit sourire à propos du chant que Jialin ne comptait pas apprendre !

« Le nouveau bouquin avance… Enfin si on veut. »

Il étoffait ses personnages pour le moment. Il n’était même pas encore sûr duquel serait son héros ou son anti-héros. Peut-être qu’il n’y en aurait tout simplement pas… Il n’était pas encore bien décidé à ce sujet. Tout ce qu'il savait avec certitude, c'est que ça se passerait aux Etats-Unis cette fois-ci.

« Le scénario est bouclé. Je dois parfois procéder à quelques petites modifications en fonction du tournage. »

Mais bon il ne pouvait pas tout à fait développer. C’était « secret » comme on dit et même si Jialin pourrait toujours en savoir plus que tout le monde avec lui, il ne pourrait jamais « tout savoir » lorsqu’il avait décrété qu’il ne vendrait pas la mèche !

« Une plaque tu dis ? »

Liwei fait mine de réfléchir… Avant de plaisanter, quoi qu’en gardant son attitude droite et un peu détachée habituelle :

« Je suis déçu, j’espérais avoir droit au moins à la statue. »

Puis, preuve qu’il n’était pas entièrement dupe ou qu’il ne posait pas ses questions juste pour faire joli :

« Tu me refais la réponse aux frais de scolarité en décodé ? »

Sur un ton amusé mais néanmoins fermes parce que le sujet était sérieux quoi… !