Je n’ai jamais officiellement ouvert de cabinet. J’ai très peu exercé en tant que psychiatre pour ne pas dire presque jamais. Les patients que j’ai pu suivre se comptent sur les doigts d’une main et j’exagère à peine en disant ça. Quant aux raisons qui m’ont poussé à accepter ces rares patients, je dirais que c’est uniquement par pur hasard mais également par envie.

Do Ha Ran en fait partis et je ne l’avais pas revu depuis un certain temps maintenant. D’ailleurs notre rencontre d’aujourd’hui est une fois de plus le fruit du hasard. Rien n’était prémédité et c’est sûrement ce qui rend ces retrouvailles inattendues mais également intéressantes car je suis curieux de savoir quel genre de jeune homme il a bien pu devenir.
« Do Ha Ran ? »
Je m’arrête face à lui, après l’avoir reconnu de loin. Il a pris quelques années mais je suis physionomiste et même si un doute subsiste sur son identité je suis presque sûr que c’est lui. Un sourire ravi est dessiné sur mes lèvres alors que je l’arrête en pleine rue, juste devant le Hibiscus Coffee Shop, comme si le destin nous invitait à y entrer pour y prendre une tasse de thé ou bien un café. J’espère qu’il en aura le temps car les questions à son sujet, fusent dans mon esprit.
« Depuis combien de temps ne nous sommes pas vus ? »
J’ignore s’il est pressé mais il accordera bien quelques minutes à son ancien psychiatre. Dans le pire des cas, j’obtiendrais un numéro de téléphone pour le rappeler plus tard. Je suis le genre d’homme tenace et obsessionnel. Quand je décide d’obtenir quelque chose, je fais tout pour l’avoir. Et là tout de suite, le revoir me ramène plusieurs années en arrière. Ma curiosité à son égare est à la même qu’à l’époque, non elle est certainement bien plus grande qu’à l’époque, au point que j’éprouve le besoin irrationnel d’échanger avec lui.
« Tu as peut-être le temps de prendre quelque chose à boire avec moi. »
Je lui montre le café d’un mouvement de la tête avant d’ajouter sans perdre mon sourire tranquille :
« C’est moi qui t’invite. »
Ne pas laisser les autres avoir le choix, c’est certainement l’un de mes plus grands défauts. Je veux des réponses à ces questions que cette rencontre inopinée a fait germer dans mon esprit et je crois que je ne le laisserais pas tranquille tant qu’il n’aura pas assouvi ma curiosité.

Fini les cours pour aujourd'hui, je n'avais que deux heures ce matin. Un peu fatigué après deux nuits sans vraiment dormir, mes jambes me guident machinalement à travers l'université et après avoir déposé un document au secrétariat, je me rends au parking pour récupérer ma moto, enfilant mon casque avant de démarrer. C'est une fois en route que l'idée me vient et quand le feu devant lequel je suis passe au vert, je bifurque pour prendre la route d'une autre destination. Après un moment, je décide de m'arrêter parce que je tourne en rond : j'aurais dû m'en douter, mon sens de l'orientation doit être un des pires du genre humain et je décide ainsi de demander conseil au gps. Il me mène assez rapidement devant le jjimjilbang du quartier sud, où je gare ma moto avant d'entrer. Rien de mieux qu'un décrassage pour essayer de chasser cette fatigue qui m'engourdit l'esprit et les membres. Je paie mon entrée, laisse mes chaussures dans un casier et m'en vais me déshabiller avant de me diriger vers la salle des bains. Je prends un temps particulier à me récurer et demande même un gommage qui me laisse la peau rose mais lisse. Après une petite trempette, la fatigue a raison de moi et je me laisse sombrer une fois dans la salle de sieste.

C'est plusieurs heures après que je sors finalement de là, revigoré bien qu'ayant encore un peu l'esprit embrumé de sommeil. Je décide de marcher un peu dans le quartier histoire de me réveiller un peu avant de prendre la route. Après une dizaine de minutes à marcher sous le soleil de l'après-midi, quelqu'un m'interpelle dans la rue et je me tourne vers le concerné avec ce visage fermé habituel. L'homme est un peu plus loin mais son visage me revient tout de suite. Je ne peux cacher ma surprise en le reconnaissant. « Dr Moon ? »  Il se rapproche et je reste immobile, saisi par cette rencontre improbable : pas de doute, c'est bien lui, celui qui m'a tant aidé à passer outre mes problèmes. « Longtemps .. » Ok Harang, tu peux faire mieux que ça. Apparemment la surprise me rend stupide. Il y a quelque chose d'étrange à cette rencontre, c'est bizarre de le voir en dehors de nos séances de l'époque et de savoir qu'il connaît tellement de choses sur moi. Mais rien de désagréable. Je finis par lui sourire une fois le choc passé et suis son geste pour regarder le café à côté. « Pourquoi pas, après tout? Après vous. » A nouveau, ce sentiment de scène irréaliste mais j'imagine que c'est normal. On entre et je le suis dans ce café où j'imagine que nous allons avoir une longue discussion.

Il semble surpris, presque déstabilisé. J’imagine qu’il ne s’attendait pas à me revoir après tout ce temps, surtout dans un endroit comme celui-ci, même s’il n’a rien d’extraordinaire puisque nous sommes en pleine rue, près d’un café dans lequel il accepte finalement de me suivre. J’en suis ravi. Il me laisse entrer le premier et je ne peux m’empêcher de lui adresser un regard par-dessus mon épaule, comme si je craignais qu’il ne trouve soudain un prétexte pour s’enfuir.

La porte se referme sur nous et un sourire satisfait se dessine sur mes lèvres alors que je lui désigne une table un peu à l’écart où nous serons tranquilles pour discuter. Nous avons, je crois, beaucoup de temps à rattraper. Il n’y a pas beaucoup de monde dans le café et les employés ne sont pas débordés. C’est la raison pour laquelle nous ne tardons pas à avoir entre les mains les cartes. Ouvrant la mienne, je la parcours rapidement des yeux avant de les relever vers mon vis-à-vis. Je l’observe attentivement, esquissant un léger sourire avant de lui dire :
« Tu as bonne mine. Ça me fait d’autant plus plaisir de te voir comme ça. »
A vrai dire, mille et une questions se bousculent dans mon esprit, mais je veille à ne pas le harceler tout de suite. Je n’ai pas envie qu’il prenne ses jambes à son cou. Nous avons, tout notre temps, n’est-ce pas ?
« Tu n’es pas pressé au moins ? Personne ne t’attend. Pas de petite-amie ? Ou… de petit-ami ? »
Question indiscrète et intrusive, qu’il me pardonnera à cause de mon âge et de qui je suis pour lui. J’ai toujours été direct avec lui et il sait que je suis un homme ouvert d’esprit. Il sait également qu’il peut me parler en toute confiance. Après tout, même si nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, je reste son confident même si notre rendez-vous est très informel et quelque peu improvisé.

Boire un café avec mon ancien psychiatre. Il y a presque une note amusante dans cette rencontre et je le vois me jeter un coup d'oeil quand je lui ouvre la porte. On se retrouve tous les deux dans une situation similaire à nos rencontres passées, là aussi pour discuter, et en même temps tout est si différent. Il m'est encore familier, forcément, il a marqué une partie de ma vie et je ne suis pas mal à l'aise une fois assis en face de lui. Je ne saurais mettre le doigt sur ce sentiment étrange que déclenche le fait d'accepter de boire un café avec lui et en même temps, je suis content d'être tombé sur lui, c'est l'occasion aussi de lui montrer que j'ai grandi, mûri et avancé.

Je m'installe et prends une des cartes qui nous sont tendues pour regarder tout de suite du côté des cafés. J'hésite entre café habituel ou autre mais l'un d'entre eux attirent mon œil et je referme aussitôt la carte, relevant les yeux vers mon interlocuteur qui, je le sens, m'observe. J'esquisse un léger sourire en réponse : pas besoin de ce masque impassible avec lui, il me connaît en long en large et en travers. « Merci. Je dois dire que vous aussi, vous n'avez pas changé, le même que dans mes souvenirs. » Et c'est vrai. Il n'a pas l'air bien plus âgé que moi aujourd'hui mais l'écart semblait plus important quand j'étais plus jeune, normal. Je suis curieux de savoir s'il exerce encore. J'avais cru comprendre que déjà à l'époque, il ne suivait que très peu de patients alors je me demande bien ce qu'il fait aujourd'hui. Je détourne les yeux vers le serveur qui vient prendre notre commande juste au moment où il finit de poser sa question. Ah, les amours. Je commande finalement un grand latte bien sucré de réconfort pour moi et le laisse choisir avant de répondre, le serveur reparti avec les cartes. Le léger sourire que j'affichais se transforme plutôt en quelque chose de triste mais avec lui, pas de problème pour en parler, étonnamment. « Pas pressé du tout, non. Et je me remets encore doucement de ma rupture avec mA dernière petite amiE, alors croyez-moi, il n'y en aura pas d'autre tout de suite. » Ma dernière rencontre avec Yuri m'a mis bien mal mais je crois que ça a été aussi la fin dont j'avais besoin pour avancer. Mais bon, trêve d’apitoiement. « Et vous alors ? Comment ça va, toujours docteur pour les âmes malades en détresse ? » Je pose mon menton sur la main et l'observe en haussant un sourcil, me prenant au jeu des questions, mais en l'interrogeant lui pour la peine.

Le serveur vient prendre notre commande avant que mon jeune invité ne puisse répondre à mes questions. Après qu’il ait annoncé son choix à l’employé, je l’imite en commandant un cappuccino ainsi qu’un muffin à la pistache et au chocolat blanc. Un drôle de mélange qu’il me tarde de goûter.

Une fois à nouveau en tête à tête, j’adresse à Ha Rang toute l’attention qu’il mérite. D’ailleurs, l’espace d’un instant, j’ai l’impression de revivre une scène passée mais ce n’est qu’un air de déjà vu et je ne dois pas oublier que c’est un rendez-vous de courtoisie, pas une consultation. Cependant, il se prête assez facilement et presque naturellement au jeu des questions réponses, insistant peut-être un peu trop sur le sexe de son ancienne conquête. Est-ce que je l’aurais vexé en laissant entendre que ça aurait très bien pu être un garçon ? Qui sait ? Je trouve en tout cas ça amusant car je n’ai eu aucun préjugé à son intention et je souhaitais simplement lui laisser entendre que j’étais suffisamment ouvert d’esprit pour l’accepter comme il est, mais ça il doit déjà le savoir.

Je note dans un coin de ma tête que ça s’est mal terminé avec sa précédente petite-amie. Je meurs d’envie d’en savoir plus mais avant ça, je dois répondre à ses questions. Nous ne sommes pas en thérapie, alors les questions-réponses vont dans les deux sens.
« Comme tu le sais déjà, j’ai toujours préféré la médecine à la psychiatrie et mes patients se comptent sur les doigts de la main. Je n’en prends jamais plus pour pouvoir leur consacrer le peu de temps dont je dispose. »
Mais également parce qu’il faut pouvoir éveiller ma curiosité et mon intérêt pour que je prenne la peine d’entamer une thérapie avec un patient.
« J’aime m’investir pour les autres mais tu as pu t’en rendre compte. »
J’ai toujours veillé à être disponible pour lui et maintenant que je l’ai à nouveau face à moi, la nostalgie me fait regretter nos séances.
« Il m’arrive d’enseigner également à l’université. Je crois que tu la fréquentes également ? J’imagine que nous ne nous y sommes jamais croisés pour des questions d’emploi du temps et de département. Est-ce que tes cours se passent bien ? Ton chagrin d’amour ne te pèse pas trop sur le moral ? »
J’essaie de ramener la conversation vers lui, y allant en douceur pour ne pas le brusquer. J’ai l’impression de nous retrouver à nos débuts, lorsque j’y allais à tâtons avec lui de peur qu’il ne se referme comme une huitre.