C’était drôle de constater comment une simple vie pouvait basculer à n’importe quel moment, sans qu’on ait eu le temps de s’apercevoir de quoi que ce soit. Yohan n’avait pas eu d’enfance malheureuse et ce, même si c’était auprès de ses grands-parents qu’il avait grandi ; il appréciait les instants qu’il passait à la ferme, il appréciait l’école, il appréciait le peu de camarades de classe avec qui il traînait. Oui, c’était vrai, qu’il avait souvent été ce garçon à l’écart, dans son propre monde, parce que tel était son caractère. Il n’avait pas spécialement peur des autres, disons qu’il n’éprouvait pas spécialement ce besoin d’être populaire et reconnu ; du moment qu’il avait des personnes avec qui il s’entendait et à qui il tenait, il n’en demandait pas plus. Que cela soit au collège ou au lycée, les brimades n’avaient jamais manqué, parce que l’être-humain était mal fait et qu’il ne pouvait s’empêcher de critiquer ceux qui étaient un tant soit peu différent. Lui qui n’était pas originaire de la capitale et qui portait un style vestimentaire différent des autres, lui qui n’avait pas réellement de parents pour s’occuper de lui mais juste son grand-père, lui qui traînait dans la boue plutôt que dans les boutiques, tout était bon pour rire et le provoquer. Sauf que, en réalité, Yohan n’avait que faire de ce qu’on pensait de lui, il ne demandait pas à être aimé par tout le monde, il ne demandait à ce qu’on apprécie l’univers d’où il venait et il partait du principe que, de toute manière, il n’obligeait personne à faire partie de son existence. Alors, il ignorait les moqueries de ses imbéciles et si on essayait de l’attaquer physiquement, il ne se gênait pas non plus de riposter ; ce n’était pas parce qu’il s’endormait souvent sur ses bouquins de cours ou qu’il ne disait jamais rien lorsqu’on riait qu’il n’avait pas son propre caractère. Tout ce qu’il attendait au bout du compte, c’était juste de la tranquillité, il en avait marre qu’on vienne le déranger dans ces moments de détente pour des futilités, il ne désirait que vivre paisiblement et cela devenait compliqué lorsque des gens venaient volontairement perturber cette tranquillité sans arrêt.

Ce serait mentir de dire qu’il n’avait jamais répondu à leur provocation, non pas car il était effrayé ou qu’il leur accordait un quelconque intérêt, mais parce qu’il voulait leur fermer leur clapet une bonne fois pour toute, en ayant assez qu’on le juge sans le connaître. Ce genre de réaction avait été stupide de sa part, Yohan en avait conscience, encore plus à présent, néanmoins on ne réfléchissait pas toujours avant d’agir et si cela pouvait lui permettre de regagner sa tranquillité, il ne souhaitait pas hésiter. C’était ce genre de réflexion qu’il avait eu à l’époque à chaque fois qu’on s’amusait à le défier et ce comportement puéril, irréfléchi, était finalement ce qui l’avait certainement conduit à sa perte. Probablement que l'adolescent qu'il était aurait mieux fait de rester dans son coin, ne pas essayer de se mêler, cela lui aurait sûrement évité bien des écarts. Il avait suffi d'une fois, une seule et unique fois, pour voir son monde si serein s'effondrait si rapidement. Cette nuit-là, il n'aurait jamais dû boire autant, pas assez habitué à l'alcool pour pouvoir le tenir longtemps... Cette nuit-là, il n'aurait jamais dû écouter qui que ce soit, il n'aurait jamais dû approcher cette demoiselle, flirter avec elle, et encore moins passer le reste de sa soirée dans ses bras. Il était jeune, immature et non, il n’avait pas songé aux conséquences que cela pouvait avoir. Son grand-père lui avait pourtant souvent répété de ne pas répondre à ces personnes, même si ça l’embêtait, il était préférable de les ignorer plutôt que de rentrer dans leur jeu… Et qu’est-ce qu’il avait raison. Yohan le savait à l’époque hors ça avait été plus fort que lui, sa personnalité l’avait obligé à ne pas rester là sans rien faire, certainement par pure fierté.

Un coup de fil. Voilà ce qui avait fait s’effondrer son univers tout entier : un vulgaire coup de fil. La veille tout allait encore bien et ce jour, tout s’était écroulé. Il n’avait pas saisi immédiatement l’importance de cet appel, il n’avait pas voulu comprendre ce que lui avouait la jeune fille dans son oreille et c’était le cœur lourd, le visage pâle, qu’il avait dû se rendre dans un centre afin d’effectuer un test, sous l’ordre de son médecin. Il était perdu, refusant de croire à ce qu’on lui avait annoncé avant que la sentence ne tombe pour lui aussi. Il avait suffi d’une fois, d’une seule maudite fois, pour que sa vie devienne soudainement un enfer. Il n’était qu’un adolescent, seulement âgé de dix-sept ans, et était depuis lors atteint de ce virus que personne ne souhaitait avoir, le virus de l’immunodéficience humaine. Par chance, dans son malheur, le dépistage s’était fait suffisamment rapidement et un traitement avait été mis en place pour qu’il n’en reste qu’au stade la séropositivité. Sauf que, chanceux ou pas, son style de vie a automatiquement changé après cela. Les amis qu’il avait, il ne les avait plus, tous ayant choisi de lui tourner le dos, par méfiance, par peur, parce que ce n’était pas sein et qu’ils étaient tous si doués pour s’inventer des histoires. Aucun d’entre eux n’avait pris en compte ses sentiments, le considérant comme un autre homme, comme s’il était tout à coup devenu un monstre et que l’approcher les rendrait étrange à leur tour. Blessé, déçu, évidemment que le jeune homme l’avait été et c’était justement parce qu’il n’avait pas été en mesure d’accepter ce revirement de situation qu’il avait terminé ses cours à la maison. Cela avait été particulièrement difficile au début, très douloureux également, surtout pour un garçon de son âge néanmoins il avait fini par s’y habituer, se coupant naturellement du monde petit à petit. Il avait beau s’être expliqué à plus d’une reprise, dire que la science avait beaucoup évolué, que même s’il n’était toujours pas possible d’éliminer un tel virus, il existait aujourd’hui des traitements qui permettait d’éviter de le transmettre aux autres, qu’il faisait très attention de toute façon, hors ça n’avait jamais rien changé et lui a fini par s’y résigner.

Au lieu de faire de grandes études, ça a été tout à fait naturel, encore moins surprenant, pour lui de travailler à temps plein à la ferme, de s’éloigner de l’immense civilisation et d’apprécier cette tranquillité qu’il avait au milieu des champs et des animaux. L’amoureux de la nature qu’il était, l’amoureux des bêtes, trouvait du réconfort sur ses milliers d'hectares et se plaisait dans ce qu'il faisait. Dormir à la belle étoile, dormir dans un gros tas de pailles ou en compagnie de certains animaux de la ferme, cela n'avait rien d'étonnant pour un garçon tel que lui. C'était son petit monde et il s'en accommodait grandement. Certains avaient besoin de tout un tas d'amis pour être heureux dans la vie, lui n'avait besoin que de cet environnement dans lequel il avait grandi. Il a eu son lot d’infamie, des cicatrices qui ont assurément laissé de lourdes séquelles sur son cœur, cependant à l’heure actuelle, il essaie d’apprécier sa vie telle qu’elle est et ce, même si certaines choses manquent parfois.