C'était terminé.

Jusqu'au moment où il s'était retrouvé debout devant cette porte qu'il connaissait bien, avec la boîte de son chat qui traînait à ses pieds, Suwon avait cru pouvoir se mentir, se dire que tout allait bien. Il avait pu se dire que tout n'était qu'un mauvais rêve et que Yanjun allait revenir à ses côtés, lui dire que tout allait bien, et qu'en vérité, ils n'avaient pas besoin de se séparer...

Mais ça n'était jamais arrivé.

Les lèvres pincées, Suwon hésitait encore. Est-ce qu'il ne pouvait pas tout simplement s'enfuir, loin de Séoul ? C'était encore possible, tant qu'il n'avait pas franchi la porte. Il pouvait encore... Il pouvait encore faire comme si de rien n'était et s'en aller, lui aussi. Yanjun n'était peut-être pas très loin.

Il avait trouvé dans le fond de son sac les clés qu'il y avait oubliées : les clés de la maison familiale, celle où il devait retrouver les autres. Les autres, ils portaient si bien leur nom. Sa mère, sa belle-soeur, son beau-père. Autant de personnes qu'il espérait ne pas croiser avant la fin de la journée.

La porte avait pivoté sur ses gonds, et quand elle s'était refermée derrière lui, elle avait emporté les illusions dont il se berçait jusqu'alors.

Cette maison était tellement... morte.

Son regard s'était posé sur les lieux, alors qu'il arpentait lentement le chemin qui le séparait de sa chambre, où il laissa le chat en liberté après lui avoir lentement préparé une litière, et il était allé s'installer à la table de la cuisine pour prendre un chocolat chaud, espérant sans doute se changer les idées : c'était mieux de ne pas y penser... Enfin, cette option lui semblait meilleure jusqu'au moment où il avait entendu un bruit ailleurs dans la maison. Sa tranquillité était certainement terminée.

Maison familiale. Enfin, si on peut réellement appeler cela une maison familiale, quelle famille ? Seul son père et sa belle-mère croit encore un peu en ce mot vide de sens. Chaeyi ne revient plus que quelques weekends de temps en temps pour faire plaisir ou lorsque son père la fait culpabiliser pour un diner ensemble. Pourtant, tout le monde sait qu’ils auront rien à se dire à ce diner. Ce n’est pas spécialement de bon cœur que la cadette pénètre dans la grande demeure, à petits pas. Silence, les deux adultes ne doivent pas encore être rentrés. Chae abandonne ses affaires. Une ombre du coin de l’œil. Hm ? Un chat ? L’animal à quatre pattes disparait aussitôt, avant même que la plus jeune ait eu la chance de l’approcher. Curieux. La suite est d’autant plus curieuse que c’est la silhouette de Suwon qu’elle est convaincue de voir dans la cuisine. Le jeune homme n’habite plus ici et ne revient qu’à contre cœur, Chaeyi l’a bien compris. Clignant des paupières plusieurs fois pour être sûre, elle finit par se glisser silencieusement dans l’ouverture vers la cuisine. Son sourire est grand – bizarrement toujours heureuse de voir le plus vieux à chaque fois. « Ah. Hm. ». Elle est ridicule, être ainsi intimidée par son propre demi-frère n’a aucun sens, pourtant il lui a donné toutes les raisons de l’être. Chae prend rapidement une grand respiration. « Salut ! » c’est presque un cri aigu probablement encore plus insupportable à l’oreille que sa voix nerveuse et elle regrette d’avoir seulement ouvert la bouche – ou même d’avoir accepté de venir diner ici. Ses doigts jouent les uns avec les autres, se demandant si elle doit s’enfuir vers sa chambre histoire de ne pas importuner Suwon d’avantage avec sa présence ou si elle doit tenter une nouvelle fois un rapprochement. « C’est– c’est ton chat ? ». Deuxième option, certainement parce qu’elle est têtue comme une mule, après toutes ses années elle n’arrive pas à se faire à l’idée que son propre frère ne l’aime pas. Alors elle ouvre la discussion, comme elle peut, une main tendue qui n’attend qu’à être prise.

Suwon espérait ne croiser personne avant quelques heures. Du plus profond de son coeur, il s'était dit que passer la soirée seul à la maison lui aurait au moins permis de se réhabituer à l'ambiance maussade qui y régnait, avant le retour de sa belle-famille et de celle qui prétendait être sa mère... Il ne savait même pas, en vérité, si Chaeyi était là souvent. Ce qu'il savait, en revanche, c'est que ses prières n'avaient pas été entendues, car résonnait déjà la voix de sa demi-soeur, dont il avait pu reconnaître la silhouette quelques instants plus tard à peine.

« Salut. »

Avait-il envie de lui parler ? Non. Y était-il contraint ? Hélas, à moins de parler au vide, la jeune femme s'adressait à lui, et il ne pouvait pas vraiment l'ignorer, sous peine d'être encore plus impoli qu'il ne l'était déjà habituellement avec elle.

La vérité, c'est que Suwon n'avait même pas l'énergie nécessaire pour se montrer injustement méchant envers elle, aujourd'hui. À sa question, il avait posé les yeux sur Morphée, qui continuait sa promenade dans la cuisine. Ce chat était décidément trop curieux.

«  Oui. » Un silence lourd, très lourd. « C'est Morphée.»

Dire qu'ils avaient adopté ce chat à deux, avec Yanjun. Yanjun qui était parti, désormais. Suwon détestait se sentir aussi vulnérable, mais la vérité, c'est qu'il en avait assez de voir les gens entrer et sortir de sa vie d'une façon aussi brutale. Son père, qu'il n'avait même pas connu, Haena, et maintenant Yanjun ? Cela tournait à la comédie. Une comédie de bien mauvais goût.

«  Tu vis toujours ici ? »

Au moins, il serait rapidement fixé, quitte à savoir s'il allait l'avoir constamment dans les pattes...

Suwon n’a pas l’air ravi de sa présence, c’est le moins que l’on puisse dire. « C’est joli comme nom pour un joli chat. » répond-elle en posant de nouveau ses pupilles sur la boule de poils qui vagabonde déjà comme chez elle dans la maison. Chaeyi fait volontairement abstraction du silence pesant entre eux deux. Son demi-frère n’a jamais fait grand-chose pour briser le froid entre eux, à l’inverse même, la cadette l’a toujours senti qu’elle n’était pas la bienvenue dans son espace, mais elle a encore ce faible espoir que les choses changent un jour. Que Suwon accepte l’affection de celle qui est devenue sa petite sœur il y a bien des années déjà. « Oh ! Je vis plutôt au dortoir goguryeo et à la colocation avec les autres, mais je reviens à la mai– enfin ici quand les parents veulent absolument faire un repas de famille ou quand je viens récupérer un truc dans ma chambre ou que– » puis elle se coupe rapidement, consciente qu’elle s’est de nouveau mise à trop parler, sûrement trop pour le rendre tolérable aux yeux du jeune homme. « Hm– non, je ne vis plus vraiment ici. ». Elle, non plus, n’est pas très à l’aise dans cette maison – elle n’y a jamais trouvé sa place et elle mentirait en disant que Suwon n’est pas en partie responsable de cette sensation. Sa figure reste figée dans la cuisine alors qu’elle joue maladroitement avec ses doigts, elle a envie de disparaitre mais elle a aussi envie de serrer son frère entre ses bras quand elle remarque sa fatigue. « Tu– Tu es là pour le repas de ce soir ? » la petite brune balbutie ces quelques mots dans l’espoir que la conversation ne meurt pas. « Pas que ce soit une mauvaise chose, non pas du tout, au contraire ! Juste– hm– tu ne viens jamais d’habitude ? » reprend-t-elle d’une voix nerveuse, le malaise piquant le long de son épiderme.

« C’est gentil. » Mais ce n’était pas seulement lui qui l’avait trouvé, ce nom. Ils l’avaient trouvé ensemble, avec Yanjun… Et rien que ce simple fait suffisait à venir l’enfoncer un peu plus encore dans l’humeur maussade qu’il possédait. Suwon avait pincé les lèvres et reposé les yeux sur la petite créature, avant de les relever pour rencontrer le regard de sa demi-sœur, attendant une réponse à la question qu’il venait de lui poser. « Je vois. » Un peu comme lui avant, somme toute. Il pouvait comprendre. Il n’avait jamais aimé cet endroit, de toute façon. « Non, je reviens vivre ici. » Et ça, c’était le plus difficile à admettre, à vrai dire. Se dire qu’il allait devoir faire partie à nouveau d’une famille qu’il essayait de repousser, encore et encore. Se dire qu’il allait devoir subir les propos de sa mère qui allait lui demander quand il comptait se trouver une épouse, ou tout simplement, lui poser des questions au sujet de cet ‘ami’ avec lequel il avait emménagé. « Mon coloc est parti et c’est lui qui payait le loyer. » Mais difficile de faire croire à une simple amitié, quand cette nouvelle lui était si horrible à annoncer. Il avait précautionneusement gardé les yeux à l’écart de ceux de Chaeyi, espérant ne pas attirer son attention sur tout ça, mais il n’était définitivement pas doué pour faire semblant. « Du coup tu me croiseras souvent, j’imagine, comme j’ai quitté les fraternités aussi. » Jusqu’au moment où il aurait terminé ses études et pourrait partir définitivement.

C’était bien simple, seule la bête poilue à quatre pattes semblait à l’aise dans cette maison. Ils la fixaient bien volontairement déambuler du bout des coussinets comme si cela allait apaiser la gêne criante entre eux ; mais il suffisait que Suwon croise son regard pour que Chaeyi réalise que cela ne marchait en aucun cas. La plus jeune ne savait pas si elle était la seule à ressentir cette atmosphère pesante entre eux ou même si elle l’imaginait, mais elle basculait son poids d’un pied sur l’autre dans un mouvement anxieux mais mécanique. Elle s’arrêta un instant, une expression surprise sur le visage ; jamais, elle n’aurait imaginé que son demi-frère reviendrait habiter ici. Des milliers de questions fusaient dans son esprit, mais elle se retenait de les poser – pas assez proche de Suwon pour mettre le nez dans ses affaires. Elle l’avait bien compris, on lui avait bien fait comprendre. L’étudiante se vit d’autant plus étonnée quand l’aîné s'explique de lui-même. Le jeune homme avait quitté la maison bien avant elle pour rejoindre les dortoirs, et elle avait vaguement entendu parler de son emménagement avec un de ses amis. Et Chaeyi avait très envie de savoir pourquoi ce colocataire était parti tout à coup. « Oh, pourquoi il est parti ? Il est parti où ? »; et la question glissa hors de sa bouche avant qu’elle n’ait le temps de serrer les lèvres. Peut-être un semestre à l’étranger ou alors une année sabbatique. Enfin, elle avait du mal à imaginer un tel scénario vu les ondes négatives qui émanaient de son demi-frère. Son côté journaliste, son côté fouine mourait d’envie de savoir et elle connaissait un bon nombre de moyens d’y parvenir. Mais il s’agissait ici de Suwon et cela rendait tout plus compliqué, plus sensible.