Il l’avait appris par un camarade de classe. Se Jun était en plein milieu de sa seconde année qui ne se passait pas mieux que la précédente. S’il assistait aux cours, ses efforts se résumaient au minimum vital. Il avait au moins le mérite de ne pas être un élément perturbateur en classe. Silencieux, il ne semblait reprendre vie que lorsqu’un visage familier et amical s'adressait à lui. Le reste du temps, il fixait la fenêtre qui donnait par un heureux hasard sur le terrain de sport où il passait le plus clair de son temps. Il attendait donc là, de pouvoir rejoindre ses camarades et taper la balle…

Ce jour-là, c’était justement un des membres de l’équipe qui l’avait interpellé. Dong Min, un type assez grand pour son âge, une sacrée frappe du pied gauche. « T’as appris pour Eoh Yu Jin ? » Se Jun avait relevé un regards à la fois confus et contrarié à l’évocation de ce prénom. « Tu traines avec elle, non ? » Non. Plus depuis des mois. Plus depuis qu’elle avait découvert sa nouvelle activité extra-scolaire et qu'elle lui avait fait part de sa désapprobation. Il avait haussé les épaules. Dong Min avait insisté. C’était son voisin, à quelques maisons près. Il avait dû les voir rentrer ensemble quelques fois. Si Se jun avait montré le moindre intérêt pour ces choses là, il aurait peut-être pu deviner un vieux béguin pour celle qui n’était plus lycéenne. Un soupçon de jalousie aussi envers son camarade. Mais Se Jun se moquait de tout ça et il avait mis un terme à son amitié avec Yu Jin, la jugeant trop prise de tête pour ses projets. Il n’avait besoin ni de l'approbation ni de la morale de personne. Aussi, quand il exprima qu’il ne voyait pas de quoi son camarade parlait, il décela chez lui une étrange jubilation qu’il ne comprit pas. Comme si Dong Min savourait l’exclusivité de l’information à propos de son ancienne amie : « Oh eh bien, elle a perdu son père. Je pensais que tu le savais. » Il ne savait pas. Et il n'écoutait plus.

La nouvelle avait été comme un électrochoc. Se Jun n’était pas doté d’un grand sens de la compassion ou de l’empathie… mais il pouvait difficilement ignorer un sentiment qu’il avait lui-même vécu. Cette douleur, il ne la connaissait que trop bien.
Il avait raté l'entraînement de foot et erré le reste de la journée dans les rues de Séoul. Il avait pensé à Yu Jin, à ses parents qu’il avait croisés une ou deux fois. Il n’était plus sûr de se souvenir du visage de son paternel… mais ça n’avait pas d’importance. Pas pour lui. Dans quelques mois, quelques années, en revanche, cela en aurait pour Yu Jin. Cette urgence maladive de se raccrocher à une photo pour ne pas oublier ses traits, chercher une vidéo pour entendre sa voix… Se Jun peinait parfois à se souvenir de celle de sa mère. Il savait que son père avait, quelque part, conservé des dvd et des films de leur famille… mais il n’avait jamais eu la force de les chercher. Ce vide qui grignotait sa poitrine, qui le rendait parfois si en colère… dévorerait-il aussi celle de Yu Jin ?

Il avait encore pensé à elle, à leurs moments ensemble, à son rire…. et il l’avait imaginé pleurer. Seule. Avait-elle quelqu’un ? Lui, il n'avait personne. Personne vers qui se tourner. Il s’était renfermé, plus ou moins volontairement… mais peut-être parce qu’au fond, il savait que ça n’avait fait qu’approfondir le gouffre de son désespoir, il avait songé que Yu Jin n’avait peut-être pas à passer par ce même néant que lui…
… Alors, il s’était pointé devant chez elle. C’était le début de soirée quand il avait toqué à la porte. Pourquoi ? Il n’en était pas sûr lui-même. Il avait marché, pensé… et il s’était retrouvé là. Comme s’il n’avait jamais dit à son amie qu’il ne voulait plus la voir. Comme s’il était seulement capable d’être un bon ami.
… il voulait essayer. Rien qu’une fois.
… Pour elle.

Trois petits jours sont passés depuis qu’elle a donné les premiers coups de fil pour annoncer la mort de son père. Trois petits jours sont passés depuis qu’on lui a donné les premières embrassades de réconfort. Trois petits jours aux yeux de tous, une éternité pour cette jeune fille qui n’aurait pas dû encaisser un tel drame. Une mort précipitée, un départ vers l’au-delà et un au revoir qui ne sera jamais prononcé. Les cernes sous ses yeux lui donnent une apparence de personne malade mais sa souffrance est telle, qu’elle ne saurait trouver le sommeil. Si son deuil la pousse à se murer dans le silence, c’est sa mère qui éclate en sanglots en plein milieu de la nuit. La première fois qu’elle a pu l’entendre, la brune s’était levée pour la réconforter. La deuxième fois ? Elle avait tout simplement arrêté. D’après sa tante, Yujin est dans une phase de déni mais peu importe les noms attribués à ces étapes, cela ne change rien. Son père était parti, la laissant dans une profonde tristesse et amertume. Un an plus tôt, la nouvelle étudiante n’aurait jamais pensé devoir porter un tel fardeau. Elle était bonne élève, allait rejoindre cette université qu’elle apprécié tant. Son avenir était prometteur. Et puis, les dictons sont venus lui rappeler à quel point la vie était courte et qu’il fallait en profiter chaque jour. Mais depuis l’obtention du suneung, la jeune femme a cessé de lire les expressions, les dictions, les ‘’ n’importe quoi ‘’.  Le monde est cruel.

Dans son lit, elle est plongée dans une pénombre qui illustre son cœur sombre. Yujin ne l’a pas quitté une seule seconde, ce qui accentue cette sensation de lenteur. Elle devrait prendre l’air mais comme avant, l’envie est inexistante et personne ne saura lui faire la remarque de façon arbitraire. Personne ne lui imposera quelque chose dans sa vie. Son regard fixe le plafond et l’étudiante fronce les sourcils quand elle remarque des tâches d’humidité. A l’inverse, ses joues sont en pleine sécheresse. La demoiselle sort finalement de ses rêveries et observations quand elle entend quelqu’un frapper à la porte. Elle jette un coup d’oeil sur son téléphone et découvre l’heure. C’est tout ? Si tard ? La danseuse balance la couette à ses pieds et se résigne à aller ouvrir. Ce n’est pas la peine d’attendre après sa mère. Yujin retient un soupir quand elle la voit dans sa chambre, en train de regarder les photos de famille. Pendant un instant, elle se demande si elle reconnaît sa propre fille sur celle-ci. Elle échappe un rire jaune alors qu’elle se tient finalement derrière la porte d’entrée. Avec une rapidité déconcertante et un geste devenu machinal et bruyant depuis ces trois petits jours, Yujin glisse sa main dans sa chevelure, qu'elle a volontairement laissé pousser, pour cacher les dégâts et regarde par le judas. Qu’est-ce que ? Elle aurait pu sursauter de surprise mais elle préfère plaquer son dos contre la porte. Le silence prend place et son cerveau cogite dans tous les sens. Pourquoi vient-il subitement ? Comment l’a-t-il su ? Sejun l’avait envoyé promener et maintenant, il se trouve à suivre les obligations qui incombent à chacun dans ces circonstances. Elle ne lui en voudra pas de partir. Encore une fois et finalement, elle raisonne autrement. Peut-être qu’il veut présenter ses condoléances à sa mère. Tout simplement ? C’est pour ce motif qu’elle finit par échapper : “ Désolé. Ma mère est occupée. Elle ne peut pas vous recevoir. “ Le vous est volontaire. Yujin fait mine de ne pas le reconnaître. Peut-être qu’elle a vu flou ? Peut-être qu’elle commence à délirer à force de rien manger ?

Le temps lui parut long. Interminable. Là, dans la fraîcheur du soir tombant, son haleine formait déjà un léger nuage brumeux. Ses yeux fixaient le bois de la porte, en détaillant chaque imperfection. Il compte, perd le fil. Ses doigts tapotaient sa cuisse. Il hésite un instant. Devait-il toquer à nouveau ? Pause. Ou faire demi-tour ? Il amorça un mouvement pour regarder derrière lui mais se l’interdit au dernier moment. Ses yeux retrouvèrent la surface irrégulière de la porte. Elle ne lui ouvrirait peut-être pas. Elle aurait raison au fond. Elle n’allait sûrement pas lui ouvrir. Se Jun enfonça ses mains dans ses poches. Il prit appui sur un pied. Puis l’autre. Est-ce qu’il allait attendre longtemps si elle décidait de ne pas lui ouvrir ? A quel moment le saurait-il ?
Du bout des doigts, il sentit un emballage - froissé et vide - de sucette. Il en aurait bien mangé une en attendant. Mais si Yu Jin ouvrait et qu’il avait une sucette dans la bouche… N’était-ce pas bizarre de présenter ses condoléances la bouche pleine ? Il essaya d’imaginer la tentative catastrophe… arrêta.
Soupire. Combien de temps cela faisait-il ?
Quelques minutes à peine. Mais tout semblait ralenti. Sauf les battements dans sa gorge. Pourquoi cognaient-ils si vite ?

Il y eut un battement plus fort. Il crut entendre un bruit. Sa tête se redressa, les sens en alerte. Puis il y eut un autre flottement. Il retint sa respiration. Il essaya de percevoir le moindre indice auditif. Et finalement, une voix. Familière et lasse. Se Jun se tint plus droit. Tendu. Yu Jin. Elle était derrière cette porte. L’avait-elle vu ? Sans doute que non.  « Yu Jin. C’est Kang Se Jun. » Il n’avait pas parlé trop fort. Il avait dit ça comme une évidence. Sauf qu’il n’y avait rien d’évident dans sa visite… Cela faisait presque un an qu’ils n’avaient pas parlé. Presque un an de silence. De rejet. Et il revenait là, comme si de rien était. Comme s’il en avait le droit. Il mâchouilla sa lèvre inférieure sans y penser. Il avait marqué une pause, quelques secondes. Croyait-il que son simple patronyme ouvrirait cette porte ? N’était-ce pas, au contraire, une raison pour la verrouiller ?
Le problème, c’était qu’il ne savait pas quoi dire. S’il avait toutes ces pensées dans la tête, aucune n’était assez claire pour l’aider dans cette situation. Aucune ne lui donnait le mode d’emploi pour être un bon ami. Il déglutit. Ses doigts froissèrent nerveusement l’emballage de la sucette. « Je voulais te voir… » Il voulait. Il ne l’avait pourtant plus envisagé durant des mois… et à présent, cette envie était devenue un besoin, une urgence. Sa voix, elle n’avait pas changé…

La famille Eoh a reçu des visites quotidiennes depuis le décès du paternel. Les proches avaient fait le déplacement pour l’enterrement qui s’était déroulé hier et étaient repartis aussitôt pour répondre à leurs obligations professionnelles. Les deux femmes se retrouvent donc seules dans leur désarroi, parfois dérangées par le voisinage qui leur ramène des petits plats. C’est vrai que la vaisselle s’est tassée depuis et que pour l’instant, personne ne s’est lancée dans cette corvée. La brune devrait peut-être le faire. Après tout, elle est certainement celle qui accepte plus facilement la nouvelle mais c’est surtout que la demoiselle était déjà en mauvaise posture depuis des mois. Il ne faut pas se fier aux apparences même s’il serait difficile de penser le contraire quand on voit son allure. Son pyjama coloré donne un semblant de peps sur ce visage noyé dans des émotions bien trop sombres. En tout cas, Yujin est surprise qu’on puisse les déranger. Tout le monde était venu présenter leurs condoléances, non ? Aucun nom d’un éventuel retardataire lui vient en tête jusqu'au moment où une personne qu’elle n’attendait pas, se retrouve derrière la porte d’entrée. Elle mordille sa lèvre inférieure, lançant un processus de réflexion pendant plusieurs secondes. Peut-être qu’il partira à force de patienter. Rien ne peut indiquer la présence des Eoh dans le logement, excepté ce bruit qu’elle vient de faire. Son dos contre le mur, c’est l'incertitude et l’incompréhension de cette visite soudaine qui la font cogiter. Qu’importe. Il n’était pas venu pour s’excuser, juste pour faire comme les autres... Elle prend la parole en se détachant un maximum mais ce n’est pas chose aisée dans de telles circonstances.  Ses semblants de doute se confirment quand il se présente en utilisant son nom en famille. C’est un sourire furtif qui s’étire sur ses lèvres, tel un mirage. Comme si elle aurait pu connaître d’autres Se Jun. Qui sait, au fond. Elle ne réagit pas pour autant, ne sachant pas trop comment se comporter vu leur dernière conversation. “ Oh. Je suis désolée. “ Encore une fois mais c’est surtout une forme de politesse. A force d’avoir entendu ces mots ces derniers jours, Yujin est incapable de dire autre chose. “ Tu me prends au dépourvu. J’ai beaucoup de choses à faire et … “ Mais il ne lui avait pas demandé de sortir ? Comment justifierait-elle sa présence à sa mère ? Elle n’est pas certaine de vouloir déverrouiller cette porte. “ La maison est un peu en foutoir. Il se passe quelque chose ? “ Yujin ne comprend pas pourquoi elle parle ainsi. C’est forcément une visite de courtoisie. Il ne compte pas lui demander un service, tout de même ? Il doit forcément être au courant mais aujourd’hui, elle n’a pas envie de rappeler aux autres que son père était parti vers les étoiles. Car, au téléphone, elle se souvient des blancs provoqués par une telle annonce. Toutefois, elle risque de réveiller des vieux démons avec ses remarques.

La voix de Yu Jin semblait venir d’un autre monde. La porte était peut-être épaisse. Ou bien était-ce ce fossé sans fond qu’il avait lui-même creusé pour l’éloigner de sa vie. Une sensation désagréable vint peser dans sa poitrine. Une voix dans sa tête lui somma de laisser tomber, qu’il n’avait rien à faire ici, qu’elle ne voulait pas le voir.
Mais lui, si. Pour une raison qu’il peinait à s’expliquer. La compassion, l’empathie, c’était des choses trop compliquées pour lui. Se Jun ne pensait pas comme tout le monde. Depuis des années, il y avait quelque chose de détraquer chez lui. Ca ne clique pas comme il faut. Mais le tic tac irrégulier s’était encore plus enrayé à ce prénom fantôme qu’on avait remis sur son chemin. Et il restait là, devant cette porte, sans savoir quoi répondre à une excuse qui n’avait pas plus de sens que sa présence ici.
Son souffle forma un nouveau nuage et il reçut sa remarque qui pouvait tout aussi bien être un reproche. Il songea qu’il se voyait mal la prévenir, après un an de silence… mais il ne se justifia pas oralement. En fait, il donna aucune autre réponse comme s’il attendait simplement qu’elle lui ouvre… sans pour autant avoir la certitude qu’elle finisse par le faire.
Il se mit à l’imaginer derrière cette porte. Quelle tête faisait-elle ? Quel sentiment dominait dans son coeur ? La tristesse ? La colère ? La peur ? Il ne se fit pas la réflexion que son propre silence pouvait être effrayant. Il fallut que Yu Jin relance d’une nouvelle justification puis d’une question pour qu’enfin, le garçon fasse de nouveau entendre sa voix. Il y eut quand même quelques secondes de délai, comme s’il était loin et la connexion mauvaise. « Non, » souffla-t-il d’abord, toujours sans hausser le ton, comme s’il menait une discussion parfaitement normale. Il ne se passait rien. C’était peut-être ça qui l’avait poussé ici. Ce “rien”. « Je voulais juste te voir. » Elle. Et personne d’autre. Et il se mit alors à penser qu’il fallait aussi qu’elle le voit. Qu’il était celui qui pourrait le mieux la comprendre.
Alors qu’il ne se comprenait même pas lui-même.

« Yujin… » Est-ce que prononcer son nom ouvrirait cette porte ? Comme on prononce un “sésame ouvre toi”. « S’il te plait. Ouvre moi. » Avait-il déjà été aussi poli ? Peut-être. Dans un temps lointain. Mais il n’avait toujours rien dit pour son père. Il savait. Mais les mots ne parvenaient pas à franchir ses lèvres. Comme s’il prenait le risque de lever ses propres tabous…

En dehors de la relation compliquée liant les deux protagonistes, les circonstances ne se prêtent pas à des retrouvailles chaleureuses. La fatigue a creusé des cernes si ce n’est des poches sous ses yeux. Il y a aussi les nouveaux traits de son visage qui seront une triste découverte pour le garçon. Tous ces éléments réunis forment un trio de choc dont elle subira pleinement les conséquences. Mais si Yujin a déjà l’impression de se retrouver dans les abysses, alors elle n’a plus rien à perdre, si ? Ça fait longtemps que ses parents ont piétiné sa dignité. Un de plus ou un de moins. Comme ses proches ont pu lui dire trois jours plus tôt, cela passera avec le temps. Mais elle aimerait bien connaître le moment précis de sa délivrance. Certainement, au même titre que le garçon derrière la porte. Il doit s’impatienter ou peut-être qu’il risque de se résoudre à l’écouter. Elle ne lui a pourtant pas encore ordonné de partir mais il est vrai que son accueil n’est pas très chaleureux. Ce n’est pas forcément contre lui. Peut-être un peu mais aujourd’hui, Yujin en veut à la terre entière et son propre nom figure en haut de la liste. Elle avait tant maudit son père et maintenant voilà qu’elle rencontre des difficultés à faire taire ses pleurs.  

Elle aimerait tant être elle-même. Elle aimerait rester cette fille pétillante qui adorait s’approcher des autres, sans crainte et doute. Elle voudrait rester un bon souvenir dans la mémoire de Sejun mais est-ce qu’elle en demande trop ? Peut-être qu’il est le mieux placé pour l’aider. Pourquoi se mettrait-il à la juger subitement ? Est-il bien placé pour lui faire une remarque déplacée ? Ses yeux sont de nouveau fermés quand un frisson la parcourt. A prononcer son prénom ainsi, à entendre ses plaintes, la pauvre se retrouve déstabilisée. Elle n’a pas envie de lui crier dessus. Autant lui donner ce qu’il veut pour qu’il la laisse tranquille rapidement ? La brune ne serait pas contre un petit peu de soutien au fond... Mais veut-il réellement l’écouter ? C’est qu’elle en a gros sur la patate mais elle sait pertinemment que Sejun n’est pas un bon confident. C’est peut-être gratuit mais c’est aussi se rappeler pourquoi leur amitié a pris fin brutalement. Il n’écoutait rien et ses mots ne pesaient pas dans la balance. “ D’accord. Si c’est ce que tu veux. “ Il est trop têtu et elle, beaucoup trop faible. Ce n’est pas comme si ses envies semblent intéresser les autres. Résignée, elle pose sa main sur la poignée de la porte et se décide à l’ouvrir. “ Salut. “ dit-elle la tête baissée avant de laisser un écart pour le laisser rentrer. Juste une visite de courtoisie à ajouter au compteur.

Il y a comme une nouvelle pause dans le temps. Tout se fige et lui-même ne respire plus. Combien de temps devra-t-il attendre devant cette porte ? Quand saura-t-il qu’il ne sert plus à rien d’attendre ? La patience n’est pas la plus grande qualité de Kang Se Jun. Mais il attend pour elle. Il espère. Que cette putain de porte va finir par céder et s’ouvrir. Qu’il la verra enfin. Yu Jin. D’où lui vient cette urgence ?
D’accord…
Il entend la réponse, lointaine et pourtant forte. Percutante dans sa poitrine et lui coupant le souffle. Dans quelques secondes, il verra son visage apparaître. Il n’a aucune idée de ce qu’il va lui dire ou de ce qu’il va faire. C’est bête… à attendre tout ce temps, il aurait pu y penser… Mais trop y réfléchir l’aurait fait fuir. C’est ce qu’il veut. Il est sûr. Et alors la porte s’ouvre et elle est là. Dans la pénombre de son entrée, elle se tient. A moins que ce soit ses traits qui sont si sombres. « Salut. » Il répond sur le même ton, sans sourire. Ni chaleureux, ni froid. Il observe celle qui ne veut pas le regarder. Puis, quand elle l’invite, il s’engouffre chez elle et l’atmosphère devient plus lourde. La maison porte le deuil et la douleur. Un sentiment désagréable et familier agrippe son ventre mais il l’ignore. « Merci. » De l’avoir laissé entrer. Son souffle ne forme plus de nuage.
Il fait deux pas, attend que la porte se ferme derrière eux. Le silence est frappant. Sa mère ne l’accueille pas. Où est-elle ? Il lève les yeux vers l’étage. Il formule des hypothèses. Puis, une fois assuré que personne d’autre ne viendra le saluer, il lâche sa bombe : « On m’a dit pour ton père. » C’est dit. Sans être dit. Il plonge ses mains dans les poches, et il ne la regarde toujours pas. « Dong Min me l’a dit ce matin. J’sais pas si tu te souviens de lui… Il habite pas loin d’ici je crois. Et il fait du foot avec moi. » Information futile. Il pourrait rajouter que Dong Min voulait probablement sortir avec elle mais il s’en contrefiche alors, il se tourne enfin vers Yu Jin. Enfin, il la considère plus sérieusement. Il ne se rend pas tout de suite compte de ce qui le dérange sur ses traits. « Désolé. » Toutes mes condoléances, une connerie comme ça. « Même si je sais que ça change pas grand-chose de le dire… » On en a rien à foutre de savoir qu’on est désolé pour nous. On veut juste que ça s’arrête. Que tout s’arrête.

Accueillir une nouvelle personne dans la demeure familiale n’est pas de tout repos. Si ses émotions sont incontrôlables depuis le décès de son père, c’est toute son intimité qui est constamment mise à mal. Rester dans cette maison, se recueillir devant les regards curieux, penser, regretter, ce cercle vicieux est sans fin. La demoiselle est à la recherche d’une lueur, qui pourrait la réconforter dans tous ses malheurs. Elle regrette de ne pas avoir écouté les témoignages des autres qui ont vécu un deuil. Combien de temps elle allait devoir supporter cette situation ? Impossible à deviner car le deuil n’est pas une formule mathématique, ni une science exacte. Ce n’est sans compter sur ces allées-venues qui la fatiguent encore plus qu’elle ne l’est déjà. Et pourtant, rester seule n’est pas la meilleure idée. Yujin voudrait faire confiance aux autres, les laisser dicter l’attitude qu’elle devrait avoir mais la pauvre ne peut plus supporter l’influence d’autrui sur sa vie. C’est donc à contre-cœur qu’elle ouvrait sa porte. Une fois de plus, elle avait capitulé en ouvrant cette maudite porte.  

Mais en dehors du deuil, c’est son secret ou son fardeau qui a remplacé les traits de son visage. Il lui faut un instant pour qu’elle décide de relever vers le visage vers son ancien camarade. Celui-ci observe l’étage. Sa mère serait peut-être contente de le voir ici mais l’instinct de sa fille est de vouloir la protéger, chose dont elle a été incapable de faire en l’exposant aux joies de la chirurgie esthétique. Elle l’écoute parler de ce Dongmin vivant dans le voisinage alors que Sejun n’ose pas poser son regard sur elle. Pourquoi ? Est-ce qu’elle le met mal à l’aise ? Est-il ici par obligation ? En même temps, dans sa situation, elle ne ferait pas forcément mieux et elle a eu l’occasion de s’habituer aux attitudes fuyantes. Elle ne valait pas mieux que le garçon. “ Je ne l’ai pas vu depuis un moment. “ Parce que c’est compliqué de sortir ces derniers mois. “ Ça se passe bien le foot ? “ La question pourrait paraître étrange mais un lourd silence de plus pourrait l’achever. Et finalement, il va droit au but – sans mauvais jeu de mots -. Elle esquisse un sourire, assez forcé. “ Difficile d’avoir de l’inspiration dans ces moments-là, pas vrai ? “ Un soupir s’échappe de ses lèvres légèrement gercées tandis que son cœur change de rythme. Elle ne saurait dire s’il accélère ou s’il ralentit mais la sensation est désagréable. “ Merci. “ Que peut-elle répondre ? Yujin est aussi en manque d’inspiration. “ Ma mère est à l’étage... Elle regarde encore les albums photo mais je peux aller la voir si tu veux lui parler... Ou... “ Et elle sera encore en train de pleurer. Elle chuchote, de peur qu’elle entende. “ Elle pleure toute la journée... Je ne sais pas comment elle y arrive encore. “ Parler de sa mère au lieu de son ressenti, c’est un bon compromis. Mais maintenant qu’elle y pense, Sejun est déjà assez gêné ainsi. La brune ne devrait pas en rajouter une couche. “ Pardon. “ Elle détourne le regard et se dirige vers la cuisine. “ Il doit nous rester un morceau de gâteau quelque part. Tu en veux peut-être ? Il est au chocolat. “  

Je l’ai pas vu depuis un moment. Quelque part, cette information l’amuse. Il y a un début de sourire absurde au coin de sa bouche mais comme sa tête demeure tourner vers l’étage, Yu Jin ne le voit probablement pas. Il ne devrait pas sourire ou rire dans ce contexte, mais c’est tellement bête parce qu’il imagine la tête de son camarade de classe qui ne semble en avoir qu’après la brune. Et c’est comme si elle se fichait bien de lui. La vie est cruelle, n’est-ce pas ?
Ses traits reprennent une couleur plus neutre. Pourtant, le foot, c’est bien une de seules choses qui l’anime en ce monde. Il hoche la tête : « Ouai. On a gagné tous nos matchs depuis le début de la saison. » Une petite pointe de fierté gonfle sa poitrine, même si, là encore, le moment ne semble pas approprié. Mais il aime vraiment ça, le ballon. Courir sur la pelouse, taper la balle, vivre ces moments d’euphorie avec son équipe. Il est rare de voir Se Jun heureux. Dans quelques temps, il l’ignore, il se fera virer de l’équipe. Dans quelques temps, il prétendra que ça n’était pas si important pour lui, qu’il se fiche de tout ça. Mais pour le moment, il est là, désolé pour cette fille qu’il a rejeté pour les mêmes raisons qui lui feront quitter l’équipe. Il a oublié, il a balayé. Parce qu’il partage sa peine, sa douleur.
Et maintenant, il la regarde, cette fille qui ressemble à Yu Jin sans pour autant être la même. Se Jun ne saisit ce qui le gêne mais la conversation ne va pas en ce sens. Il y a plus important… quoique puisse être les effets de ses mots. Il voit ce sourire sur les lèvres de son ancienne amie. Il le connait celui-ci… Il a le même parfois. « Qu’importe ce que je te dirais, aucun mot ne te fera du bien, » déclare-t-il sans douceur. De la compassion, il en éprouve pourtant mais il sait que ça n’a jamais ramener les morts.
Quand elle évoque sa mère, Se Jun marque une pause et secoue doucement la tête : « Pas besoin, c’est toi que je suis venue voir. » Il ne saurait pas quoi dire à sa mère. En fait, il détesterait la croiser parce qu’il n’y verrait que trop le reflet de son père. Il n’en a pas envie. Imaginer Mme Eoh pleurer sur les photos de son défunt mari le trouble déjà assez. Il revoit son paternel passer des heures planté dans le salon devant les portraits de sa mère. Il entend le silence, il ressent la douleur. Il chasse cette image puis scrute le visage de Yu Jin. Il fouille son regard à la recherche de larmes… A-t-elle pleuré ?
Et lui ?
Il se tait. Pas par gêne mais parce qu’il ne sait pas quoi répondre à ça. Mais quand elle s’excuse, il secoue de nouveau la tête : « T’inquiètes. Je sais ce que c’est. » Il garde les mains dans les poches et la suit dans la cuisine. « Ouai, merci. » Il aime bien le chocolat. Mais quand elle lui sert une part, Se Jun lui fait signe d’en couper un autre : « Mange aussi, avec moi. » Elle a minci non ? Il se demande si elle mange correctement, surtout si sa mère est trop occupée à pleurer.
Il se pose contre le plan de travail, considérant Yu Jin en silence. Un long silence. Mais s'il est venu toqué pour ne rien dire, pourquoi est-il là ? A vrai dire, il n'en sait rien. Il pense juste à Yu Jin. A être là. « Alors, tu deviens quoi ? » A part orpheline d'un père.

Tous les matchs ? Elle accueille cette information la bouche légèrement ouverte par la surprise. L’équipe a bien progressé et semble mieux se porter sans elle dans les rangs des supporters. Elle est contente pour lui, sincèrement, lui qui adore frapper dans le ballon rond. Kang Se Jun n’a pas deux pieds gauches bien qu’il ait une habitude particulière de mettre les pieds dans le plat. Un sourire amusé se dessine sur ses lèvres, le premier depuis une éternité et c’est simplement dans l’objectif de le charrier. Comme avant, quand ils étaient encore amis tous les deux. “ Vous avez payé l’arbitre ? “ Bien sûr, ils sont trop fiers pour s’adonner à de telles pratiques et c’est certainement mieux ainsi. Les tricheurs ne sont pas de véritables sportifs. Enfin, cette conversation qui aurait pu lui changer les idées s’écourte pour une thématique qu’aucun d’entre eux ne maîtrise réellement. Encore des règles de société à respecter. Yujin voudrait bien les brûler une par une au lieu de souffrir encore et encore. Sa franchise parvient néanmoins à la perturber. Personne n’a été vraiment naturel avec elle, ces derniers jours alors ça dénote forcément avec tout le reste. Est-ce mieux ? Est-ce plus simple à l’accepter ? “ Peut-être qu’à force de l’entendre dire, on finit par y croire. “ souffle-t-elle. La brune n’a pas assez de recul pour tirer les choses au clair. Elle voudrait bien lui demander ce qui pourrait lui faire du bien mais elle s’adresserait au mauvais interlocuteur. Si quelque chose bat toujours dans le cœur de Sejun, c’est bien la rage. C’est peut-être leur point en commun, même si elle ne se dirige pas vers la même cible. Elle aimerait tant lui dire ce qu’elle a sur la conscience... Maintenant qu’il lui avoue voir fait le déplacement pour elle. Ses yeux se posent sur lui, presque incrédule. Pour quoi ? C’est logique, Yujin, qu’il vienne surtout te voir... Il n’a jamais vraiment entretenu une grande relation avec ta mère. Son cœur bondit un peu trop vite. Elle réagit avec sincérité. “ C’est gentil. “ Savoir qu’il a pu penser à elle lui procure une sensation de réconfort. Peut-être que Sejun ne pourrait pas comprendre sa réaction mais ça ne court plus dans les rues, les gens qui tentent de se mettre à la place des autres.

Elle coupe délicatement une part de gâteau et la repose sur une assiette avant de la tendre vers Sejun. Il l’invite à l’imiter et elle s’applique, un brin forcé. L’appétit lui manque mais elle prendra deux-trois cuillères pour ne pas susciter une once d’inquiétude. Elle se tourne ensuite vers la cafetière et prépare deux boissons dont sa préférée. “ J'ai fait ma rentrée universitaire à la Yonsei, en littérature en mars. “ Mais elle n’a pas mis les pieds en cours très souvent. “ Le campus est très grand et c’est facile de s’y perdre. Ça fait bizarre d’être une étudiante maintenant et ce n’est pas simple de créer de nouvelles amitiés. Mais j’imagine que ça serait plus simple si je reprenais la danse. “ Elle ne s’en rend pas compte ? Ça s’échappe de sa bouche, involontairement. L'air de rien, elle fait semblant de s’acharner sur le gâteau en chocolat. “ Et sinon pas grand-chose d’autre... Et toi ? “