Est-ce que je suis une mauvaise personne ? Je rends les gens tristes autour de moi. Papa ne me regarde plus comme il le faisait avant. Il a le regard abattu du matin au soir et sa voix, elle s'est emplie de colère. Quand il me parle, ce n'est plus que pour me dire de ficher le camp, qu'il a tout perdu et que je ne sers vraiment à rien. Parfois, il est plus calme, lorsqu'il est très, très tard dans la nuit et que l'alcool vient raviver son chagrin. Il me demande si ça m'amuse, me dit que je le nargue et que ça aurait été mieux que ce soit moi qui disparaisse. J'encaisse et je dis rien, mais le pire, c'est quand il me dit combien je ressemble à maman⸺ suis-je vraiment la source de tous ses tourments ?

A l'automne 2007, la presse locale relate l'histoire d'un véhicule qui prend la vie d'une jeune mère de famille au passage piéton. Il se raconte dans le voisinage que l'accident a eu lieu à l'heure de la sortie des classes et qu'elle venait récupérer sa petite fille scolarisée dans l'établissement situé deux rues plus loin.

A compter de ce jour, les revenus du foyer ont drastiquement chutés jusqu'à devenir plus que modestes dans un quotidien qui n'amenait plus aucune couleurs. Son père ne travaillait même plus, abandon de poste et il a fini par se faire licencier de l'entreprise qui l'employait. Chaque fois qu'il entendait le son du gayageum résonner sous son toit, il en trait dans une colère noire, frappait l'instrument de ses pieds et délaissait l'enfant-virtuose dans un coin de la pièce, apeurée et recroquevillée. L'école de musique tenue autrefois par son épouse a fermé puis, abandonnée, elle est tout simplement tombée en désuétude avant que les locaux ne soient vendus pour une bouchée de pain.

Bientôt, tout le monde avait oublié la petite fille sage et lumineuse qui virevoltait autrefois dans les ruines de cette vie de famille calcinée. On ne la voit plus beaucoup en classe à partir du collège, sa crise existentielle l'emmure dans un silence— elle hurle mais personne ne l'entend. Les rares amis qu'elle n'a pas repoussé deviennent ses derniers remparts à l'instabilité qui lui mord les flancs. Elle sombre. On croit la voir couler plus d'une fois. Pourtant, à chaque fois une main la retient.

A seize ans, le seuil de sa résilience est atteint et la rancune haineuse accumulée des dernières années se répand comme un venin. Le verbe fouette avec acidité la moindre part de lucidité qu'il reste à ce père miséreux et misérable. Puis, l'enfant-prodige est mise à la porte. Fais tes affaires et fiche-moi le camp. T'es plus ma fille, que j'te revois plus jamais ici. Un sac sur le dos et l'instrument de musique mal en point qui était celui de sa mère sous le bras. Il est deux heures du matin, son mascara a coulé et ses yeux sont encore rouges d'avoir pleuré. Il n'y a pas la moindre émotion sur son visage cependant. Le regard croise celui du seul sauveur et il ouvre la porte en grand sans lui poser de question. Entre. Quel soulagement.

Elle emménage finalement chez une amie le temps restant avant la remise des diplômes et son monde se remet progressivement en question. Ses premiers bulletins sont à peine moyens, les absences se répètent sur sa feuille de présence et son comportement laisse à désirer. Mon rêve ? Je n'ai aucun rêve. Mais si je pouvais un jour reprendre l'école de musique de ma mère et poursuivre son héritage... Les dernières années de lycée actionnent les rouages de ce rêve d'enfant.

Ses résultats à l'examen national sont brillants mais le jury de l'université est intraitable : votre scolarité irrégulière, votre conduite regrettable et vos notes instables... comment pourrions-nous possiblement vous faire confiance ? C'est une voix dure, sévère et emplie de jugement mais Jiwon refuse d'entendre la sentence lorsqu'elle lui tombe au coin de la nuque. Laissez-moi une chance ! si vous jugez que je n'ai pas le niveau alors je l'accepterai... rien qu'une chance, s'il vous plaît. Et le gayageum résonne avec grâce, il sonne divinement bien— marque le retour de la prodige. Nous en avons assez entendu, merci. Son nom s'inscrira sur liste d'attente ; déception mêlée d'infimes lueurs d'espoir. Et Yonsei l'admettra officiellement quelques jours avant la grande rentrée, sonnant le glas d'une ère nouvelle.