Le silence est assourdissant, les secondes défilent sans qu'un mot ne soit échangé entre elles et d'une façon qui semble si naturelle, Juee est celle dont le regard se fait le plus insistant. « J'aimerais que les choses soient bien claires, tout ce que je vais te dire ici n'a rien de personnel. » C'est dit avec beaucoup de calme et de froideur, si bien que quiconque viendrait à douter de ses motivations ne la surprendrait guère tant sa réputation la précède. Et puis, elle a ce passif particulièrement animé avec Sooah qui suffisait en soi à faire pencher la balance en sa défaveur.

A certains égards, sa désinvolture est telle qu'elle semble ne faire aucun effort pour dissiper cette arrogance singulière avec laquelle elle s'adresse constamment aux gens. Adossée à son siège, elle ne fait rien et pourtant son attitude fait tout. Il n'y a que ce bureau fait d'ébène qui la sépare de Sooah, mais à sa façon de l'avoir investi d'une main de maître en accédant à la vice-présidence de sa confrérie, ce simple détail suffisait à la mettre sur un piédestal qui faisait qu'aujourd'hui, inexorablement, elle était en droit de demander des comptes à une aînée.

Et ce semblant de pouvoir qui ruisselait paisiblement entre ses mains, Juee n'aurait su expliquer la satisfaction qu'elle lui procurait, à défaut de tout le reste, la responsabilité et les innombrables pressions qui pesaient sur elle dans le silence de son ego meurtrier.

« Tu dois déjà avoir une vague idée de la raison pour laquelle tu es là ? » Mais c'était un euphémisme. Personne, pas même elle, était assez sot pour en douter.

Mais ce silence commence à l'agacer. Cette inertie dans laquelle Sooah se plonge et la constante victimisation sous les airs de celle qui n'y touche pas. Aux yeux de Juee, c'est aussi ça, l'insolence.

« Tu n'es pas muette, Sooah. Dis quelque chose. »

Sa voix est calme, pas le moins du monde hostile en dépit de ce que ses tournures choisies auraient pu induire. Elle n'a pas pour intention principale de faire un monologue à charge dans son coin, déverser d'inutiles médisances et humilier pour le plaisir.

Mais ses fonctions demandent de défendre les intérêts Goguryeo avec la plus grande fermeté. Raison pour laquelle elle compte y faire honneur et fierté.

S’il y avait bien une chose que Sooah détestait, c’était les confrontations. Les conflits elle les fuyait dès qu’elle le pouvait et quand elle n’avait pas le choix, elle se laissait faire, écoutait sagement et docilement sans jamais répondre. C’était toujours plus simple et à l'époque, c'est ce qu'on attendait d'elle. Et puis, quand ils impliquaient Juee, elle avait encore plus de raison de vouloir les fuir. Parce que le simple fait de la voir lui faisait forcément penser à elle. Bien que dans le cas de la jeune femme assise en face d’elle, cela devait être encore plus vrai.

“Rien de personnel” bien entendu. Sooah avait du mal à y croire. Juee ne l'avait jamais aimé, c’était l’impression qu’avait toujours eu Sooah, et puis il y avait toujours eu Yunah entre elles. Et même si elle savait que Juee n’allait pas l’appeler ici simplement pour l’humilier pour son plaisir personnel, elle avait du mal à croire qu’elle n’avait pas encore du ressentiment à son égard. Et cette situation devenait alors un peu personnelle Elle regardait Juee, jouant nerveusement avec ses doigts pour tenter de calmer son cœur qui palpitait un peu trop fort. Ce qui ne fonctionnait absolument pas.

Oh elle savait très bien pourquoi elle était là. Elle avait échoué à faire vivre la “perfection” qui était demandée quand on était Goguryeo. Elle avait osé redoubler. Donc entacher la réputation d’excellence de la confrérie. Heureusement pour elle, c’était son premier faux pas. Avant ça, elle avait toujours eu des notes excellentes, première de sa classe et de sa promotion, toujours de bonnes appréciations de ses professeurs, une élève modèle qui ne faisait jamais de vague. A l’époque, elle faisait tout ça pour tenter de faire plaisir à ses parents, pour espérer qu’ils la voient elle aussi. Maintenant qu’elle les avait envoyés promener, elle pouvait enfin faire tous ses efforts pour elle-même. La question étant, avait-elle envie de se démener autant ? Elle était à un moment dans sa vie où elle se cherchait encore.

“Oui.” Elle avait du mal à voir quoi ajouter de plus. “Je suis désolée d’avoir redoublé ? Je ne le referais plus promis ? Vous allez voir, mes notes maintenant seront absolument parfaites !” C’était déjà le cas. Elle en avait assez de se faire réprimander dès qu’elle allait un tant soit peu à contre sens de ce qu’on pouvait attendre d’elle, ou plus généralement, du groupe dans lequel elle était. Elle avait l’impression de voir la même déception dans les yeux de Juee que quand ses parents posaient les yeux sur elle. “Je ne vois pas quoi dire de plus, Juee-nim, qui pourra changer ce qui c’est passé.” Des excuses et des promesses ne la feront pas dé-redoubler comme par magie. Que voulait-elle de plus ?

Lui rendre la tâche facile, ç'aurait été trop demander. D'une telle désinvolture que faire profil bas pour s'éviter coups et blessures ne lui effleure même pas l'esprit. Et Juee a envie de la traiter d'idiote. Comme si le rôle de la victime qui continuait de lui coller à la peau était une marque de fabrique pour la disculper de tout. Elle serre la mâchoire Juee, ravale ses mots crus pour ne pas avoir à dire toutes ces choses blessantes qui mériteraient d'être dites plutôt que de mourir au bord de ses lèvres. Elle doit garder son calme car sa position ne lui permet guère les écarts qu'une cour de récréation lui aurait volontiers permis de faire.

« A quoi tu joues ? »

Quand bien même la voix reste d'une implacable neutralité la tension est palpable et ce regard véhément qu'elle ne parvient pas à adoucir est suffisamment traître pour en dire bien plus que les mots eux-mêmes ne le pourraient.

« Tu veux te faire virer ? C'est ça que t'attends, que tu veux que je fasse ? »

Je ne vois pas quoi dire de plus. La vice-présidente mord dans sa lèvre car si elle ne le fait pas, ce sont ses quatre vérités qu'elle jetterait sans remord au visage de Sooah.

« T'en as pas marre de te complaire dans l'indolence ? Rester dans l'inaction ? Tu crois que le monde t'attend dehors et que les choses commenceront à bouger le jour où tu te seras décidée ? »

Ca n'a rien de personnel. Il faut croire pourtant que maintenant, ça l'est.

« Sooah ? » Incrédule. Elle n'arrive pas à comprendre ce manque d'implication pour des valeurs aussi importantes. « Tes examens étaient catastrophiques et t'as vraiment rien à dire ? »

Evident comme ça lui fout la haine de la voir aussi apathique. Dans l'ombre, Juee a plaidé sa cause pour une seconde chance auprès du Président de la confrérie. Elle a couvert les écarts et défendu l'indéfendable au sein du dortoir de l'Excellence.

« Dis-moi ce que tu comptes faire dans ce cas. Après le redoublement, tu vises l'expulsion de l'université ? C'est quoi le plan B ? Raconte. » Les muscles se tendent mais elle est étonnamment souple dans sa façon de se pencher au-dessus du bureau pour poser son coude sur la surface en bois et attendre que l'histoire lui soit joliment narrée. « Je meurs d'envie d'en savoir plus. »