ootd Elle n'avait plus son sourire habituel, plus rien de son éclat naturel. Ses yeux rougis par l'émotion cherchaient à tout prix le moyen de ne plus les cligner car elle savait en le faisant que des larmes viendraient rouler le long de ses joues et qu'on ne l'arrêterait plus. C'était un risque qu'elle ne pouvait pas prendre.

Il fallait qu'elle se change les idées. Il fallait aussi qu'elle poursuivre ses révisions pour les examens à venir. Mais elle avait besoin d'air, d'une étreinte rassurante, d'un pull tout doux dans lequel se blottir ou simplement juste d'un chocolat pour se réchauffer.

Aujourd'hui rien n'allait. Plus tôt dans la semaine sa colocataire s'était inquiétée de ne plus l'entendre couiner, papoter et pétiller comme le joli feu-follet qu'elle était.

Et Ruby  avait tenu à la rassurer ⸺ c'était les examens ah, elle avait chaque fois le ventre noué quand se présentait la saison tant redoutée, n'avait jamais été des plus assidues, des plus concentrées, des plus capables lorsqu'il s'agissait de briller d'un point de vue strictement académique.

Il lui fallait une pause, quelques instants pour mettre au repos son esprit qu'elle s'appliquait seule et à merveille de tourmenter dans les confins de son inconscient. Sauf qu'elle ne pouvait pas s'y résoudre tant l'idée de s'éloigner de ses bouquins lui semblait présentement représenter le manquement le plus infâme à ses obligations universitaires.

Elle ne comprenait rien, ne retenait rien, n'était pas au niveau. Elle récitait des lignes sibyllines dont les concepts ne s'imprimaient jamais complètement dans sa tête et tournait les pages de recueils aussi denses qu'ils lui semblaient indigestes.

Resserrant le manteau d'hiver autour de sa fine silhouette, son corps tout entier qui tremblait sous les assauts de son anxiété et le poids de sa panique étaient alors entièrement gommés. Elle avait cherché ses amis, laissé des petits mots sur leurs messageries, proposé de manière détournée de les rencontrer s'ils étaient libres.

Personne n'avait répondu.

Elle avait franchi la grande porte en bois de la bibliothèque en passant le bout de ses doigts contre ses pommettes rougies par le froid.

Ainsi qu'elle s'y attendait à cette période de l'année et à l'heure qu'il était, le soleil commençant à disparaître derrière la ligne d'horizon, il n'y avait plus une seule place de libre, à l'exception de celle placée juste à côté d'un garçon dont l'aura studieuse et glaciale semblait maintenir tout le monde à bonne distance.

Elle n'avait pas remarqué comme ses cheveux avaient poussé, n'était plus habituée depuis le lycée à le voir porter ses lunettes et découvrait petit à petit son style, qu'auparavant le lycée ne lui avait jamais vraiment laissé le loisir d'observer à cause des uniformes qui leur étaient imposés.

Elle savait que s'il était une personne qu'il ne fallait surtout pas déranger, qui plus est à la bibliothèque, qui plus est la veille probable d'un examen très important, c'était lui.

D'ordinaire elle n'en aurait peut-être rien eu à faire mais tout de suite, la possibilité de le faire lui semblait complètement différente.

Elle avait désespérément cherché un point de repère parmi le flot des étudiants qui l'avait bousculé, sans jamais trouvé ce visage qui lui serait suffisamment familier pour s'y accrocher.

Kangmin, ce n'était pas exactement sa définition de l'aura sécurisante et rassurante qu'elle cherchait.

Il était cependant le seul ici présent vers qui elle se sentait irrémédiablement attirée, comme poussée par l'effet d'un charme magnétique et invisible qu'elle n'aurait su expliquer.

Alors elle s'était avancée, hésitante et pour l'une des très rares fois où c'était le cas, le regard fuyant tandis qu'elle s'accrochait au dossier de la chaise libre pour attirer son attention et lui murmurer, à peine audible. "Hey." Elle avait sourit étrangement, n'ayant que trop peu confiance en sa voix pour s'éterniser. Probablement que cela lui ferait plaisir pour une fois. "La place est libre ?"

ootd Elle ne s'attendait guère à plus de quelques mots de sa part et pour une fois, très étrangement, elle ne cherche pas à lui en soutirer davantage. Elle n'a pas confiance en sa voix, la gorge nouée de sanglots auxquels elle n'a pas envie de céder.

"Merci." Consciente de son regard qui s'attarde inhabituellement sur elle, Ruby baisse la tête avec pour seul effet de cacher ses grands yeux rougis par l'émotion derrière les mèches brunes de sa frange.

Sur une note toute aussi surprenante, elle tire délicatement la chaise libre et sans plus de cérémonie s'y installe en tirant de son sac de cours une pile de papiers un peu en bazar entre ses mains hâtives.

Sa mémoire, elle l'avait appris, était une mémoire visuelle. Par conséquent au mieux les choses lui étaient expliquées par des schémas clairs et organisés, au mieux elle les comprenait et les retenait.

Elle y repensait présentement car c'était Kangmin lui-même qui le lui avait dit lorsqu'ils étaient au lycée. Il figurait parmi les meilleurs étudiants de la classe, s'il n'était pas le meilleur d'entre tous finalement. Et il avait aidé l'élève dispersée et constamment déconcentrée qu'elle était à réviser ses leçons et optimiser son temps de travail pour être la plus efficiente possible.

Il était brillant, tout simplement.

Expliqués avec ses mots et matérialisés de la pointe de son crayon toujours bien taillé, même les concepts les plus abstraits lui avaient toujours semblé d'une clarté limpide. Avec lui elle avait progressé et grâce à lui elle avait obtenu des résultats suffisamment élevés à l'examen d'entrée.

Aujourd'hui toutefois elle se rendait compte de ce que le plus compliqué n'avait finalement pas été d'intégrer cette université.

Malgré tous ses efforts, elle-même reconnaissait que les fiches qu'elle avait rédigées sur la base de ses cours ne ressemblaient à rien. Des flèches allaient dans tous les sens et des couleurs sans légende pour les accompagner bariolaient ses copies.

Pire, elle ne tenait jamais plus de quinze minutes concentrées sur un même point, décrochait par manque  d'intérêt réel et se reconnectait à la réalité avec le nez en l'air depuis bien trop longtemps pour que ce qu'elle appelait des révisions puissent être vraisemblablement productives.

Ruby détestait ça mais généralement passait ces écarts sous silence. Mais sous la pression des examens, de la surperformance et des résultats, elle ne pouvait ignorer comme cela l'affectait particulièrement. Elle cédait doucement à la panique, de cette panique naissait une frustration et chaque fois, cette frustration lui faisait perdre ses moyens.

Les coudes posés sur la table de la bibliothèque et les poings serrés de chaque côté de sa tête, au niveau de ses tempes, Ruby essayait de s'isoler du reste du monde dans une tentative désespérée de concentration.

Elle n'y arrivait pas.

Elle n'y arriverait pas ?

Cette seule réalisation lui fit relâcher un soupir désespéré, bien plus bruyant qu'elle ne l'aurait imaginé, comme un hoquet de détresse qu'elle essaya immédiatement de masquer en soutenant sa position, les yeux rivés sur la même fiche depuis plus de vingt minutes maintenant.

ootd D'échecs en frustration, sa respiration se saccade au point d'attirer quelques regards intrigués, lacés d'irritation ou de pitié et qui la font hésiter à tout replier. La tension qui s'accumule ajoute au fardeau de son dernier examen raté.

Elle se demande si elle peut réussir, si elle est faite pour ça, s'ils n'avaient pas tous un peu raison au fond de la raisonner vers quelque chose de moins casse-gueule que le droit purement théorique, fief du par-cœur et terre de créativité abolie.

C'est la voix lointaine du garçon assis à côté d'elle qui l'arrache à sa torpeur.

Au début, elle n'entend même pas ce qu'il lui dit mais il lui prend sa feuille des mains et c'est au moment où celle-ci lui échappe que ses instincts se mettent en alerte.

Naïvement, elle la poursuit du bout des doigts sans jamais la quitter du regard. Elle croise alors celui de Kangmin une fraction de seconde avant qu'il ne détourne l'œil sur le contenu de ses écrits et Ruby sait qu'aucun d'eux n'aimera ce qui va suivre.

"Rend-la moi !" Sa voix brise le sceau du silence et tous les deux se figent au même moment. Il a toujours eu ce regard intransigeant qui pourtant ne l'a jamais impressionnée. Elle reste pourtant de trop longues minutes silencieuses et qui ne lui ressemblent pas lorsqu'il se permet de sermonner ses piètres habitudes de révisions.

"Dans l'état actuel, tu vas couler !"

Son souffle se bloque dans sa poitrine et presqu'aussitôt elle détourne le regard, le mouvement entamé par son cou si tranchant qu'il lui donne l'image d'une enfant qui refuse d'écouter ses torts et c'est un peu vrai… mais surtout pour masquer la façon dont ses mots la heurtent parce qu'elle sait et qu'elle refuse de lui donner raison.

"Bien sûr que je comprends tout ! C'est pas parce que t'es un petit génie super intelligent et qui connaît tout sur tout que ta méthode c'est forcément la meilleure ! Ma fiche, elle est super claire, limpide même ! et j'ai pas. besoin. de ton aide."

Les secondes qui suivent sont atrocement longues.

Ses yeux rougis par la fatigue fuient à tout prix le regard sévère du garçon. Elle fixe la main qu'il garde fermement posée sur son livre et ses lèvres disparaissant derrière une fine ligne qui l'empêche d'aller plus loin, d'en dire plus et de finir par le regretter.

Ses pupilles s'arrondissent, l'attention que Kangmin pose sur elle suffisamment lourde pour qu'elle puisse sous-peser l'importance de l'aide qu'il semble résigné à devoir lui apporter.

Toujours dans le silence, celle qui avait beaucoup de choses à dire il y a deux minutes devient aussi sage qu'une image. Sa silhouette se penche délicatement vers l'avant, laissant sa main glisser sur la couverture du bouquin pour venir l'ouvrir timidement aux pages qui lui posent problème.

Elle reconnaît que son cœur tressaute lorsqu'il s'empare d'une feuille blanche, calmement pour la décorer de termes et de notions qu'il organise méthodiquement pour remplir chaque espace vide.

Par réflexe, Ruby s'approche sagement de lui et ajuste sa chaise pour avoir une vue parfaite par-dessus son épaule. Il prend le temps, vulgarise dans un premier temps pour n'arriver au jargon technique qu'après s'être assuré que le reste était compris.

Ruby acquiesce, demande pourquoi et à répéter parfois.

"C'est toujours plus facile à comprendre quand c'est toi qui explique." Elle ne peut cacher la façon dont ses yeux parcourent chaque trait de crayon qu'il a tracé, suivant du bout de son index le schéma logique de réflexion pour parvenir à une parfaite compréhension.

Elle réalise après coup la façon dont ses angoisses ont été calmées par le discours rationnel du garçon. Sa patience, aussi. "J'ai pas envie de couler tu sais." Elle n'a pas arrêté d'y penser, consciente qu'il était un peu tard à présent pour se justifier mais peu importe. Ses doigts continuent de jouer avec un surligneur qui traînait sur la table.

Sur la grande horloge, il s'était écoulé pas loin d'une heure depuis le moment où il avait pris son livre pour le feuilleter.

Une heure de son temps qu'il lui avait gracieusement offert sans y être obligé et une heure de son temps qu'elle lui avait encore fait perdre sur son planning de révisions parfaitement ordonné.

ootd C'est paradoxal comme sentiment. Ce trop-plein d'orgueil l'agace. Dans le même temps il l'amuse. Elle ne sait pas pourquoi. Mais comme à chaque fois elle sourit et cette lumière qu'elle émet en permanence est le contraste principal entre leurs deux personnalités. "eViDeMmEnT" moque-t-elle dans un chuchotement qui se veut copier grossièrement l'intonation et la confiance du garçon à côté d'elle. Elle lève les yeux au ciel avec humour. Cependant, elle ne manque pas la façon dont le coin de ses lèvres se soulève légèrement au cours de leurs échanges. C'est subtile mais suffisant pour attirer l'attention de l'étudiante car ça, votre honneur, c'était ce que l'on appelait dans le langage courant un sourire et ils étaient si rares sur le visage d'ordinaire impassible de Kangmin qu'ils en devenaient impossibles à oublier.

"C'est toi l'idée bizarre." Lance-t-elle par pur esprit de contradiction et sans vraiment réfléchir au sens qu'elle aurait souhaité donner à de sa phrase. Probablement aucun. Juste la satisfaction de savoir qu'elle ne lui aura pas laissé le dernier mot. Grrrr.

"Je sais" dit-elle en le regardant ranger ses affaires "et je suis désolée d'avoir bousculé ton programme de révisions." La ponctuation de sa phrase amène un silence auquel elle n'est pas habituée. Plutôt que d'y faire face et de surenchérir inutilement, elle détourne le regard pour griffonner sur une feuille de papier quelques mystères dissimulés derrière la paume de sa main.

Elle est si concentrée qu'elle ne l'entend pas annoncer son départ. Elle s'imagine qu'il est encore là, penché au-dessus d'elle avec ses sourcils froncés et son flot d'interminables remontrances au bord des lèvres.

Lorsqu'elle réalise qu'il n'y a plus personne, il est déjà aux portes de la bibliothèque. De fait, lui qui se demandait un peu plus tôt pourquoi est-ce qu'il était aussi difficile de trouver quoi que ce soit dans son sac de cours, aurait eu sa réponse s'il l'avait vu faire : raser son coin de table en passant négligemment son bras dessus, récupérer tous ses effets personnels d'un même coup et faire glisser l'ensemble dans la besace.

Elle suit ses pas dans une mélopée de soupirs mais il pile au même instant et son front vient heurter le textile tout doux de son sweatshirt à capuche.

"Aïe. Pardon !"

Elle fronce les sourcils pour mimiquer son expression lorsqu'il se retourne pour la toiser d'en haut. A l'évidence, quels qu'eurent été ses derniers mots avant de disparaître, elle n'était pas invitée.

L'avait-elle déjà été ?

"Merci. Enfin ! désolée— je pensais pas que t'allais t'arrêter… et merci pour le cours de tout à l'heure." Son regard balaie d'une extrémité à l'autre le long couloir devant la grande bibliothèque de l'université avec une hésitation dans la voix. "Prends soin de toi jusqu'à la fin des examens ? Je suis certaine que tu vas déchirer chacun d'entre eux. No exception!" Avait-elle laissé éclater dans un sourire outrageusement lumineux.

Puis le silence était revenu et elle avait agrippé la bretelle de son sac un peu plus fort pour le ramener contre elle.

"Bye~"

Pourtant tout de suite, elle voulait tout sauf rester seule. Et bien que consciente de ce drôle de sentiment qui persistait depuis qu'elle avait rendu la copie de son dernier examen en fin d'après-midi, elle ne pouvait se résoudre à imposer sa présence à quelqu'un qui aurait eu besoin d'espace et de solitude, justement pour les mêmes raisons qu'elle.

ootd L'inquiétude ne disparaît pas de son visage mais grâce à lui, elle est un peu moins présente qu'avant, moins envahissante qu'en y entrant, moins angoissante qu'elle ne lui paraissait être en devant l'affronter seule.

— On va manger un sandwich ? Demande-t-elle les yeux ronds en sentant sa présence s'éterniser inhabituellement à ses côtés. Tous les deux ? ENSEMBLE ? C'était un peu trop, elle en était consciente et savait également qu'il en marmonnerait dans sa barbe et n'hésiterait pas à revenir sur ses mots.

— Non ! non ! ne dis rien ! elle secouait désormais son visage en plaquant ses deux mains contre chacune de ses oreilles, signifiant par la présente que tout refus à ce stade serait rendu nul et non avenu. Au milieu des autres étudiants, elle était l'enfant et lui l'adulte. Aucun d'eux ne se fondait parfaitement dans le décor mais aux yeux de Ruby, rien de tout ça n'avait réellement d'importance.

La vérité c'est qu'elle se sent juste plus légère de partager quelques instants avec quelqu'un à ce moment précis. Elle lui est reconnaissante de ne pas la laisser seule, de bien vouloir mettre de côté ses tendances au repli et d'accepter de lui faire une place auprès de lui.

— J'aimerais bien manger un sandwich avec toi. Ce à quoi elle avait souri. Et si tu me dis finalement que non, je vais être triste… je crois. Et je me mettrai peut-être même à pleurer ! enfin je crois... Elle avait froncé les sourcils. Et c'est pas très joli un garçon qui fait pleurer une fille alors je te conseille pas de le faire. Puis, elle avait haussé les épaules.

De quoi parlaient-ils, déjà ?

— Viens, on va manger un sandwich ! Elle avait alors pris la manche de son sweat à capuche délicatement entre ses doigts pour l'inviter à presser le pas dans les escaliers de service de l'université. Parce qu'il était tard, qu'ils avaient faim, qu'elle était excitée rien qu'à cette idée — et qu'ils devaient être en forme demain, pour leur dernier examen.