On peut dire que c'est un sacré phénomène, le Sôji. Généralement, ceux qui le connaissent le prennent pour un malade mental, ils se disent qu'il est bipolaire. Ou alors qu'il a un jumeau qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau mais qu'a un caractère totalement opposé. Parce qu'il concentre des extrêmes en lui, une véritable bombe à retardement sur pieds. Si vous êtes sympas et que vous lui faites pas du rentre-dedans, il sera certainement aimable avec vous. Il déconnera tout ce qu'il peut, il vous fera rire, il rigolera aussi d'une façon exagérée, tout ça pour vous mettre à l'aise. Et encore, ça, c'est si votre gueule lui revient. Quand on dit qu'il ne faut pas se fier aux apparences, c'est vrai. Parce que même si Sôji sourit et blague, au fond, c'est une véritable bête de méfiance et de dangerosité qui veille. Et qui apparaît pour sortir les crocs dés que quelqu'un de louche ou de particulièrement casse-bonbon s'adresse à lui. Avec un peu de chance, vous finirez à l'hôpital, mais sinon, vous n'ouvrirez plus les yeux demain matin. Parce que Sôji n'est pas du genre à faire les choses à moitié ; quand il commence quelque chose, il est déterminé à bien le faire, et ce jusqu'au bout. Même si cette chose peut paraître impossible à atteindre, il se démènera comme un beau petit diable pour l'obtenir. Tant pis si les gens le prenne pour un fou et lui dise qu'il se fait des illusions, parce qu'une fois qu'ils ont le canon d'un flingue dans la bouche, ils se taisent rapidement. C'est surement radical, mais c'est comme ça qu'il les empêche de le distraire, de le perturber. A cause de son passé douloureux, il s'avère très souvent hautain avec tout le monde. Parce qu'ils ne comprennent pas, parce qu'ils ne savent pas. Parce qu'ils font les malins alors qu'ils ont vus que la moitié d'un monde. Chez lui, on a vu le monde dans toute sa merde, sous ses étoiles noires et sales. Et on sait aussi qu'il y a une face cachée à tout, et que même si on cache bien les squelettes de son placard, ces derniers finissent toujours par ressortir.  

Des fois, Sôji se surprend à repenser au passé. C'est dans ces moments-là que son corps devient aussi lourd que du plomb, et qu'il a l'impression de se faire avaler par sa fausse identité. Sôji est peu à peu grignoté par Seoji, il en a conscience, mais il ne peut rien faire contre cela. Révéler son sang de Katô serait la dernière chose à faire en ce monde. Parce qu'il y a une histoire derrière chaque nom, et celle qui se dissimule derrière celui des Katô est toute sauf chaleureuse, au contraire.

Le petit Sôji avait tout pour être heureux. Ses deux parents l'aimaient et le bichonnaient, il ne manquait jamais d'amour et d'attention. Même le fait que ses parents appartiennent à la mafia japonaise n'a jamais obscurci son enfance joyeuse. Et puis, un beau jour, Kanna, sa mère, lui annonça avec un grand sourire qu'il allait avoir une petite sœur. Sôji n'avait pas retenu son excitation, ce jour-là. Il allait devoir la protéger et l'aimer, et c'était un peu comme une étape de plus pour devenir un homme, à ses yeux. Ce que personne n'avait prévu, cependant, c'est que la petite Sora ôte la vie à sa mère en venant au monde. Si Sôji était affreusement triste de la mort de sa mère, il le mettait toujours de coté avec Sora. Sa petite sœur avait besoin de lui après tout, surtout depuis que leur père, Shôtaro, encore sous le choc de la mort de sa bien-aimée, l'évitait comme la peste. On avait beau dire à Sôji que c'était parce que Sora ressemblait trop à sa défunte mère, le petit garçon n'en était pas convaincu. Un père devait aimer ses enfants, quoi qu'il arrive. Sa sœur n'eut pas le droit à un traitement de faveur : elle fut entraînée comme n'importe quelle autre recrue du clan, suivant des leçons données aux garçons normalement. Ce n'était qu'en présence du frère et de la sœur que les masques tombaient : tous deux s'étreignaient en parlant de tout et de n'importe quoi, des endroits qu'ils visiteraient ensemble plus tard, des choses qu'ils n'avaient jamais vus jusque-là et qu'ils pourraient voir de leurs propres yeux. Sôji démarra dés son adolescence des entraînements aux armes à feu, aux armes blanches.

L'idée que tenir une arme entre ses mains soit interdit pour la plupart du commun des mortels ne lui avait jamais effleuré l'esprit, enfant. Mais petit à petit, comme il grandissait, il se posait plus de questions. Sora débuta elle aussi ces entraînements rigoureux et sérieux quelques années plus tard. Tandis que lui s'échine sur le fonctionnement des armes, on apprend à sa sœur à bouger son corps de façon sensuelle. Sa sœur ne suivra pas le même chemin que lui, il en prend soudainement conscience. Elle sera hostess, qu'ils disent. Elle apprendra à séduire, qu'elle soit d'accord ou pas. De toute façon, ce n'est pas comme si on leur avait, rien qu'une seule fois, demandés leur avis dans cette histoire. Ils ne faisaient qu'obéir à leur père et à ses décisions. Les deux Katô changent : tandis que Sora devient une femme intelligente et rusée, Sôji devient plus ferme et froid. Leurs entraînements portent leur fruits, les aînés sont satisfaits. Et eux, ils ne savaient même pas s'ils étaient contents avec ce qu'ils avaient. Un soir, Sôji parvint à convaincre leurs aînés de laisser Sora sortir un peu, pour qu'elle puisse prendre de l'air. Ils en avaient tous deux besoin, de se fondre dans la masse et d'être normaux. Et puis, il fallait fêter les quinze ans de la demoiselle après tout. Sauf qu'il avait oublié que dans le monde de la mafia, il faut toujours surveiller ses arrières, car il y a toujours quelqu'un qui se cache dans l'ombre. Alors qu'ils rient et boivent à s'en déchirer la gorge d'amertume, des coups de feu retentissent, et avant qu'il n'ait le temps de se lever et d'esquisser un seul geste pour protéger sa sœur, sa vision devient noire et le monde tourne autour de lui.

Coupé du monde, Sôji avait à peine 19 lorsqu'il se fit kidnapper par la mafia chinoise. Tandis que les horreurs et la torture défilaient tous les jours, son esprit ressemblait à un disque rayé, ne pensant qu'à sora sora sora sora. Est-ce qu'elle va bien? Est-ce qu'elle est en vie? Est-ce que père l'aide aujourd'hui? Sa sœur était trop jeune pour subir les choses qu'il subissait chez ces chinois, et il espérait sincèrement qu'elle ait réussie à retourner saine et sauve au q.g du clan. Car tout ce qu'il pouvait faire, enfermé dans une de ces sales caves humides et sombres. Espérer, prier. Et puis, lorsque les jours devinrent des semaines et que les semaines devinrent des mois, il commença à perdre pied, à se demander si ça s'arrêterait un jour, s'il allait pouvoir revoir la lumière du soleil et sentir sa chaleur sur sa peau boursouflée et ensanglantée. Il commençait à douter de sa survie. Et puis, il cessa de penser et de douter tout court lorsqu'il perdit la notion du temps et que son corps n'avait même plus assez de force pour se tordre sous les coups. Il était là sans être là, ses yeux voilés, l'air absent. Cela n'empêcha pas les chinois qui l'avaient capturés de continuer leur manège. Jusqu'à ce qu'il retrouve l'espoir, en apercevant la lumière du soleil derrière la porte de la cave. C'était peut-être la lumière d'une ampoule, mais il voulait croire que c'était le soleil. Parce que ça voulait dire que la sortie était juste là sous ses yeux bandés. Ses geôliers s'ennuyaient rapidement de lui, et il ne passait pas un jour sans qu'ils ne se plaignent de ne pas pouvoir le tuer directement. Grâce à leur ennui, Sôji parvint à récupérer un canif rouillé, qui coupa pourtant les cordes le retenant à la chaise comme du beurre. Après cela, il ne se rappelait que vaguement ce qui s'était passé. Son corps avait agi tout seul : planter le couteau dans la jugulaire de celui-là, enfoncer ses poings dans le visage de celui-ci, jusqu'à ce que son visage soit impossible à reconnaître. Il en tua beaucoup, mais il ne compta pas le nombre de morts, pas dans son état.

Lorsqu'il sortit, il fut accueilli par la lumière du soleil. Sôji aurait pu en pleurer, mais il n'avait pas non plus la force pour verser des larmes. Il s'était réfugié dans la ville la plus proche, passant plusieurs mois à panser ses blessures, à essayer de dissimuler ses cicatrices. Mais elles étaient indélébiles, elles ne voulaient jamais vraiment partir. Il n'essaya pas de remonter jusqu'au nippon. Il n'avait aucune idée de la situation du clan : si sa sœur et son père étaient encore en vie, si la mafia chinoise les avaient écrasés. Mieux valait faire profil bas un certain temps, au moins le temps que ses blessures ne guérissent. Le désir de retrouver Sora fut plus fort que le reste, même de sa raison : il usa de bien des ruses pour parvenir à remonter jusqu'en Corée. Il n'était pas bien compliqué de menacer les propriétaires des bateaux, une simple planche faisait l'affaire. Son entraînement aux armes blanches lui sauva la peau bien des fois, et il se sentit reconnaissant envers ses aînés pour l'avoir forcé à prêter attention à ces leçons-là. Par chance, il ne fit aucune mauvaise rencontre sur la route, et est arrivé sain et sauf en Corée. Une fois là-bas, il dut bien sûr changer d'identité pour ne pas être retrouvé. Sôji Katô devint ainsi donc Yoo Seoji, propriétaire du Youth Lagoon, un club d'hôtesses. Peut-être espérait-il tomber par pur hasard sur Sora avec ce club. Sans savoir qu'elle était également devenue une autre personne.

Aujourd'hui, Seoji ne sait toujours pas ce qu'a traversé sa sœur. Il continue bien sûr à la chercher, et essaie de profiter de sa jeunesse avant de reprendre les affaires du clan. Mais, les armes appellent les armes. La guerre n'est jamais bien loin des Katô, elle ne sera jamais.