Sois belle et tais-toi. × C'était un petit hôpital de banlieue. Les murs n'étaient plus tout à fait blancs, et dans certains recoins, les ampoules se balançaient nues et sans pudeur. Ce ne fut pas sans souffrance que Julia Ercolini mit au monde une fillette qui ne pleura pas à sa naissance. Non, Ella, elle a ri. Elle a ri si fort que tous les médecins l'ont imité. À peine né, elle était déjà bien spéciale, la gamine.

C'était une môme adorable, la Ella. Ses grands yeux bleus, et ses boucles brunes, tout le monde l'aimait. Sauf sa mère, peut-être. Ou peut-être que si, mais elle savait pas trop comment faire. Ella n'avait pas de papa, et sa mère gagnait pas grand chose au supermarché du coin. Mais Ella, elle s'en moquait de leur appartement un peu miteux, ou de ses vêtements pas à la mode. Ella, elle aimait sa maman. C'était son modèle, sa raison de vivre. C'était toujours avec un grand sourire qu'elle rapportait de bons points à la maison, même si elle n'avait droit qu'à un "maman est fatiguée". C'était pas bien grave, elle ferait mieux la prochaine fois.

Elle était intelligente la petite, tous ses professeurs le disaient. Faut dire qu'elle aimait ça, l'école. Apprendre plein de choses, jouer à la récré avec les autres enfants. Mais sa maman, elle disait que ce n'était pas le plus important. Elle disait qu'Ella avait de la chance, parce que c'est qu'elle était mignonne la gosse. Plus tard, faudrait qu'elle apprenne à s'en servir lui disait sa mère. C'est comme ça que ça va dans la vie, les filles ont pas besoin d'être intelligente. Non, ça c'est pour les laiderons. Ella n'aurait pas besoin de ça, elle saurait se faire aimer. Puis, elle avait une jolie voix, la Ella. Sa mère, elle aurait aimé la voir devenir chanteuse, elle aurait voulu que sa fille ramène de l'argent en liasse à la maison. Mais une voix sur scène, la petite elle perdait sa voix. Alors sa mère, elle abandonna. Suffisait d'attendre un peu, pensait-elle, un jour son rejeton comprendrait. Pour la maman à Ella, l'important, c'était pas le bonheur. L'important, c'était les morceaux de papier qu'on avait dans le porte-monnaie. Ella savait pas trop pourquoi, mais c'était sa maman, alors elle discutait pas.

Puis, en grandissant, elle en a eu marre la Ella. Marre de l'école, marre de ses professeurs qui l'applaudissaient à chaque pas qu'elle faisait. Elle était persuadée que la vie, c'était pas dans les livres qu'elle risquait de l'apprendre. Pourquoi lire quand on peut vivre ? Elle avait quinze ans la gamine quand elle a commencé à décrocher. À la maison, sa mère en recevait plein des lettres pour absence injustifiée. Mais madame Ercolini, elle s'en foutait. Elle avait trouvé un homme riche qui la couvrait de diamants. Fallait pas trop en parler, l'homme était marié. Ella, elle n'aimait pas ça. Mais elle aimait toujours autant sa maman, alors elle se taisait. Et en secret, elle priait. Puis un jour, l'homme est parti, et sa mère a pleuré. Elle s'en est voulu, la Ella, mais elle savait que c'était mieux comme ça. Sa maman, elle valait mieux qu'un homme pas fichu de l'aimer correctement.

Elle finissait l'école, Ella, quand sa mère perdit la raison. Elle parlait d'un homme, un coréen. C'est ton père, disait-elle, mais Ella elle a pas vraiment la tête d'une coréenne. Alors, au début, elle y croyait pas. Mais sa mère, elle avait repris des forces, alors elle ne lui disait rien. Puis un jour, une bombe dans la salle à manger On part en Corée. C'était du grand n'importe quoi, pourquoi l'envoyer là-bas ? Elle parle même pas coréen, la Ella. Mais ses larmes n'y ont rien changé, parce que l'homme avait de l'argent. Un voyage en avion, c'est tout ce que ça a pris. La villa, c'était une grosse blague. Tout était trop grand, trop imposant. Julia, elle devait pas sortir de là. En échange, l'homme adopta Ella. Aux yeux des autres, Ella était un petit génie, une orpheline que la vie avait pas gâté. Kang avait eu pitié d'elle, et l'avait prise sous son aile. C'était répugnant comme histoire, mais sa maman l'avait suppliée, alors Ella avait accepté de jouer la comédie. Elle est même rentrée à l'université, en journalisme. C'est qu'elle aime écouter les histoire des gens, la petite. Mais en cours, de toute façon, elle n'y va pas beaucoup. Elle préfère s'amuser pour oublier. Peut-être qu'un jour, ça lui passera, elle sait pas trop. Qui peut le dire ? Qui vivra, verra.