my head was swimming with abstract shapes. do I occupy the body of another ? everything felt so ponderously heavy, so vague.

× 29 juillet 1993 — 19h32.
La chaleur hectique estivale avait pris d'assaut Séoul et ses environs. Ming, Chinoise de naissance mais résidant en Corée depuis ses dix ans, connaissait les heures les plus douloureuses et les plus longues de sa vie. Elle avait à peine vingt ans et s'était déjà lancée dans une aventure qui bouleverserait sa vie. Elle quittait ses devoirs de jeune femme tout juste sortie du lycée, abandonnait les bancs de la fac et s'abonnait aux couches et biberons dans des cris de douleur. Elle savait que le père de sa petite fille ne daignerait ni verser de pension, ni s'occuper de sa progéniture, mais elle acceptait de prendre le risque et d'élever sa fille seule. On l'avait beaucoup critiqué pour ça. C'était pourtant sa seule et unique chance de garder un lien avec l'homme qu'elle aimait si fort et pour qui elle n'était qu'un simple passe-temps. Une partie de cartes après avoir passé la journée à bluffer au travail. Les hommes politiques étaient définitivement tous les mêmes. Ils lançaient des promesses autant qu'ils lançaient l'argent par les fenêtres, comme si les cœurs ne seraient pas blessés et comme s'ils parlaient à des amnésiques.
Cette nuit-là, Ming avait pleuré plus qu'elle n'avait pleuré ces dix dernières années. Elle avait pleuré pour son amour désespéré, mais aussi pour le bonheur d'avoir une fille en parfaite santé.

Sohee avait grandit entourée par les bras de sa mère, par son affection et son amour débordants. Elle regardait son père évoluer à la télé. Si sa mère prétendait ne pas en vouloir à l'homme, Sohee cultivait une haine bouillonnante pour lui. Cette haine était ce qui lui permettait d'avancer. Son hypermnésie lui laissait tout le loisir de ne pas étudier, et de passer sa vie hors de chez elle. Elle jouait avec les enfants du voisinage et rentrait toujours tôt le soir, à la même heure à laquelle sa mère rentrait du travail, afin qu'elles passent le restant de la soirée à manger et à discuter ensemble. La jeune coréenne était bien élevée, ramenait toujours de bonnes notes de l'école. Ming avait de quoi être fière d'elle.

La crise d'adolescence de Sohee eut raison de leur relation fusionnelle. Elle réclamait à présent sa liberté, elle regardait les oiseaux passer dans le ciel et s'imaginait prendre son envol à son tour. Elle imaginait le vent cingler son visage et ses bras, emmêler ses cheveux. Elle échafaudait son futur, escaladait les nuages dans ses pensées et atteignait les étoiles qu'elle décrochait une à une. Elle passait à présent son temps à emprunter des livres à la médiathèque, qu'elle lisait allongée dans un parc. Elle parcourait toutes sortes de littérature. Romans policiers, œuvres philosophiques, livres d'illustrations, recueils de poèmes, romans et œuvres historiques, tout y passait. Elle rêvait à présent de voyages. Elle rêvait des plaines de Mongolie, se projetait en Australie, dans les coins enneigés du Canada. Au grand malheur de sa mère, qui avait toujours placé Sohee au centre de sa vie; elle ne savait plus comment vivre sans la présence de sa fille tant aimée.

Son diplôme en poche, ses choix d'avenir avaient donnés naissance à de nombreuses disputes entre la mère et sa fille. Ming refusait que sa fille s'en aille voyager autour du monde avec ses amis, et il était hors de question pour Sohee de gâcher sa vie en restant à Séoul simplement pour ne pas laisser sa mère seule. Elle avait vu ce que donnait la dévotion à une seule personne. Elle avait vu sa mère se détruire, réduire sa vie à un néant à cause de l'homme qu'elle devait appeler son père. Elle refusait de jouer au même jeu. À présent, elle vivait pour elle et rien que pour elle.

« 妈妈,

je te remercie pour ce que tu as fait pour moi. Tu as toujours été là, tu as séché mes larmes lorsque j'allais mal. Tu m'as tenu compagnie lors des soirées d'hiver, tu as accepté mes qualités comme mes défauts. Je n'aurai pas pu rêver mieux que toi, maman. Je suis parfaitement consciente de la chance que j'ai de t'avoir, et je crois aussi que tu as eu de la chance de m'avoir.
Mais je pense qu'il est important pour moi de faire ce voyage, j'ai des amis pour partir avec moi, ils sauront s'occuper de moi. Et si eux ne le font pas, tu m'as appris toi-même à me débrouiller toute seule. Je suis forte, aussi forte que toi, maman.
Quand tu rentreras du travail et que tu liras cette lettre, je serai déjà partie. Un ami a acheté un van, on part pour la Mongolie demain. Je t'enverrai des lettres régulièrement, je te glisse aussi un papier avec mon adresse e-mail. Je les checkerai dès que je tomberai sur un réseau wifi.
Ne m'en veut pas, tu sais que je t'aime. Prends bien soin de toi.

Sohee. »

Elle avait laissé cette lettre sur la table de la cuisine avant de fuir comme une voleuse. Et la voilà qui partait pour l'aventure de sa vie avec quelques sous en poche, un sac de voyage sur le dos et des amis sur qui compter.
Le voyage avait été plus difficile que prévu. La fatigue, la difficulté et la solitude avaient conduit le groupe à se diviser et Sohee avait fini son voyage seule. Heureusement pour elle, elle avait toujours été douée en langues et s'était débrouillée avec son anglais, son chinois et son coréen. Il s'était passé entre eux des choses qu'elle n'avait envie de raconter à personne. Les tensions entre eux avaient comme entravé son cœur et, trahie, elle avait décidé de ne plus faire confiance à personne. Elle avait perdu ceux qu'elle considérait comme ses meilleurs amis, ainsi que la femme pour qui elle avait des sentiments inavouables.

À son retour en Corée, un an après son départ, elle était changée. Elle avait gagné en assurance, mais ses traits étaient plus tirés. Et quand elle était arrivée chez elle, croulant sous ses sacs trop lourds, elle avait frappé à la porte de chez elle. La femme qui avait ouvert la porte n'était pas sa mère. Elle lui informa que la locataire précédente avait quitté Séoul pour retourner en Chine, d'après le propriétaire de l'appartement. Coup de massue. Voilà qui expliquait l'absence totale de lettre ou d'e-mail. Ming, revancharde, blessée, avait pris le voyage de Sohee comme un abandon et avait décidé d'agir en conséquences.

C'était une nouvelle perte pour Sohee qui se retrouvait sans personne pour l'aider. Elle avait du dormir sous un pont, riant elle-même de sa situation désespérée. Elle pleurait dans le même temps, et jamais elle ne s'était sentie aussi seule. Pas même lors de son voyage. Brisée, elle était brisée. Elle fixait les bouteilles éventrées des sdf du coin, elles gisaient sur le sol et elle se disait qu'elle avait sans doute le même air mort que celles-ci. Elle n'avait plus rien, littéralement plus rien. Il lui restait cent euros pour survivre et elle était devenue trop effrayée de les dépenser pour en faire quoi que ce soit. Elle enchaînait les entretiens, ils se soldaient tous par un échec dû à sa situation précaire. La vie ne lui souriant plus du tout.
Elle avait fini par être une habituée d'un foyer pour sdf. Elle y connaissait tout le monde, était accueillie joyeusement par les chiens maigres mais ô combien chaleureux de ses camarades sans logement. Elle se satisfaisait sans se plaindre des douches chaudes du foyer, des repas peu copieux mais tout à fait mangeables. Elle se rappelait des boodog de Mongolie, des plats traditionnels qu'elle avait pu manger ici et là. Parfois, elle fermait les yeux et elle se replongeait dans ses frasques. Elle imaginait le regard bienveillant des vieux locaux qui s'occupaient d'elle et de ses amis lorsqu'ils entraient dans une contrée perdue. Et elle se disait qu'elle n'était pas si malchanceuse que ça, qu'elle avait pu vivre une partie de sa vie dans le confort et qu'elle avait encore des chances de s'en sortir. Ce n'était pas le cas de tout le monde, et pourtant jamais les locaux ne s'étaient plaint. Jamais on ne lui avait dit "vous avez de la chance, vous, en Corée".

Et la chance était finalement venue à elle. Tout vient à point à qui sait attendre, comme le dit le célèbre dicton. La chance s'était personnifiée en plusieurs hommes. Des tatoués qui donnent plutôt envie de s'enfuir en courant. Pourtant, ils l'avaient relevés alors qu'elle était saoul. Ils l'avaient amené dans leur boîte de strip-tease, l'avaient d'abord logée et nourrie. Elle faisait maintenant partie de la famille, après six mois passés dans la rue.
Elle avait décidé de reprendre sa vie en main après avoir perçu son premier salaire. Elle reprenait de l'ambition, et ses objectifs se faisaient plus précis. Inscrite en étude de droits, strip-teaseuse la nuit, entourée d'une famille aimante, elle avait à présent de quoi se remettre sur pieds.