NE ME DEMANDEZ PAS D'OÙ JE VIENS ▲▼Je suis né durant le mois le plus froid de l’année. Certains vous diront qu’être né le premier janvier vous apporte de la chance, mais dans mon cas, cela semblait seulement prédire que j’étais né pour combattre, combattre le froid, la misère, la mort. À peine après être sorti des entrailles de ma mère, ses parents nous ont jeté à la rue pour préserver l’honneur familial. Je ne connais pas mon père. Ma mère ne m’en a jamais parlé et honnêtement, je doute qu’elle en connaisse l’identité. Ma mère m’a eu beaucoup trop jeune. Elle avait dix-neuf ans lorsqu’elle s’est retrouvée avec un poupon dans les bras. Jeune mère monoparentale à la rue, nous nous sommes rapidement ramassés dans les bas-fonds de Sokcho. Comme elle chantait plutôt bien et qu'elle était assez jolie, elle était populaire dans les bars. Ce sont des voisins, un  couple de sexagénaires, qui, pendant un premier temps, m'élevèrent.  Auparavant, M. et Mme Park étaient propriétaires d'un restaurant, mais ils avaient tout perdu lors d'un incendie. Je grandis au sein de leur cuisine, les narines emplies de bonnes odeurs. Ils offraient un service de traiteur à prix modique au sein du quartier, préparant des repas pour ceux qui n'avaient pas le temps de cuisiner eux-mêmes. Pendant dix ans, ils s'occupèrent de moi comme si j'avais été leur propre fils. À l'âge de soixante-dix ans, M. Park décéda d'un infarctus et, quelques mois plus tard, Mme Park s'endormit éternellement. Vivre avec ma mère n'a jamais été de tout repos. Comme je vivais de jour, et elle, de nuit, nous nous entrecroisions plus souvent qu'autrement, et comme il lui arrivait régulièrement d'être tout sauf à jeun, je dus prendre soin de moi par moi-même et prendre soin d'elle par le fait-même. Par chance, j'avais appris à faire à manger depuis mon tout jeune âge, sans quoi, nous aurions sans doute creuvé de faim depuis des lustres. À dix ans, je me chargeais de faire l'épicerie, de cuisiner et de garder notre appartement miteux dans un état vivable. Lorsque j'avais congé, j'allais faire le lavage à la buanderie publique. Souvent, elle ramenait des hommes chez nous. Certains de ses copains restaient quelques jours, voire quelques semaines, plus rarement quelques mois. La majorité étaient des hommes mariés, infidèles. Ils entretenaient avec ma mère une relation extra-conjugale jusqu'à ce que leur femme le découvre ou jusqu'à ce qu'ils s'en désintéressent.

NE ME DEMANDEZ PAS OÙ JE VAIS ▲▼ Un jour, il y eut Yi Jae. Ma mère était tombée follement amoureuse d’un homme de sept ans son cadet. Elle avait trent-deux ans, il en avait vingt-cinq, j’en avais treize. Dès que je l'ai vu, je me suis tout de suite méfié de cet homme et de son air désintéressé. Plus d'une fois, j'ai essayé de convaincre ma mère de nous en débarrasser, sans succès. Elle l'aimait trop, même s'il était violent. Il lui criait après et la frappait, mais elle était aveuglée par son amour. Elle ne voyait même pas que son amant maltraitait son fils. Rapidement, j'appris à le provoquer avant qu'il ne s'en prenne à ma mère pour qu'il la laisse tranquille. Cela a plu à Yi Jae et il s'est mis à me battre plus fort pour m'endurcir. Il m'a appris à répliquer avec mes poings, avec un couteau, avec n'importe quoi qui me tombait sous la main. Il m'a appris à tirer et à ne jamais rater ma cible. Yi Jae, c'était un petit dealer de drogues pas très intelligent mais doué dans ce qu'il faisait, un pion de l'un des cartels de Sokcho. Il n'avait pas la trempe d'un homme à la tête de la pyramide du crime organisé, trop impulsif et prévisible, mais il aboyait et mordait assez fort pour accomplir le travail sale. Durant mon adolescence, je secondai le petit-ami de ma mère, mon "beau-père", dans son business. Je fréquentai des gens loin d'être recommandables et cassai plusieurs os de malheureux qui avaient eu la mauvaise idée de se mettre Yi Jae à dos. Et puis à dix-neuf ans, juste après avoir terminé le lycée, Yi Jae planifiait de me faire promouvoir au sein du clan en me faisant participer à un gros coup. Au lieu de me rendre à destination à l'heure prévue, j'ai appelé les flics et leur ai révélé le point de rencontre. Yi Jae et les autres se sont fait coffrer par les forces spéciales. Ce soir-là, lorsque j'appris les dernières nouvelles à ma mère, celle-ci m'a flanqué à la porte en me disant qu'elle ne voulait plus jamais me revoir. J'ai quitté Sokcho à l'aube pour ne jamais y remettre les pieds. Je suis parti là où je savais qu'on ne m'y suivrait pas : destination l'armée.

NE ME DEMANDEZ PAS OÙ J'EN SUIS ▲▼ Quinze ans plus tard, ma vie a bien changé. Aujourd’hui, j’ai trente-trois ans, je suis sergent-major dans les forces spéciales de l’armée sud-coréenne, j’ai voyagé dans plusieurs pays, participé à plusieurs opérations de sauvetage d’otages. J'ai enterré mon passé six pieds sous terre pour devenir quelqu'un de meilleur. Je n'ai jamais regretté la décision d'être soldat, ce même lorsque j'ai failli mourir il y a trois ans en me prenant trois balles pour sauver mon capitaine lors d'une opération qui a mal viré en territoire ennemi, en Corée du Nord. Si ce n'était pas du lieutenant Kim, je ne serais sûrement pas en vie aujourd'hui. Bon gré mal gré, elle m'a remis sur pieds. Pendant six mois, elle m'a harassé pour me soigner comme il se doit, m'interdisant strictement de faire quoi que ce soit qui puisse compromettre mon rétablissement. Avec le temps, j’ai appris à l’apprécier, voire à réciproquer des sentiments à son égard. Pendant quelques temps, nous avons réussi à garder notre relation secrète, mais puisque son père est le commandant des forces spéciales, il a fini par apprendre que sa fille fréquentait un sous-officier plus tôt que tard. Le commandant m’a convoqué en entretien privé et m’a intimé de trancher entre mon idylle amoureuse ou ma vocation. Comme le père du lieutenant Kim possède une arme contre laquelle je ne peux lutter, j'ai accepté de perdre ce combat. J'ai choisi l'armée, j'ai choisi de m'éclipser de sa vie et de la laisser à un homme plus digne d'elle. Son père voit à ce que nous soyons séparés en nous envoyant dans des directions opposées. En tant que simple soldat, je ne peux m'y opposer, même si les ordres de mon supérieur sont questionnables.

À ma mère, je lui dois ma venue au monde. Rien de plus.
Aux Park, je leur dois tout l'amour qu'ils m'ont donné.
À Yi Jae, je lui dois toute la violence qui m'a rendu plus fort.
À mes camarades, je leur dois une famille pour qui je serais prêt à mourir.

Et à elle, je lui dois la vie, d'être la raison d'un coeur brisé.