Ces dernières vacances ont été particulièrement éprouvantes. A la fois physiquement parlant puisque je n’ai pas arrêté de danser étant donné que la troupe dont je fais partie reçoit de plus en plus de demandes d’organisateurs d'événements. Mais, en plus, on ne peut pas dire qu’émotionnellement parlant, cela ait également été la grande joie. En effet. Depuis que Su Ah et moi avons décidé de faire un break dans notre relation (break qui dure maintenant depuis plus de deux mois), je mentirais si je disais que la jeune femme ne me manque pas. Toutefois, j’essaye de ne pas y penser. De toute façon, avec tout le boulot que j’ai, rares sont les moments où j’ai le temps d’y penser car malgré que l’été soit terminé et que la saison des évènements se soit achevée en même temps, je croule encore et toujours sous les entrainements. Je n’ai pratiquement pas un moment pour moi et si mon corps, lui, peine parfois à suivre le rythme, je ne peux ignorer le fait qu’être overbooké m’a au moins permis de ne pas trop me laisser envahir par quelques pensées sombres. Pensées sombres que je compte d’ailleurs fuir également aujourd’hui en allant me divertir à la salle d’arcade pour profiter de ce seul jour de repos que j’ai réussi à obtenir depuis plusieurs semaines. Mais avant ça, une petite pause-café s’impose car, malgré tout, je ne perds pas mes habitudes et me remplir l’estomac de quelques viennoiseries en fait partie. Poussant donc la porte d’un de ces lieux où la caféine est reine, je me dirige rapidement vers une table libre et m’y installe, en attendant qu’on vienne prendre ma commande…

Ayant pris place autour de la première table vide que j’ai remarquée en poussant la porte de cet endroit, je jette quelques rapides coups d’œil autour de moi, constatant que, bien que pas mal fréquenté, ce café n’en demeure pas moins calme. Un bon point pour moi qui, hormis lors de mes entrainements ou des différents shows que nous donnons avec la troupe, suis constamment à la recherche de tranquillité, d’ordinaire. Sortant d’ailleurs mon portable, en attendant que quelqu’un vienne prendre ma commande, j’en profite pour surfer quelques instants sur mon gns et ce n’est que lorsque j’entends une voix s’élever que je me rends finalement compte de la présence d’une serveuse à mes côtés. Déposant alors mon iPhone sur la table, je m’empresse de lui répondre : « J’vais prendre… » Cependant, je suis coupé dans mon élan lorsque, en levant la tête vers la serveuse en question, je découvre qu’il s’agit de Eun Mi et le faible sourire poli qui avait pris possession de mon visage, pendant l’espace d’une seconde, finit par laisser sa place à une expression des plus blasées, alors que je lâche, sur un ton mêlant à la fois agacement et contrariété : « Un café et un donuts au chocolat… » Franchement, si je m’attendais à la voir ici… Il y a trente-six milles café dans cette ville mais il a fallu que je tombe sur celui dans lequel elle bosse. Faudrait vraiment que je songe à m’informer un minimum sur les nouveaux lieux que je désire fréquenter, histoire d’éviter ce genre de rencontres pas forcément… bienvenues…

A l’époque, je me suis souvent demandé ce qui se passerait si, quatorze ans après, la jeune femme se tenait debout, devant moi, comme c’est le cas en ce moment même. Je me suis souvent demandé comment je réagirais si, d’aventure, je finissais par la retrouver. Et plusieurs fois, je me suis imaginé la serrer dans mes bras, heureux de la revoir... Car c’est quelque chose que j’ai longtemps souhaité. Après tout, elle était tout ce que j’avais de plus précieux au monde. Mon amie. Ma seule amie… Celle pour qui le petit garçon que j’étais aurait pu déplacer des montagnes et celle pour qui j’avais surement pleurer des dizaines et des dizaines de fois. Cependant, on peut dire que les choses ne se sont absolument pas passées de la façon que je l’avais imaginé des années auparavant puisque, finalement, toute cette joie que j’avais pensé ressentir en la revoyant, a laissé sa place à de la rancune, du ressentiment. Car c’est ce que je ressens à son égard, aujourd’hui. Du ressentiment… Et la voir agir comme elle le fait, la voir faire comme si de rien était, n’a pour conséquence que de faire grandir un peu plus en moi cette rancune que j’ai pour elle. Toutefois, conscient que je me trouve dans un lieu public, je tente de faire bonne figure et me contente de la regarder s’en aller avec ma commande, avant de reporter mon attention sur mon téléphone. Mais, si dans un premier temps j’étais prêt à faire l’effort de ne pas la calculer, le liquide brûlant que je finis par me recevoir dessus me fait rapidement changer d’avis. Sous le coup de la surprise (mais aussi de la douleur), je me lève donc brusquement de ma chaise (faisant d’ailleurs tomber cette dernière au passage) et m’écrie : « Non mais t’es sérieuse ! Tu peux pas faire attention ?! » Je regarde ensuite ma veste, complètement imbibée de café, et secoue ma main qui elle aussi n’a malheureusement pas été épargnée par le liquide ébouillanté, avant de grimacer légèrement. « Franchement, c’est pas possible d’être aussi stupide ! Si t’es pas capable de servir correctement, change de métier ! » Puis, sur ces mots, je jette rapidement un coup d’œil sur ma main que je frotte frénétiquement, tout en serrant les dents. C’est que ça fait un peu beaucoup mal, quand même...

Je l'avoue... Si je réagis avec autant de véhémence, c'est bien parce qu'il s'agit d'Eun Mi. S'il avait été question d'une autre serveuse, j'aurais certes été agacé, saoulé devant tant de maladresse... Mais je ne me serais certainement pas emporté comme je viens de le faire et ce petit incident aurait vite été oublié. Mais c'est Eun Mi... Et la rancune que j'ai envers la jeune femme semble rendre, à mes yeux, le moindre de ses faits et gestes condamnable. Alors, bien sûr, j'ai conscience que le fait que je réagisse de cette manière peut paraître exagéré pour quiconque ne saurait pas ce qui a pu nous lier, la jeune femme et moi. Peut-être même que la jeune femme elle-même estime ne pas mériter que je la traite de cette façon. Mais moi, ça me paraît légitime... Parce qu'elle n'a aucune idée du vide qu'a pu laisser son départ, il y a quatorze ans. Aucune idée de l'impact qu'il a pu avoir sur ma vie... Elle ne sait pas à quel point je l'ai mal vécu et à qu'elle point il m'a été difficile de supporter ce sentiment d'abandon​ qui continue d'ailleurs de me pourrir la vie, aujourd'hui. Parce que oui... Pour moi, elle m'a abandonné. Quand bien même c'est mon père qui tirait la plupart des ficelles, elle, elle n'a rien fait pour arranger les choses. Nada. Elle aurait pu essayer de m'appeler. Elle connaissait mon numéro. Mais elle n'en a rien fait. Alors, oui... Je lui en veux. Mes réactions vis à vis d'elle peuvent paraître disproportionnées, elles ne le sont pas sans raison. Et si elle pense pouvoir m'amadouer en jouant la carte du chien battu, elle se met le doigt dans l'oeil. La regardant d'ailleurs s'acharner sur ma chemise avec sa serviette, je ne peux m'empêcher de la gratifier d'un regard noir quand elle reprend la parole et m'exclame, de sorte à ce qu'elle soit la seule à entendre : « Ton ami ?! Quelle bonne blague... » Je laisse ensuite échapper un faible rire dans lequel on peut déceler de la frustration et serre les dents, me retenant de l'envoyer chier salement, alors qu'elle essaye à présent de m'avoir par les sentiments. « Toi ça t'a pas dérangeait de gâcher quatorze années de ma vie. Alors pourquoi je devrais me retenir de te rendre la pareille ? » C'est vrai, ça ? Pourquoi ? « Donne moi une bonne raison de ne pas te le faire payer. Une seule... » M'emparant de son poignet, je la stoppe dans son élan, alors qu'elle s'obstine encore et toujours à nettoyer ma chemise, et dégage finalement sa main, avant de reprendre : « Alors, va s'y, je t'écoute ! Mais surtout évite de faire comme si tu pouvais comprendre ce que je peux ressentir parce que tu ne comprends rien du tout, Eun Mi... »