- « UNO ! »
- « PUTAIN TU FAIS CHIER ! J’SUIS SÛRE QUE T’AS ENCORE TRICHE ! ».

Je balance mes cartes sur la petite table de sa chambre en vociférant un flot d’injures en japonais que je suis sûre qu’il comprend pas mais au ton que j’emploie, ça laisse pas un doute sur la nature de mes paroles. J’observe un moment les fringues qu’il me reste et opte pour le collant noir qui couvre mes jambes. Quand je me lève difficilement pour le retirer, il me regard comme s’il désapprouvait totalement mon choix ou plutôt qu’il jugeait mon choix vestimentaire. Il a jamais vu une meuf avec des chaussettes et un collant ? « Quoi ? J’ai froid » que je lui dis alors que je lui balance le bout de tissu opaque à la tronche avant de me rasseoir.

Je sais même plus comment on en est arrivés à faire un strip « uno » dans sa ridicule chambre universitaire. Il était encore venu traîné au bar où je travaille en me guettant comme un espèce de petit ami jaloux, ce qui avait fait fuir à des kilomètres toutes les proies sur lesquelles j’aurai pu mettre la main dessus. Je sais même pas s’il est conscient de ce qu’il fait ou s’il cherche vraiment à me faire chier mais il cache un truc et je le lâcherai pas avant de savoir ce que c’est. Alors c’est peut-être la raison qui m’a poussé à le suivre d’abord dans un autre bar et a enchaîné les verres jusqu’à avoir l’esprit complètement dans le gaz.

Je ramasse les cartes pour les redistribuer et commencer la partie pour prendre ma revanche. Pour l’instant, j’ai retiré plus de trucs que lui et j’ai pas l’intention de me laisser faire. Et quand je jette un œil à mon paquet, je me dis que la chance pourrait bien tourner. Je ne laisse rien paraître de mon butin sur mon visage mais à l’intérieur, j’ai une petite voix qui jubile comme une folle. Oh mon gars, tu vas morfler grave ! Déjà que y’avait pas vraiment d’amitié entre nous ou une quelconque relation, j’allais pas lui faire grâce. La partie est tendue, aucun de nous ne semble vraiment laisser la victoire à l’autre. C’est à mon tour et je le regarde avec un large sourire en coin. Je bois un coup en voulant laisser traîner le jeu avant de taper ma carte sur le haut du paquet. Je le laisse découvrir sa sentence avant de jubiler haut et fort : « +4 DANS TA FACE ! ». Moi mauvaise perdante ? Jamais !

J’sais pas.
Franchement et honnêtement, j’sais pas.
J’sais pas c’que j’fous ici même si en soit j’ai l’droit d’y être, c’est quand même ma piaule.
Mais j’sais absolument pas c’que j’y fous avec Meina. Et encore moins avec un uno. A vrai dire, j’sais même pas où on l’a récupéré celui-là. Peut-être dans les affaires de quelqu’un d’autre. Peut-être dans les affaires de Fuuko ? J’en sais foutrement rien mais c’la seule que j’connais dans notre piaule alors ça m’étonnerait pas. « T’as passé la soirée à picoler et à chauffer des mecs, fais pas genre que t’as froid. » Promis c’est sorti tout seul j’sais même pas c’qui m’a pris. Mais en soit c’est pas totalement faux.
Et j’m’adosse un peu plus contre le lit, j’savoure ma victoire, j’aime trop quand elle s’énerve parce qu’elle perd. En fait j’aime gagner que parce qu’elle, elle perd. C’bizarre hein ? J’sais pas. J’sais juste que c’est marrant. Et qu’j’ai pas souvent d’raison d’rigoler.
En tout cas c’est sûr que j’rigole moins quand elle me fout son putain d’+4. Enfin si. J’rigole bien. Mais j’lui montre pas. Enfin j’essaie d’pas lui montrer sauf que j’finis par sourire, surtout quand j’enlève une carte d’mon paquet pour la balancer sur la pile. Un autre +4. Dans tes dents, bi- attends elle fait quoi là ? « Merde. » C’est tout c’que j’trouve à répondre quand elle contre-attaque. Attendez j’vais vraiment m’prendre un +12 ? Putain. Merde. « Putain. » J’trouve rien d’autre à dire et j’finis par accepter ma sentence en grommelant et en grognant parce que c’était sacrément fourbe comme attaque. Bon j’l’ai bien cherché j’aurais dû accepter le +4. Mais merde quoi. 12. Douze. D o u z e. J’récupère les cartes, y a rien d’vraiment intéressant à part un +2 complètement pourri que j’peux pas sortir parce que pas la bonne couleur. Et en plus elle a quasi fini. Non elle vient de finir même. J’balance mes cartes sur la table, tout comme elle y a quelques minutes et j’lui jette un regard noir. J’ai plus forcément grand-chose à enlever. J’ai même plus mes chaussettes. Ni mon pull. Alors j’retire mon tee-shirt (difficilement c’l’alcool qui rend mes gestes maladroits j’pense) et j’lui balance en pleine tête. « Matte pas trop quand même hein. » J’choppe les cartes et j’commence à mélanger, en lui lançant un regard en biais. « J’suis sûr t’as triché c’pas normal d’avoir deux +4 dans sa main. » Ouais j’en suis persuadé, elle a toujours été suspecte cette fille en plus. Mais ça m’empêche pas d’remuer les cartes comme j’peux, puis d’les redistribuer. J’veux vraiment pas perdre ouais. Pas une nouvelle fois. Et pas contre elle ça c’est sûr.

Je connais pas beaucoup Naru, à vrai dire pas du tout mais par la façon dont il écrase son +4 derrière le mien sur le haut du paquet, je sais que c’est un mauvais perdant. Je le laisse apprécier son moment de gloire car d’ici quelques secondes, je vais lui écrabouiller et le rendre à l’état de poussière avec la carte que je m’apprête à jouer. Si j’étais en couple, ça m’aurait plutôt inquiétée parce qu’on dit bien que seuls les cocus peuvent avoir autant de chance. Alors une fois de plus, toute souriante, je lui coupe toute envie de savourer sa victoire en dévoilant mon deuxième +4. Je l’entends jurer et je vois son visage se décomposer de la plus délicieuse des façons. J’ai un sourire gros comme celui du Chat du Cheshire dans le dessin animé là … c’est quoi déjà le nom ? Bref, je me retiens de sautiller sur place alors que je le regarde comme un malheureux récupérer ses douze cartes – ET OUI DOUZE ! Une fois son gros paquet en main (sans mauvais jeu de mots), je pose ma dernière carte en me moquant de lui.

C’est pas que j’ai hâte de le voir à poil (on a déjà passé ce cap) mais c’est plutôt l’humiliation de le voir perdre qui me plait autant. En guise de vengeance, il me balance son tshirt à la tronche mais ça me fait rire davantage. Mon plus grand bonheur à l’heure actuelle, c’est de le voir s’énerver alors plus le rouge lui monte au visage, mieux s’en porte mon humeur. « Si tu crois que je vais me gêner », lui répondis-je en m’accoudant à la table, laissant mes yeux exagérément traîner sur son torse dénudé. « Tu m’accuses seulement de tricher parce que tu as perdu. Comment on dit chez vous ? Mauvais joueur ou mauvais perdant ? », lui dis-je alors qu’il distribue une nouvelle tournée. J’en profite pour piquer quelques chips dans le paquet avant de débuter. Avec le jeu que j’ai, je sais pas trop comment va se dérouler la partie. Si je gagne encore deux fois, il aura définitivement perdu. Il me reste encore mon chemisier, ma jupe et mes sous-vêtements soit deux tours de plus que lui. C’est faisable et il est hors de question que je sois celle qui perde.

Alors qu’il nous reste chacun trois cartes, il me vient une idée un peu débile. « Et si on pariait ? », lui dis-je sans relever les yeux de mon jeu. « Un petit défi pour pimenter le jeu, ça te dit ou t’es trop frileux pour te lancer dedans ? ». Bien sûr, pile quand je lui demande ça, Monsieur me met deux interdit de jouer à la suite et s’empresse de poser sa dernière carte avec cet air victorieux qui lui va si mal. « Ok. La jupe ou le haut ? », lui demandai-je en me levant face à lui.

« On dit tricheuse. Et on parle de toi, » que j’dis en lui lançant un vague regard. Ouais j’suis sûr elle triche. Mais j’compte pas me laisser faire et j’sais très bien que j’souris comme un con quand j’vois ma nouvelle pioche. Bon elle est pas fameuse mais elle est suffisante et j’sais qu’cette fois c’est à mon tour de gagner. Surtout qu’elle est pas concentrée et qu’elle raconte de la merde – alors elle l’a pas vu venir mes interdits de jouer. Et bam, « UNO ». A vrai dire j’comprends pas pourquoi j’suis aussi heureux de gagner. Sûrement que j’suis plus heureux de la voir, elle, perdre (ouais ça doit être ça). « Le haut. Qu’on soit à égalité un peu. » J’choppe quelques chips, j’m’adosse un peu contre un lit et j’l’observe virer son chemi- j’avais oublié. J’avais oublié ça. J’me redresse d’un coup et j’pointe un doigt accusateur vers elle, avant d’me reprendre et de commencer à trier les cartes (parce que ça a bien marché la dernière fois alors j’suis encore plus persuadé qu’elle avait dû foutre quelque chose, mettre les +4 au-dessus ou une merde comme ça pour se les refiler discretos). « J’savais bien qu’t’étais une tricheuse ! Non seulement madame a froid et met des chaussettes avec ses collants mais en plus, toi, t’as un soutif, t’as encore moins de chance de t’retrouver à oilpé. » Et juré que ça me choque autant qu’si j’venais d’apprendre que mon abruti de frère adoptif venait de s’taper ma mère (bon ok, peut-être pas autant mais s’il l’avait effectivement fait j’crois que j’l’aurais étripé avant de prendre le temps d’être choqué, ouais). J’ai l’impression d’être la cible d’une grande injustice cosmique que personne a jamais vu ça avant probablement même pas Jésus (probablement même que s’il a réellement existé ce mec il devait mieux mériter son sort que moi). « T’sais quoi, ça devrait même pas compter comme un vêtement. » J’ai pas spécialement hâte de la voir se foutre à poil (quoique j’peux pas nier qu’elle est jolie) mais j’me sens lésé et j’aime pas ça. Et en plus j’ai vraiment pas envie d’être celui qui enlèvera le dernier vêtement le premier. Autant parce que j’ai pas envie de me désaper que parce que j’ai pas envie de perdre. Les deux sont à égalité en fait, ça s’mélange dans ma tête.

J’finis vite-fait d’mélanger les cartes puis j’commence à distribuer, et à bien distribuer histoire d’éviter tout malentendu. « C’quoi cette histoire de défi dont tu parlais au fait ? » Pas que ça m’intéresse spécialement mais… ça m’dérange pas non plus en fait. Même si j’sais qu’Meina elle est super tordue et que ça doit être un truc bien fourbe comme il faut. A tous les coups elle va essayer d’me tuer ou un truc du genre. Mais j’m’en tape un peu sur l’moment, j’me contente de finir de lui donner ses cartes et j’regarde ma main. Mouais.

Les mecs et leur égo, c’est la plus belle histoire d’amour qu’ils n’auront jamais. Et Naru est un parfait exemple de cet amour nombriliste. En plus d’être mauvais perdant, c’était aussi un mauvais joueur. Je n’avais pas triché, j’avais juste eu de la chance d’avoir un tel jeu ! Mais bon, allez lui faire comprendre. Pour lui, j’avais caché un +4 dans ma manche, il était pas capable d’admettre qu’il avait joué comme une merde. A voir à la vitesse à laquelle il redistribue les cartes, il a l’air pressé de prendre sa revanche. Et ça arrive un peu trop tôt à mon goût. C’est à son tour de gagner et il me fait bien comprendre que c’est bien fait pour ma gueule. Je lui adresse un simple sourire alors que je défais mon chemisier pour le laisser tomber par terre. C’est là qu’il a l’air d’être frappé d’une illumination et qu’il lève un doigt grossier vers moi. Machinalement, je me regarde de la tête aux pieds en pensant que j’ai un truc bizarre sur la peau et là, il se met une nouvelle fois à m’accuser de tricherie. Je lève les yeux au ciel en soupirant d’exaspération, lui faisant bien comprendre qu’il m’emmerdait avec ses accusations à deux balles. « Sérieux Naru ? T’as qu’à en porter un toi de soutif, on en sera au même stade comme ça ! Ou si ça te fait plaisir, je retire ma jupe comme ça, tu seras content ! ». Il continue de me dévisager comme si j’avais la peste et la lèpre ou que je venais de lui dire que je m’étais tapé son frère. Et encore, je sais pas si ça lui ferait le même effet. C’est un peu comme si je l’avais trahi mais je porte un soutif et alors ? Je lui fais pas un scandale parce qu’il porte pas un lui ! Mauvais joueur.

Il redistribue les cartes et me rappelle que j’avais proposé de pimenter le jeu quelques minutes avant qu’il ne m’accuse de crime contre l’humanité. « Mmh. Un petit action ou vérité ? Enfin plutôt vérité vu qu’on a déjà assez d’actions en se foutant à poil. Partant ? ». Je lui laisse le temps de la partie pour se décider quand il abat sa dernière carte, criant victoire une fois de plus. « Si y’en a un de nous deux qui trichent, c’est plutôt toi oui ! ». J’me redresse pour retirer ma jupe et lui balancer un peu plus violemment dans la tronche parce que c’est tout ce que je trouve pour exprimer ce que je ressens sur le moment (parce que les mots me viennent pas en coréen). « 糞食らえ ». Va traduire ça connard.

Je me retrouve donc en sous-vêtements et lui aussi. « Fais gaffe ! Dans deux tours, le petit oiseau va sortir ! ». J’insiste lourdement sur le mot petit pour me foutre de sa gueule et ses bijoux de famille avant d’attraper les cartes et de les mélanger. C’est une stupide partie de UNO et me retrouver nue devant lui, je m’en fiche ! Je veux juste pas qu’il gagne !

On débute la nouvelle partie, chacun plus concentré que l’autre comme si nos vies dépendaient de nos cartes. J’ai un peu l’impression de jouer à la roulette russe et de pas savoir qu’elle va être mon sort. Surtout que lui, il aura encore son caleçon pour le protéger alors que moi, je vais me retrouver les seins à l'air ...

« Hm ouais ok si tu veux. » J’le dis sans vraiment réfléchir, c’est l’alcool sûrement. Ou l’adrénaline. Ou le fait que j’sois tellement concentré sur cette partie que j’prends pas vraiment consciente de c’qu’elle raconte. J’crois elle veut faire un jeu. Les vérités. J’aime pas parler d’ma vie mais j’peux toujours mentir, elle en saura rien. J’ai pas des masses envie d’connaître sa vie à elle non plus mais bon ce soir j’ai décidé d’m’en foutre. Au pire demain j’aurai tout oublié – ou j’ferai en sorte que, pas besoin d’m’encombrer l’esprit avec ce genre de conneries.

Quoiqu’il en soit la partie continue et c’est à elle de rager cette fois. Et moi j’suis grave content – plus parce qu’elle perd, que parce que j’gagne. Et j’rigole juste pendant qu’elle m’insulte (enfin j’suppose) en japonais. Ça fait longtemps qu’j’ai pas ris, j’savais plus vraiment c’que ça faisait, et pour dire la vérité ça m’manquait pas vraiment. C’est bizarre et j’préfère troquer ça pour un sourire ironique quand elle s’retrouve en sous-vêtement. Bien fait. Au moins on est à égalité là. Mais plus pour longtemps vu que j’perds la partie suivante. Et j’me retiens d’rager cette fois, j’me rappelle comme moi ça m’a fait plaisir et j’veux pas qu’elle connaisse ça aussi. Alors j’me lève sans un mot et j’vire mon pantalon que j’laisse choir au sol. « J’ai toujours su qu’tu rêvais que d’me foutre à poil. » J’mentionne pas le fait qu’c’est déjà arrivé et qu’j’ai pas vraiment envie qu’ça arrive une seconde fois. « Mais à ta place j’ferais pas la maline, t’as pas tellement plus d’avance qu’moi. » Elle est qu’en sous-vêtement elle aussi et même si elle est plus fringuée que moi, deux tours ça passe vite. J’me rassois comme si de rien n’était, pour pas lui offrir le plaisir d’être gêné et j’mélange le paquet pour redistribuer les cartes.

« Pourquoi t’es comme ça ? Pourquoi tu fais la pute comme ça ? » que j’demande pendant qu’on commence à jouer. J’me rappelle le challenge qu’elle avait voulu ajouter et j’me rends compte qu’c’est vraiment la seule question dont j’attends la réponse. Dont la réponse m’intéresse. Peut-être qu’elle m’aiderait à comprendre Joo. Elles se ressemblent au fond – même si Joo était beaucoup plus gentille. Plus douce aussi. Plus fragile. Mais parfois elles ont la même lueur dans les yeux et putain que j’déteste ça. J’ai l’impression d’la revoir et ça m’fout la haine. Alors j’veux comprendre, j’veux juste comprendre, c’est quoi c’truc qui les lie, pourquoi elle m’fait tant penser à elle, c’qu’elle a dans la tête aussi. Peut-être comme ça j’pourrai savoir c’qui est passée dans celle de Joo, peut-être comme ça j’pourrai enfin comprendre pourquoi elle a fait ça, pourquoi elle s’est flinguée, pourquoi elle m’a abandonnée. J’lève les yeux, j’la regarde droit dans les yeux sans rien transparaître (j’veux pas qu’elle lise mon âme) et j’fais péter un +4 avec un sourire narquois. J’veux la comprendre elle (pour la comprendre elle) mais à l’inverse j’veux pas qu’elle, elle me comprenne.