« Ne lis pas ce livre, c'est de la daube.
- Meuf, tu fais quoi avec un stylo rouge et une encyclopédie ?
- Je corrige leurs conneries. C'est comme ça qu'on finit avec du nivellement par le bas et que les gens deviennent tous stupides. Et qu'après, moi, j'ai envie de tuer tout le monde parce que la stupidité des gens me tape sur le système. Tu sais, genre ceux qui nient le réchauffement climatique alors que le ciel va bientôt nous tomber sur la tête ? Pire qu'une épidémie. A croire qu'ils ont fait écrire ça par des gamins de primaire. Y a même des erreurs dans les calculs. Ils pensaient qu'ils se feraient pas attrapés... - Rire satisfait. - Eh bah si. Tu peux me remercier, vas y, je suis tout ouïe.
- Je comprends pas comment tu peux passer de trois heures à regarder des dramas débiles à la correction d'une encyclopédie.
- Le talent, bouffon. C'est ce qu'on appelle le talent. »

Ah, la correction des encyclopédies et divers ouvrages du genre, la résolution de calculs et la mécanique... Les trois grands moyens pour Hana de se libérer de sa colère et de sa frustration. Ou alors donner un coup de poing à la personne à l'origine de sa mauvaise humeur. Ou pire, une crasse toute en discrétion digne d'une agressive passive comme elle : mettre du piment dans le café de la personne, de la colle dans ses chaussures, un trou dans le pantalon à l'emplacement du popotin, ce genre de gaminerie mais dont elle est particulièrement fière. Et ce, depuis toute petite...



A vrai dire, dès son plus jeune âge, on avait remarqué que quelque chose n'allait pas avec elle. Elle avait appris à parler trop vite, bien trop jeune. A lire, sans que sa mère ou sa grand-mère n'y soient vraiment pour quelque chose. Elle avait juste appris à agencer les caractères, par elle-même. Et à l'école, elle ne parvenait pas à s'intégrer avec les autres enfants. Car elle ne semblait pas avoir les mêmes préoccupations. Il lui arrivait de garder le regard fixe sur un objet, une horloge, une table, sans l'en détacher, pendant de longues minutes... Et bien évidemment, ce comportement était taxé d'étrange, alors qu'en réalité, la gamine qu'elle était s'ennuyait simplement à en crever là où elle était, c'est-à-dire en cours, et passait donc le temps en faisant divers calculs, tous les calculs qui lui tombaient sous la main. Alors, pendant longtemps, très longtemps, trop longtemps, on se contenta de qualifier Hana de bizarre. Ses professeurs, et même sa famille. A contre-coeur. Car ils ne la comprenaient tout simplement pas. En même temps, vu le village paumée de Chine dans lequel ils vivaient, et leur précarité...
Un père coréen, absent depuis des lustres, depuis toujours. Dont elle n'avait que le nom. Une mère et une grand-mère qui n'avaient pas fait d'études... S'imaginer que la petite puisse être un génie ? Impossible. Ce n'est que lors d'une visible classique chez un psychologue, après avoir longtemps économisé, et par désespoir de voir sa fille si triste à l'école qu'il y eut les premiers soupçons, de la part du praticien. Et une ribambelle de tests.

« Madame.Votre fille n'est pas... N'est pas exactement comme tout le monde. Elle n'est pas malade, elle n'a aucun problème, elle n'est pas bizarre mais... Elle est différente, vous comprenez ? » Un blanc, et grand silence. Bien évidemment que la mère ne comprenait rien. Elle avait fini par penser que sa fille souffrait peut-être de quelque chose. « Votre fille... A un QI de 162, d'après les tests qu'elle a passé. En d'autres termes, elle est beaucoup plus intelligente que la moyenne. Beaucoup trop. » Beaucoup trop pour s'entendre avec les enfants de son âge, beaucoup trop pour comprendre toutes les conventions sociales, beaucoup trop pour parvenir à s'intégrer facilement dans un monde qui n'était pas fait pour les gens comme elle. Ce n'était pas des jouets classiques qu'il fallait lui offrir, mais des maquettes à réaliser. Un jeu d'échec. Ou des calculs. Tout ce qui pouvait la stimuler intellectuellement. Un tas de choses dont sa famille n'avait pas les moyens. Mais monsieur Lee, si.
Monsieur Lee, le fameux docteur en sciences psychologiques, et qui s'était aussi chargé des tests de QI. Il parvint à lui faire changer d'établissement, en faisant financer la prise en charge de ses études par une fondation privée. C'est grâce à lui qu'elle eut son tout premier ordinateur, à l'âge d'onze ans. C'est grâce à lui qu'elle eut aussi de nombreuses consoles de jeu, des livres, et tous les outils qu'elle réclamait lorsqu'elle avait un projet en tête. De petits changements, mais qui parvinrent à changer son comportement du tout à tout.
« Maman, regarde, regarde ! On peut avoir toutes les chaînes du câble maintenant. Gratos. » Et elle était fière d'elle. Voilà qu'à 12 ans, elle allait pouvoir regarder tous les dramas qu'elle voulait avec sa mère et sa grand-mère. Le paradis, non ? Et ce ne fut pas sa seule réussite. Peu après, elle commença à construire des petits robots, avec l'aide du fameux professeur ou de quelques membres de l'équipe enseignante de son nouvel établissement. Un petit réveil personnalisé, un robot qui ramassait les balles qu'elle faisait tomber sur le sol... Il lui arrivait parfois d'aller dans de grands magasins d'électronique, d'observer longuement les étalages, puis de rentrer et de construire quelques répliques. Sa plus grande fierté ? Un chauffage maison et qui consommait peu d'électricité, afin que la famille puisse enfin être au chaud en hiver. Plus elle laissait libre cours à ses envies et sa soif de connaissances, plus elle s'ouvrait au monde, plus elle agissait comme madame ou monsieur tout le monde, en surface du moins.

Malheureusement, c'est aussi ce qui finit par provoquer l'un des plus gros drames de son existence... L'internet en Chine ? Très contrôlé. Et Hana ? Hana n'a jamais aimé le contrôle. Un rapport extrêmement conflictuel à l'autorité depuis toujours. Alors elle s'était bien évidemment amusée à traîner partout où elle en avait envie sur la toile. Et notamment sur le darknet.  Rien de grave, à priori. Elle y trouvait tout un tas de logiciels et de jeux très élaborés, de sa trempe. Sauf que, la soif de connaissance et de curiosité de Hana n'avait pas de limite. Et... Son imprudence non plus. Sa nouvelle lubie ? Les satellites. A seize ans, elle voulait en construire un, de ses propres mains. Quoi de mieux que de pirater les autorités chinoises en personne pour obtenir le plan ? Et c'est ce qu'elle fit. Sauf qu'elle ne fut pas assez discrète pour passer à la trappe. Et le lendemain matin, ils étaient déjà devant sa porte. Un attroupement, des policiers, armés, comme s'ils allaient attraper un Pablo Escobar, alors qu'il ne s'agissait d'une gamine. Sa mère, en pleurs, mais qui ne pouvait strictement rien faire, de même que sa grand-mère. Et elle, emmenée, dans une voiture aux vitres teintées. Ses possibilités ? Restreintes. Interrogée par les services secrets dans une pièce fermée, elle devait soit dénoncer ses complices, ou finir dans un joyeux équivalent du goulag. Sauf qu'elle n'avait pas de complices. Et eux ne voulaient pas croire à son excuse du : « Je voulais juste afficher les plans dans ma chambre » parce qu'il n'y avait sûrement qu'elle sur la planète entière de suffisamment allumée pour avoir une telle idée.

« Hana. C'est le professeur Lee. Tu vas m'écouter, et faire exactement ce que je te dis. Dans cinq minutes, quelqu'un va venir dans le pièce, habillé exactement comme ceux qui t'ont interrogée. Il va te demander de le suivre, et tu vas le faire, sans broncher. Il t'emmènera à l'aéroport, et tu prendras le premier avion pour la Corée du Sud. Je t'attendrai à l'arrivée. » Un asile politique. En tant que possible – future – prisonnière des autorités chinoises, et surtout, détentrice de documents classés secret défense... Elle était un élément plutôt intéressant pour tout pays voisin suffisamment méfiant face à la Chine. Comme la Corée du Sud. Elle s'exécuta, agissant exactement comme on lui avait dit, suivant l'inconnu... Pour enfin prendre un vol en direction de la Corée.
Ce n'était, en aucun cas, ce par quoi devrait passer une jeune fille de son âge. Arrivée en Corée, elle fut bien évidemment, encore une fois, accueillie par les services secrets. Qui lui réclamaient les documents, en échange d'une naturalisation. Elle eut droit, de nouveau, à un long interrogatoire, cette fois-ci assisté par monsieur Lee. Et un accord finit par être passé : elle aurait de l'argent, de quoi vivre, en échange de services qu'elle devrait régulièrement rendre aux services secrets coréens lorsqu'ils le lui réclameraient. Et elle ne s'appellerait plus Hwang Liling, mais Ahn Hana, pour brouiller les pistes. Une gamine qui parvient à hacker les autorités chinoises à 16 ans est après tout une perle rare, à ne surtout pas laisser filer.

Hacker des ordinateurs pour les autorités à longueur de temps, ou créer des applications, des logiciels, des prototypes, n'est pas ce que l'on peut appeler une jeunesse normale. Elle habitait seule, mais le professeur venait régulièrement lui rendre visite. Pas de famille, et quasiment pas d'amis. Une horrible solitude, dans laquelle elle était plongée. Ses entrées et sorties étaient surveillées, elle devait uniquement se rendre en cours, ne pas développer de relations amicales ni quoi que ce soit, ou en tout cas le moins possible, puisqu'on craignait qu'elle laisse filtrer des informations dû à son jeune âge, et son imprudence qui l'avait menée jusque-là. Ses journées se résumaient aux cours, et à son appartement, à regarder des dramas, qu'elle avait pour habitude de regarder avec sa mère et sa grand-mère, et aux travers desquelles elle vivait, en quelques, par procuration une vie à laquelle elle n'avait pas droit. Ou aux locaux de ceux qui réclamaient ses services. Pendant que les autres avaient leurs premiers petits amis, et leurs premières expériences. Sa mère et sa grand-mère ? Impossible de les voir depuis le fameux jour où elle s'était faite arrêter. Parce qu'elle était tout simplement interdite de territoire en Chine, et déchue de sa nationalité. Le seul moyen d'entrer en contact avec elles était au travers de conversations cryptées. Elle était finalement un peu en prison, mais une prison différente. Une fausse prison. Jusqu'à sa majorité.

« Je me barre. C'est fini. C'est mon anniversaire, donc je m'en vais. J'ai 21 ans maintenant. Je quitte la ville et je vais faire ma vie ailleurs. C'est ce qu'on avait prévu. A ma majorité, je suis libre. » Aller vivre ailleurs, changer d'université, et commencer une nouvelle vie. Enfin, elle allait pouvoir respirer. Loin de tout ça. Parce que travailler pour des services secrets n'était pas son rêve, loin de là. Être hacker à leur service ? Non merci. Elle avait envie de vivre une vie la plus normale possible, loin de tout. Elle avait économisé de l'argent, pendant toutes ces années... Et lorsqu'elle eut ce qu'il fallait en poche, elle décida de déménager. Sa candidature à la Yonsei passa comme une lettre à la poste : elle avait sauté deux classes, avait d'excellents résultats et était plus performante qu'une calculatrice en maths. Comment allait-elle payer ses études ? Une bourse. Une bourse, et un tas d'autres petites techniques qu'elle mit au point dès son arrivée à Séoul.

« Le fric. Aboule le fric.
- J'te le donnerai demain.
- Ecoute-moi bien, Brad Pitt. Crois pas que tu vas m'embobiner parce que t'es mignon. D'autant plus que t'es certes mignon mais t'as clairement rien dans le crâne, sinon tu viendrais pas me demander de faire tes devoirs à ta place. Si tu veux un 20 en maths et ne pas retrouver tes photos coquines en première page de Google images, je veux mon argent là, tout de suite. Rien ne sert de faire ton radin, je sais que ton père est riche comme crésus. »
La Hana Corporation : devoirs sur demande, cours particuliers, piratage informatique. Payez, et vous serez satisfait. Faut bien vivre, non ? D'autant plus qu'elle envoie régulièrement de l'argent à sa famille, en plus. Puis il y a le loyer. C'est pas facile d'être indépendante. Si vous voulez tricher aux jeux, au Poker et à plein d'autres trucs qui rapportent de la tune, elle est là aussi. Passer par le darknet ? Pas de problèmes, il faut alors s'adresser à Nimbusette2000. Hana, présente sur tous les fronts. Sauf un. Le monde réelle. Car ce n'est qu'à 21 ans qu'elle est sortie de sa bulle. Ce n'est que depuis une année qu'elle a une vie à peu près comme tout le monde, et qu'elle est réellement capable d'entrer en contact avec autrui. Une bouffée d'air frais, la première depuis une longue période. Et un manque d'expérience flagrant, qu'elle tente de rattraper tant bien que mal.

« … Tu veux que je te dise un truc ? Les gens sont très cruels, quand tu es différent d'eux. Ils n'essaient pas de comprendre, ne s'intéressent pas à toi. Par contre, dès qu'ils sont blessés, que tu leur fais quitter leur petit confort, ils sortent les griffes. Souvent, on me reproche de ne pas faire d'efforts, d'être cassante, mais est-ce qu'ils en ont fait des efforts avec moi, eux ? Dans ma vie, j'ai été traitée comme un ordinateur sur pattes, pas comme un être humain. Combien de fois on m'a lancé – ouais, t'es qu'un robot – parce que je n'arrivais pas à pleurer alors que tout le monde pleurait, à rire alors que tout le monde riait ? C'est pas parce que je ressens et j'exprime les choses différemment que je ne suis pas dotée de sensibilité pour autant. J'aurais bien aimé sortir moi aussi, comme tout le monde, quand j'avais 16 ou 17 ans. Mais personne m'approchait. J'étais pas invitée aux boums, aux anniversaires, aux fêtes, et mes week-ends, je les passais enfermée dans les locaux de différentes organisations à parler aux ordinateurs. Tu sais quoi ? En réalité, contrairement à ce qu'on pourrait penser, j'aspire à rien d'incroyable. J'veux pas être le meilleur trader du monde, ou le meilleur mathématicien que la terre ait porté. Même si je pourrais, là n'est pas la question. J'veux juste me faire suffisamment d'argent pour avoir un bon chez moi, ramener ma mère et ma grand-mère ici, et vivre en paix, comme tout le monde. Comme tout le monde, juste une fois, dans ma vie. »