Ok, ça va bien se passer...

Syu n'a de cesse de se répéter ces mots depuis qu'elle a obtenu le poste de professeur d'anglais à l'université si prestigieuse de Yonsei. Cela ne fait qu'une semaine et pourtant, tous les jours, elle est obligée de s'imposer ces quelques mots, comme un mantra rassurant. Pourtant, tout s'est systématiquement bien passé. Sa vie a incroyablement changé. En bien. En grande partie grâce à Jae et à de nouveaux amis qui la poussent à suivre les chemins qu'elle désire mais n'ose pas emprunter. Même les services sociaux n'en ont plus après elle et son fils. Ils sont libres de vivre et d'être heureux, se dit-elle, et c'est ce qu'elle est depuis plusieurs mois.

De même que la rentrée a été, à sa plus grande surprise, un réel plaisir bien qu'elle l'ait anticipée avec beaucoup de nervosité. L'avantage de se retrouver avec une classe de nouveaux à l'université, c'est qu'ils sont toujours plus nerveux que le professeur. Ou en tout cas, c'est ce que Syu a réussi à leur faire croire bien qu'intérieurement, elle tremblait de tout son être devant cette bande d'étudiants aussi paumés qu'elle. Même après une semaine, elle entre dans l'université avec un peu de nervosité faisant trembler ses mains mais elle les resserre autour de son classeur contenant tous ses cours et quelques autres papiers. Ce jour-là, la nouvelle professeur a rendez-vous avec un des intervenants réguliers de la Yonsei. Il s'occupe du marketing et c'est exactement ce dont ont besoin ses élèves.

Elle marche d'un pas rapide après s'être garée dans le parking réservé aux professeurs et parcourt les couloirs de la faculté pour atteindre l'étage des langues et des lettres. Ouf. Enfin là. Ils ont rendez-vous dans une salle de classe lambda qu'elle a encore un peu de mal à trouver car pas encore habituée aux couloirs de l'université. Cependant, elle finit par trouver après avoir couru les derniers mètres, et entre dans la salle en ouvrant la porte à la volée. Bonjour ! s'exclame-t-elle à la salle entièrement vide. Ouf. Il n'est pas là. Syu lâche un profond soupire et va poser ses affaires sur le bureau du professeur, faisant face à tous les autres.

Mais avant qu'elle ait pu se poser, la porte s'ouvre à nouveau. Ah, bonjour ! La voix de la jeune maman s'élève un peu mais elle s'éclaircit la gorge pour se calmer. Ok. Tout ira bien. Elle s'approche de l'homme avec un grand sourire et tend une main de bienvenue. Il a l'air particulièrement fatigué ou peut-être est-ce juste ennuyé ? Enchantée de vous rencontrer. Kwon Syu. Nous nous sommes parlés au téléphone. Elle le laisse entrer et s'installer tandis qu'elle sort ses dossiers et ses cours. Je suis nouvelle ici mais j'ai remarqué que parmi mes élèves, beaucoup se destinent à des carrières dans la communication ou dans le marketing, donc je vais avoir besoin de vous pour les introduire à ces domaines.

Lorsque l’homme lui serre la main, son visage s’illumine d’un sourire aimable et Syu se détend immédiatement. Franchement, au premier abord, il n’a pas l’air des plus aimables mais elle en conclue alors que c’est la fatigue d’un quelconque déplacement qui lui donne cet air renfrogné et « groggy ». La jeune femme ne se formalise pas de sa surprise. Elle a déjà eu à faire à des remarques réellement sexistes, à l’école internationale de Séoul, et ce n’est pas la surprise innocente d’un professeur qu’elle n’a jamais rencontré qui la déstabilise.

Ah, je vois. Je suis vraiment désolée, comme il ne s’est pas présenté et s’est contenté de prendre le rendez-vous, j’ai cru que c’était à vous que je m’adressais. Elle incline poliment la tête et lui adresse un sourire réconfortant pour lui assurer qu’elle ne s’est pas offusquée de sa réaction.  Syu se tient encore debout derrière son bureau, à chercher les dossiers dont elle a besoin, tandis que l’autre professeur prend place sur une chaise. Elle lève les yeux de ses papiers, affolée à la mention de la finance. Pourquoi ? Pourquoi le sort insistait-il pour s’acharner sur elle ? Elle l’observe, la mine défaite et dégoûtée. Foutue administration. Pourquoi lui avoir dit que si elle cherchait du commercial, il fallait s’adresser à lui en particulier ? L’administration est-elle à ce point dépourvue de compétence ? Le visage de la professeur d’anglais devient rouge de gêne. Il a tôt fait de la rassurer mais cela suffit à peine. J’enseigne l’anglais. En fait, je suis arrivée à la rentrée. J’étais à l’école internationale auparavant, explique-t-elle sans timidité.

Mais je suis vraiment désolée de vous avoir dérangé ! Je ne pensais pas… vous pensez pouvoir assurer ce cours magistral ? Au final, tout ce qui lui importe, c’est le bon apprentissage de ses élèves et rien d’autre. Même s’il n’enseigne pas dans sa discipline, tout ce qu’elle veut, c’est qu’il donne un cours pertinent. Comme je vous le disais, beaucoup de mes élèves se destinent à des carrières dans le marketing ou dans le commercial, mais ils n’ont presque aucune notion car la plupart ne viennent pas de formation marketing. J’ai peur qu’ils finissent par être complètement perdus s’ils décident de changer de filière après plusieurs années. Elle se frotte le cuir chevelu et laisse ses cheveux retomber en bataille sur sa tête blonde. A vrai dire, j’aurais donné le cours moi-même mais j’ai vraiment pas le temps de préparer des choses en plus, avec le petit et tout le reste…

Derrière ses lunettes carrées aux bords arrondis, Syu sourit doucement. Il a bien raison de préciser. Rares sont ceux qui font la différence entre pouvoir et vouloir et beaucoup on le culot de jouer sur cette nuance. L’homme ne semble pas agressif et met tout de suite la jeune femme en confiance. Elle acquiesce longuement. Je préfère les aiguiller dès le début. On dit souvent qu’il faut laisser les enfants tomber et faire des erreurs et que c’est ce qui leur apprend la vie. Mais, surtout dans notre société, certains n’ont pas la force de se relever par la suite, explique-t-elle en levant les yeux vers le professeur face à elle. En plus, l’université est faite de telle manière que les élèves qui changent de filière en cours de formation sont tellement rabaissés qu’ils ont tous envie d’abandonner. Et je refuse qu’il se passe la même chose pour mes classes. Elle tapote ses feuilles avec une volonté et une autorité sous-jacente.

Sa question soudaine la fait sourire. Mariée. Son sourire s’étire jusqu’à dévoiler ses dents. Elle a tôt fait de secouer la tête avec énergie pour lui signifier qu’il n’a pas posé de question indiscrète. Non, ne vous en faites pas ! Elle s’esclaffe dans sa main et tente de cacher ses joues rougissantes. Nous ne sommes pas mariés. Mais mon compagnon vit avec nous. Bon, pas exactement, mais il n’en saura rien. Et puis elle ne serait pas mécontente d’avoir Jae H24 chez eux. Elle ne sait même pas qui des deux serait le plus heureux, elle ou Shin Bom. Elle pourrait déjà s'imaginer Jae lever les yeux au ciel face à leur excitation. Mais ce n'est pas près d'arriver alors un mariage...  Et vous ? Puisqu'on en est là. Marié ?

Contraiement à lui, Syu n'a pas vraiment honte de lui poser la question. Après tout, la réponse est simple. Oui ou non. Il n'y a pas de "c'est compliqué". Ce genre de réponse existe juste pour embrouiller les gens. Elle relève ses lunettes, comme si cela permettait de mieux l'écouter, et les coince dans ses cheveux châtains.

Syu sourit doucement. Non, je pense que les moeurs doivent changer petit à petit avec leur temps. Il est normal que les normes qui nous paraissent évidentes n'aient pas été changée pour le moment. Le système éducatif coréen a encore beaucoup à apprendre sur le reste du monde. Elle hoche lentement la tête. Pour elle, les programmes sont beaucoup trop compliqués pour les élèves. Le gouvernement souhaitent former des cerveaux sans se rendre compte qu'ils ne réussissent qu'à en faire des êtres humains nerveusement abîmés. Il lui est si souvent arrivé d'accueillir, après les cours, des élèves ayant besoin de parler, de se confier. Et il semblerait qu'elle leur inspire assez confiance pour qu'ils s'adressent à elle, ce qui la rend particulièrement honorée et heureuse. C'est pour cela qu'elle se bat pour faire changer le système, même si elle a bien conscience de n'être qu'une minuscule goutte d'eau dans l'océan. Cependant, c'est quelque chose dont elle parle très rarement, alors encore moins à quelqu'un qu'elle connait à peine, bien qu'elle n'ait quand même pas pu s'empêcher d'exposer son opinion.

Fort heureusement, la conversation a bien vite dévié vers un sujet qui lui déclenche toujours des papillons dans le ventre quand elle y pense. Elle est tellement heureuse avec Jae qu'elle n'est même pas gênée d'avouer qu'ils ne sont pas mariés bien qu'ils vivent ensemble, malgré la mentalité générale plutôt arriérée. Cependant, ce Monsieur Son ne semble pas de la même trempe et, au contraire, n'hésite pas à parler de son divorce. Elle incline la tête sur le côté, petit tic qu'elle a acquis au fil des années et qui dévoile sa curiosité naturelle. Bien entendu, elle ne va pas jusqu'à lui dire qu'elle n'a pas le temps de lire les journaux ou même de regarder les informations. Tout ce qu'elle sait, elle l'entend ici, à l'école, dans la salle des professeurs, ou en discutant avec Jae ou ses amies mamans. Ah, je suis désolée, je ne suis pas au courant de ce genre d'actualité. Elle lui adresse un sourire d'excuse. Vous êtes célèbres ? C'est la première fois que je vous vois... Mais je suis vraiment navrée pour votre divorce. Si les médias s'en sont mêlés, ça n'a du le rendre que plus difficile.

Avoir de l'argent. C'est quelque chose qui fait rêver la petite professeur qui a toujours vécu en comptant ses sous. Elle n'a jamais su ce que c'était d'avoir de l'argent à ne pas savoir qu'en faire et ainsi n'a jamais eu à se demander ce qu'elle en ferait si elle en avait. Certaines personnes aiment se poser ce genre de questions mais pas elle. C'est beaucoup trop frustrant à son goût. Se dire qu'elle pourrait offrir beaucoup plus à Shin Bom, lui faire découvrir plus de choses, partir en voyage, s'offrir des vacances avec Jae. Elle n'arrive même pas à imaginer ce que ça ferait. Voilà pourquoi c'est trop frustrant, se dit-elle, en secouant vaguement la tête. Heureusement, ce mouvement passe complètement inaperçu dans la conversation. Elle comprend assez rapidement que son ex-femme est un dragon mais elle ne manque pas de remarquer qu'il ne mentionne pas le motif du divorce. S'ils étaient un couple si parfait, pourquoi ont-ils divorcé ? Peut-être s'est-il rendu compte qu'elle était une croqueuse de diamants qui allait d'homme en homme, s'arrangeant pour être sur le testament et les tuant ensuite ? Ou peut-être l'un avait-il simplement trompé l'autre. Cette option est bien plus simple que de s'épancher sur des scénarios tirés par les cheveux.

Je comprends. En réalité, elle a surtout du mal à s'imaginer dans la même situation. Tant mieux d'ailleurs, elle n'aimerait pas vivre la même chose. Cette conversation se terminant, elle tapote ses feuilles de cours. En tout cas, j'ai eu l'occasion de parcourir quelques notes de vos précédentes interventions à Yonsei et je suis admirative de votre travail. Certains de mes élèves vous ont déjà vu en conférence et quelques unes sont vraiment très heureuses. Elle laisse échapper un petit rire au souvenir des gloussements d'excitations qui se sont élevés dans la classe quand elle a annoncé la venue du professeur Son.