Ceci n'est pas un écureuil

Il était tout petit, tout frêle et tout mignon quand je suis passée à côté de l’arbre ce matin. « Annyeong ? T’es tombé de ton nid ? » C’est bizarre, il est tout frissonnant et pourtant il ne s’échappe pas lorsque j’essaye de l’attraper. Je le prends dans mes mains et le repose dans la petite cavité creusée dans le tronc de l’arbre. J’ai pas le temps de m’attarder, mon bus arrive et sitôt ma bonne action faite, je sors ma carte de transport pour la faire valider sur le chemin du parc animalier.

Je ne vais pas à l’université aujourd’hui. Depuis cette année, je suis deux jours en stage et j’assiste l’équipe vétérinaire du zoo, contre trois jours en cours pour compléter mes connaissances théoriques. Alors après une journée complète à essayer bouger dans tous les sens dont le tiers de mon temps passé à essayer d’attraper un cacatoès blessé qui m’aimait visiblement pas et qui refusait de se laisser attraper dans sa volière, je prends le chemin du retour et je suis totalement lessivée sur mon siège de bus. Tout de même, je ne refuse pas de laisser ma place à un petit papi qui me la demande gentiment. Je fais le reste du trajet à tanguer comme un roseau, mon sac dans une main, la barre du bus dans l’autre.

C’est en repassant devant l’arbre de ce matin que je fronce les sourcils. Petit écureuil n’est plus là. Et je réalise avec le recul que le petit nid dans l’arbre a l’air d’avoir été laissé à l’abandon depuis plusieurs jours, si ce n’est des semaines. Je fais le tour de l’arbre à sa recherche et me pose deux minutes à réfléchir quand je vois un petit truc qui file à la vitesse de l’éclair dans l’herbe. Il s’arrête et je m’accroupis à sa hauteur avant qu’il ne vienne renifler ce qu’il doit me rester des biscuits que j’ai mangé en chemin sur le bout des doigts. « Ani… toi tu es un bébé. T’as pas le droit de manger ça. » Mais je me demande où est sa maman. Et au fond de moi, je connais la réponse. Un nid abandonné, c’est une mère qui a abandonné l’un de ses bébés ou alors qui n’a pas survécu. « T’es un petit warrior. Un petit warrior de la taille d’un grooooos nuggets ! » Il va et puis il vient autour de moi et puis je le vois tout frêle qui n’a pas dû manger à sa faim, le poil tout ébouriffé de n’avoir personne pour prendre soin de lui.

Je joue avec lui quelques minutes et ça attire quelques enfants qui passent par là. « Noona, c’est le tien ? » Je rigole en repoussant le pepero au chocolat que l’un des enfants essaye de lui donner. « Aniya. Il n’est à personne. Et je crois que sa maman l’a laissé ici… ne lui donne pas ça à manger, il va être malade. » Je les entends tous chuchoter et plaindre la pauvre petite bête. « Mais, unnie ! Il va mourir alors ? » Ca me prend le cœur ce qu’elle vient de dire parce qu’elle a raison. Au mieux il survivra trois peut-être quatre jours. C’est encore un bébé, son pelage est tout nouveau et il ne sait même pas s’occuper de lui. « Bien sûr que non. Je vais m’occuper de lui, hm ? »

Et c’est comme ça que je me suis retrouvée sur le pas de ma chambre avec un bébé écureuil qu’essaye de se barrer toutes les deux minutes et derrière lequel je dois courir comme si je jouais à cache-cache avec un gamin increvable. « Minah ? Minah-ya… ? » Aucune trace d’elle, c’est parfait. J’entre dans la chambre et referme la porte avec le pied. Si je le ramène à la maison, Seyong il va encore me faire les gros yeux… ceci dit je sais pas non plus ce que Minah va en penser.

Ceci n'est pas un écureuil

Minah c’est un tremblement de terre. Même si je voulais l’éviter je ne pourrais pas parce qu’elle est tellement envahissante que c’est juste mission impossible de l’oublier pendant cinq secondes, juste impossible de lui échapper plus d’une partie de cache-cache. MAIS BON SANG, MA CHANCE A MOI ELLE EST OÙ ? Quand je me fais pas gauler par mon frère, je me fais prendre comme une bleue par ma roommate qu’était censée ne PAS être là – au moins le temps que je m’occupe de trouver une jolie petite cachette toute douillette pour notre invité surprise.

Je tente la technique de l’autruche. Mieux encore, c’est le moment de vérifier si les légendes urbaines qui disent que faire le mort devant un ours ça le fait passer son chemin. Attention, je ne dis pas que Minah est un ours. Je dis juste que si je peux m’en sortir indemne, je suis prête à tout tenter.

Bon, mais elle m’a vu et voilà qu’elle se met même à me parler. Alors j’imagine que la mission est compromise. « Je… nettoie le sol ? » Je passe ma main sur le sol de la chambre avant de déclarer le plus naturellement du monde « voilà voilà, il est tout propre. »

C’est le moment de tester si les cours de magie que j’ai pris quand j’étais gamine grâce à un bouquin que mon frère m’avait acheté ont payé. Je fais primer l’agilité avant tout, manipulant soigneusement mais rapidement le petit écureuil dans le creux de ma main et je garde mes bras cachés derrière mon dos. Puis je me redresse en souriant nerveusement. « Dis donc, t’as bonne mine aujourd’hui ! C’est le nouveau masque que t’as acheté ce weekend ? Wouaaahh, ce que t’as l’air épanouie… tu vas bien ? » Je me râcle la gorge. J’avais oublié que bébé écureuil avait des dents et apparemment, il sait déjà s’en servir le petit chenapan !

Ceci n'est pas un écureuil

Je ne suis pas la seule à retenir mon souffle quand Minah hausse le ton avec un regard prédateur. Mon bébé écureuil, il me ressemble tellement que j’en viens à m’étonner que lui et moi, on puisse avoir les mêmes instincts de survie : ne plus bouger jusqu’à nouvel ordre. J’ai l’impression d’entendre mon frère lorsqu’elle me demande quelle connerie j’ai bien pu faire. Je fronce les sourcils et sort la carte de la susceptibilité en retournant contre elle le karma de sa mauvaise humeur des grands jours. « Toujours des conneries, rien que des conneries ! Pourquoi est-ce que tout le monde doute tout le temps de moi ? Ça devient vraiment vexant à la longue, tu l’sais ? » Je suis profondément bouleversée par mon discours. Je suis sûre que si je ne lui cachais pas un écureuil dans la chambre, c’est le genre de grand débat qui signerait pour moi le début d’une ère nouvelle. Plus sage ! Et plus mature.

Je suis certaine que j’aurais pu continuer encore longtemps sur la défense de mes droits et le respect de ma personne si on ne m’avait enfoncé deux dents dans le pouce « aaaaaaïeeu » que je me retiens de crier en étouffant la douleur lancinante dans le fond de ma gorge. « Tu t’es pris pour un vampire ? Avec tes incisives d’un micro-chouilla de millimètre de rien du tout ! Espèce d’écureuil ingrat, tu ressembles rien qu’à un pauvre nuggets d’abord ! Je te donne un abri et de la nourriture et même de l’amour-- » Je le tiens devant moi, emprisonné dans le petit trou que forment mes deux mains jointes pour le bloquer sans lui faire de mal. Et je lui parle comme on gronde un gamin qui vient de rentrer du parc en traînant du sable partout sous ses chaussures.

Jusqu’à ce que je me souvienne de la présence de Minah. Je remballe mes grands airs de petite maman contrariée et adoucit mes traits de la plus pure des manières, l’œil brillant et innocent, je la fixe comme si l’écureuil que je tenais dans mes mains, devant elle, n’existait pas et que c’était une discussion tout à fait normale pour une journée encore plus normale. « T’es… de… mauvaise humeur pour quoi ? » Si elle me l'a déjà dit mais que j'écoutais pas je suis une femme morte. Et enterrée.

Petit sourire. Je fais papillonner mes cils pour l’amadouer.
Si je capte assez son regard, elle verra peut-être même pas l’écureuil. Le pari est risqué.

Ceci n'est pas un écureuil

Je la toise d’un regard silencieux. Je déteste quand elle est comme ça. C’est une véritable tempête lorsqu’elle s’énerve. Et moi, je me sens l’âme d’un pauvre buisson qui paye pas de mine, qui doit prier pour sa vie, pour rester en place et pour ne pas y perdre trop de feuilles. Je la déteste quand elle est comme ça parce qu’elle n’a plus aucun jugement, qu’elle crie, qu’elle est vexante et qu’elle est même blessante.

Je pousse un long soupir. Je crois que ma bonne humeur s’est envolée. Mon esprit insouciant aussi. Petit écureuil a compris que c’était le moment de se faire tout petit, il se roule en boule dans le creux de ma main et je le ramène tout contre moi en caressant son pelage naissant pour le rassurer.

« C’est moi qui doit m’excuser de mon comportement tu crois ? Je n’ai rien fait de mal à part m’occuper de mes affaires. Je ne suis pas une menteuse, tu me prends de court et c’est différent. » Je lève les yeux au ciel. « Tu sais quoi, laisse tomber. »

Entre me faire prendre en pitié pour une petite victime, traiter de mythomane par mon amie et accuser de trahison, j’en ai suffisamment pris pour mon grade aujourd’hui. Je tourne les talons et rejoins mon lit.

J’en ai gros sur le cœur. Je n’aime pas me disputer avec Minah et c’est encore pire quand la raison pour laquelle on ne se parle plus est aussi nulle et ridicule que ça. Je tends les jambes en arcs de cercle sur ma couette et m’amuse distraitement avec l’animal. Ce n’est pas de ma faute si je m’entiche de tout et de rien. Depuis que je suis toute gamine je ramène des animaux à la maison. Quand ils n’ont plus personne. Qu’ils ont été abandonnés. Qu’ils miaulent jusqu’à m’en crever le cœur ou qu’ils essayent de s’envoler mais que leur aile blessée les en empêche.

Je sais que Minah est toujours dans la chambre même si on ne parle pas – je l’entends qui se tortille dans son lit. « Je dirais qu’il a quatre, peut-être cinq semaines. » Je confie d’une voix calme qui brise le silence pesant. Parce que je sais qu’elle m’entend. « Je l’ai trouvé près du chantier en construction derrière l’arrêt de bus. Son nid a été abandonné et je pense que sa mère est partie avec ses autres petits et qu’elle l’a laissée parce qu’il était trop faible. » C’est vrai qu’il est tout faible. Mais je lui ai donné ce que je sais, se rapproche le plus de son alimentation. Demain, quand j’irai travailler au parc zoologique, je demanderai à l’équipe des soigneurs si je peux leur dérober quelques poches de lait maternel pour rongeur. « C’est pas un animal bizarre. C’est un petit bébé. Et si je l’avais laissé dehors, il serait mort avant la fin de la semaine. » Comme si l’écureuil m’avait comprise, il me regarde avec de grands yeux ronds et brillants. « Alors si moi j’sais que je peux le sauver, pourquoi j’le ferais pas ? » C’est la question que je me pose depuis que je suis gamine. Et la première fois que j’ai eu le cran de l’opposer à Seyong, lui-même n’avait pas su quoi me répondre.

Ceci n'est pas un écureuil

Je me dis que parfois, on a gardé nos réactions de gamines. A nous deux, on coche les critères les plus importants de la chamaillerie parfaite. C’était comme ça aussi, quand on était gamine. Minah elle voulait toujours décider de ce qu’on allait faire et moi, j’étais un peu du genre à virevolter ici et là et quand elle se retournait et qu’elle voyait que je n’étais plus là, elle revenait sur ses pas pour me rattraper par la capuche et me tirer avec elle. Je me plains toujours quand elle fait ça mais en vrai, je me serais perdue un nombre incalculable de fois si elle ne l’avait pas fait. Alors je crois que nos disputes ont du bon. En plus, et c’est vraiment ce qu’il y a de plus ridicule, elles ne durent jamais longtemps.

C’est pas que je me sens redevable en explications et en excuses, mais j’appréhendais la réaction de Minah, lorsqu’elle rencontrerait le nouveau colocataire. La vérité, c’est que je réfléchis toujours après le passage de la tempête. Que je pensais juste à protéger ma petite boule de poil comme une maman écureuil. Et que j’étais tellement consciente de ma culpabilité à enfreindre les règles du dortoir que j’ai rien écouté de ce que Minah m’a dit alors que ça lui tenait à cœur. « Désolée de pas t’avoir écoutée quand tu parlais. » Je réplique sur le même ton boudeur de la gamine qui sait qu’elle doit des excuses.

Finalement, je grimpe sur le lit du haut et croise les jambes en tailleur face à elle. « Je suis sûre qu’il va rien faire d’autre que manger et dormir pour l’instant… et essayer de se barrer ! » Je rigole doucement pour détendre l’atmosphère. « Seyong va m’tuer quand il l’apprendra. Tu sais, tu devrais profiter de moi tant que c’est encore possible, » je rajoute d’un ton bien trop dramatique pour la situation. « Dis-moi ce que je peux faire pour te remonter le moral. »