Il n’y avait pas plus mal placé et mieux placé que Ji Hwan pour dire de tels mots. D’un côté, il savait de quoi il parlait : il était déjà tombé amoureux une fois et cette même-fois, il avait vécu le rejet. D’un autre côté, ce n’était pas du tout comparable à la situation de Hyeon et, bien qu’ils aient des points communs, Ji Hwan et Hyeon étaient foncièrement différents pour beaucoup de choses aussi. Plus que la peine amoureuse en elle-même, c’était sans doute toutes les circonstances de sa vie qui lui avaient fait tant de mal, à cette époque. C’était le rejet de Miu, mais c’était aussi sa relation avec Ji Hye qui n’allait pas bien, c’était le mariage forcé de sa sœur qui commençait à se pointer. Encore maintenant, Ji Hwan n’était pas totalement remis de tout ça, alors il avait l’impression que les mots de réconfort qu’il disait sonnaient faux. Si tu as envie de pleurer, pleure – avait-il pleuré une seule fois, lui ? Jamais. Ji Hwan ne pleurait pas, Ji Hwan souffrait en silence – non, pire encore, Ji Hwan ne souffrait pas. Ji Hwan n’était que le fils de son père, Ji Hwan n’était que le futur héritier de l’entreprise. Il n’était pas quelqu’un qui pouvait souffrir ou pleurer. Il était un monstre qui faisait du mal à sa sœur, il était un monstre qui avait maltraité des pauvres au lycée. La douleur n’est que temporaire – et pourtant, depuis combien de temps souffrait-il, lui ? À s’en vouloir encore et encore, à se traiter d’être inhumain, à en vouloir à son père mais à lui obéir, à rejeter sa sœur alors qu’il l’aimait ; à, en fait, rejeter tout le monde sous prétexte qu’il ne faisait que du mal à ceux qui l’entouraient. C’était sans doute vrai. Il était devenu un homme froid qui faisait du mal aux autres mais il se faisait d’abord du mal à lui-même.

Oui, au final, Ji Hwan était très mal placé pour consoler quelqu’un alors qu’il n’avait jamais su se consoler lui-même. Si ces derniers temps, il commençait à se rendre compte de ce qu’il était vraiment, en tant que personne et non en tant que fils de son père, ça ne l’avait pas pour autant soulager de sa douleur. Peut-être que ça n’avait fait que l’augmenter. Et se voir lui-même tapoter le dos de son cousin en le conseillant de faire des choses que lui n’avait jamais faites, il trouvait ça ironiquement hypocrite. Pourtant il ne pouvait pas laisser son cousin comme ça. Parce qu’il avait beau affirmer être un monstre, au fond il ne l’était pas. Et si lui il avait coulé si profondément qu’il peinait à remonter, il espérait que son cousin aille mieux vite en faisant ce que justement lui n’avait jamais fait. « Je n’ai pas dit que c’était mieux lorsque tu es accompagné. J’ai dit que c’était une bonne chose de ne pas rester seul. Dans le ressenti, la douleur est sans doute la même mais au fond, c’est différent. Tu le sais aussi bien que moi. Ça ne fait pas taire la douleur et pourtant… » Lui même s’en était rendu compte. Il avait beau rejeter toute compagnie, être entouré était sans doute mieux qu’être seul dans sa souffrance. C’était moins étouffant.

Ji Hwan écouta tout ce qu’avait à dire son cousin, sans prendre la parole une seule fois. Hyeon avait besoin d’être entendu plus que d’écouter les autres. « Peu importe quand tu remontes la pente. Ce n’est pas important. Il n’y a pas de date de péremption et personne ne te demande d’aller mieux au plus vite. Fais les choses à ton rythme. Prends ton temps, fais les choses petit à petit. Fais ce qui te semble correct à toi et pas ce qui semble correct aux yeux des autres. Et si tu ne sais pas ce qui te semble correct, alors au contraire, commence à faire ce qui semble correct aux yeux des autres et en les faisant, rends-toi compte de si ça te plaît à toi ou non. Ne pense pas être seul dans la souffrance et ne t’enferme pas tout seul dans ça. Il n’y a pas plus grosse erreur que de penser que personne ne nous comprend quand on souffre. Ce n’est pas en voulant remonter la pente qu’on la remonte, c’est en essayant de le faire qu’on y arrive. Et parfois, on met des années à essayer un peu tous les moyens pour la remonter avant de trouver la bonne façon. Parfois on prend les pires chemins en pensant monter la pente alors qu’on ne descend qu’encore plus. Mais personne ne te blâmera parce que tu t’es trompé. » En tout cas, pas Ji Hwan. Parce que Ji Hwan s’était lui-même trompé.

Quelques mois avant, Ji Hwan n’aurait pu jamais imaginer cette situation avec son cousin. Hyeon, qui avait été bien plus distant avec lui après avoir découvert comment il traitait sa sœur ; Hyeon, qui lui semblait mille fois plus heureux que lui, fiancé à la femme qu’il aimait – comment pouvait-il penser une seule seconde qu’il serait celui qui le conseillerait et qui l’écouterait le soir de sa rupture ? Hyeon lui avait toujours semblé différent et similaire en même temps. Bien plus que d’autres pouvaient le penser, les deux avaient des points communs. Leur enfance, bien que différent, n’avait été guère joyeuse. Ils étaient tous les deux, deux hommes indépendants, vivants par eux-même et solitaires. Solitaires par choix. Ou peut-être pas vraiment. Malgré tout, Hyeon avait mieux grandi. Il n’était pas devenu l’homme arrogant et violent qu’était devenu Ji Hwan dans son adolescence. Hyeon était plus jeune que Ji Hwan et n’avait pas fait les mêmes erreurs. Sans jamais le dire, Ji Hwan était soulagé de voir que son cousin ne répétait pas les mêmes erreurs ; et désormais, il espérait que Hyeon monte la pente sans se penser vaincu. Il espérait que Hyeon monte la pente sans penser que la solitude était meilleure, contrairement à ce que lui avait fait.

Les mots de Hyeon raisonnaient en Ji Hwan bien plus puissamment qu’il ne le dirait jamais. Il comprenait totalement, il comprenait tellement que c’était dur d’expliquer à son cousin pourquoi il ne fallait pas penser ainsi – lui aussi, il avait pensé comme ça. Encore aujourd’hui, pouvait-il affirmer avoir remonté la pente et oublié ses démons ? Non. Ji Hwan s’était fait manger par ses derniers, sans se protéger d’eux. Contrairement à son cousin, il n’avait pas eu envie d’aller de suite mieux. Tout simplement parce qu’il ne s’était pas aperçu immédiatement qu’il n’allait pas bien. La douleur qui rongeait Ji Hwan était plus profonde et subtile que celle de Hyeon. Ce n’était pas une chose qui le mangeait. Ce n’était pas une rupture, ce n’était pas un malheur, c’était un tout. C’était une enfance qui lui avait été volée, des choses dont il avait été témoin trop jeune, une pression qu’on lui a mise et qu’il a augmenté lui-même très vite, c’était la haine de lui-même et de tout ce qui l’avait amené à devenir ce qu’il était devenu, c’était la honte d’être une telle personne et la peur de blesser tous ceux qui restaient à ses côtés. C’était un tout, au final c’était tout le chemin qu’il avait parcouru ces quinze dernières années qu’il haïssait maintenant. Un, deux, trois, quatre ans à oublier et à réécrire, c’était faisable. Mais qui pouvait oublier quinze ans d’une vie, changer du jour au lendemain sans briser sa vie ? Oui au final, même si la douleur de Hyeon ressemblait à celle de Ji Hwan, elle serait sans doute plus simple à surmonter. Pourtant il ne trouvait pas que ce que ressentait son cousin était risible. Son cousin avait sans doute mis beaucoup de choses en jeu dans sa relation avec Hera, ça n’avait pas été qu’une relation mais bien plus que ça pour lui. Ji Hwan s’en doutait, alors il ne pouvait pas penser que son cousin se plaignait pour rien. Aucune douleur n’était risible. « On a tous été stupide et on a tous pensé être plus fort que les autres. Qui, ici, peut affirmer avec bonne foie ne s’être jamais pensé plus fort que ceux qui pleuraient pour une rupture ? Qui, ici, peut affirmer avec bonne foie qu’il n’a jamais pensé que ça lui arriverait ? Personne. » Ji Hwan aussi, il n’aurait jamais cru tomber amoureux. Il n’aurait jamais pensé devenir l’esclave de ses sentiments. Il n’aurait jamais cru être aussi blessé et frustré par un rejet et surtout, par une seule personne. « C’est normal d’avoir envie d’aller vite bien. Personne ne s’est jamais dit qu’il était heureux de souffrir et qu’il voulait prendre tout son temps pour être heureux. C’est normal de tomber dans des pièges et c’est normal de s’en vouloir pour ce qu’on a cru. Ce n’est pas particulièrement toi qui a été stupide de penser que tu étais plus fort que les autres. Tout le monde a déjà pensé ça jusqu’à ce que ça lui arrive. Ce n’est pas particulièrement toi qui a fait beaucoup d’erreurs. Tout le monde a déjà fait beaucoup d’erreurs et continuera à en faire. Ce n’est pas particulièrement toi qui te met la pression tout seul. Tout le monde se met la pression tout seul pensant que c’est comme ça qu’on survit. Et ce n’est pas particulièrement toi qui te blâme en pensant être le plus stupide et faible des êtres humains. Tout le monde a déjà pensé être plus stupide et faible que les autres en étant en souffrance. Quand tu t’apercevras que ce que tu ressens, c’est totalement normal, que ce que tu as fait, c’est totalement normal, alors tu arrêteras de t’en vouloir à toi-même. Tu te rendras compte que ce n’est pas toi qui est faible et stupide mais juste l’Homme en général. Ça paraît stupide, pourtant arrêter de se reprocher les choses, c’est la première étape pour remonter la pente. Tu ne peux pas refaire confiance aux autres et aimer les autres si tu ne crois plus en toi et que tu ne t’aimes plus. Et tu ne peux pas être heureux sans faire confiance à personne et sans aimer les autres. La solitude que l’on s’impose quand on est en souffrance en pensant que c’est la solution, c’est la pire des souffrances et c’est le plus gros des pièges. Pourtant tu vois Hyeon, on a beau savoir que c’est pas la solution, on tombe quand même dans ce piège. Ce n’est pas de la stupidité. C’est humain. » Et Ji Hwan savait si bien de quoi il parlait. Parce qu’il était le premier à sans cesse se reprocher ce que sa vie était devenue et c’était à cause de ça qu’il tournait en rond dans sa souffrance.

Ji Hwan observa Hyeon silencieusement durant plusieurs secondes. Il ignorait quoi répondre à ce que venait de dire Hyeon. Lui et son cousin s’étaient éloignés à partir du jour où le cadet s’était rendu compte de comment Ji Hwan traitait réellement sa sœur. Ji Hwan se sachant coupable dans cette histoire, il avait toujours compris pourquoi son cousin s’était éloigné de lui – il aurait sans doute fait la même chose s’il avait été lui – et il ne s’en était voulu qu’à lui-même. Il avait même jugé préférable que les deux s’éloignent, ainsi il ne le blesserait plus. Leur réconciliation, si on pouvait l’appeler ainsi, était encore récente ; leur lien, fébrile. Pour autant, Ji Hwan avait toujours considéré son cousin comme un précieux membre de sa famille, qu’il souhaitait protéger et qu’il observait en secret, de loin, comme il le faisait avec ses deux petites sœurs. Parce que pour lui, la famille passait toujours en priorité et il ne pouvait pas se décider à laisser tomber Hyeon – et ce, peu importe ce qu’il pensait de lui. Il n’avait, pour autant, jamais espéré être compris, ni par Hyeon, ni par personne. Il avait déjà assez de mal à se comprendre lui-même et il ne voulait pas imposer à quelqu’un d’autre le poids de son caractère bien trop complexe. Après tout, c’était lui l’aîné. Il était là pour aider les plus jeunes, non pas pour se faire aider par ces derniers. C’était aussi une question de fierté. Il n’irait, cependant, pas jusqu’à dire que les mots de Hyeon blessaient sa fierté ; parce qu’entendre, parfois, qu’on était compris, ça faisait du bien. Que ce soit vrai ou faux, ça n’était pas si important. « Je n’ai jamais pensé qu’on était vraiment éloigné l’un de l’autre », répondit simplement le plus vieux. C’était la réalité. Même si les circonstances de la vie les avaient amené à ne plus trop se parler ou se voir, c’était la famille. Hyeon tournant la tête vers lui, il se retrouve à le regarder droit dans les yeux. Ce soir-là, son regard n’avait pas la lueur combattante qu’il avait d’habitude – on ne pouvait y voir que la tristesse et la fatigue. Mais c’était normal, et Ji Hwan ne reprocherait pas à Hyeon quoi que ce soit. « Repose-toi ce soir. Tu as surtout besoin de repos. », dit l’aîné, le premier sourire de la soirée sur son visage. En dehors des cercles hypocrites, Ji Hwan ne souriait pas souvent. Seulement en présence de gens qu’il appréciait réellement. Il pouvait être très faux dans les fêtes mais dans sa vraie vie, il était caractérisé par son honnêteté et son arrogance. Il n’était pas le genre d’homme à marcher dans la rue en souriant – d’ailleurs ces gens-là avaient tendance à l’effrayer. On souriait quand quelque chose était sympathique ou drôle, pas pour rien. Ji Hwan resta silencieux quelques secondes supplémentaires. Il ne comprenait pas pourquoi Hyeon était désolé. Entre les deux, s’il y en avait un qui devait s’excuser pour ses actions, ça n’était de toute évidence pas son cousin mais lui. Est-ce que c’était l’alcool qui parlait ? Pourtant, malgré la boisson, Hyeon semblait être censé dans ses paroles. « Il n’y a pas de quoi l’être », se contenta t-il de surenchérir. « Oui, bien sûr, il y a de la place pour toi. Est-ce que tu veux manger quelque chose avant ? Je n’ai pas grand-chose chez moi. » Avec l’alcool, c’était peut-être mieux de manger quelques bricoles. Il n’y avait pas d’heure, après tout. Et Ji Hwan ignorait si son cousin avait dîné ou non.

« Bien sûr que ça ira. Si tu décides que ça ira, ça ne peut qu’aller. » Bien qu’il ait appris le contraire à cause de la vie, Ji Hwan voulait se persuader que l’on pouvait contrôler ses sentiments et ses émotions. Si on en avait la volonté nécessaire, on pouvait. « Ne t’en fais pas, Hyeon. Ça ne pourra aller que mieux. » affirma t-il. Ça ne pouvait pas être pire. Ça aussi, s’il s’en persuadait, il irait mieux. Il commença à fouiller pour trouver un billet d’une valeur assez élevée pour payer toutes les boissons de son cousin, voire plus, et le posa sur la table en direction du serveur. « Gardez ce qu’il y a en trop. » Il s’en fichait pas mal, à quelques milliers de wons près. Il se retourna vers son cousin. « Est-ce que tu penses pouvoir marcher ou tu veux t’appuyer sur moi ? » Vu l’état dans lequel Hyeon semblait être, il ne pensait pas qu’il serait capable de marcher jusqu’à la sortie sans se cogner aux coins des tables ou des chaises du bar. Mais ça ne le dérangeait pas de l’aider à marcher. L’important c’était que son cousin aille mieux après une bonne nuit de repos ; même s’il ne faisait aucun doute qu’il regretterait les doses d’alcool ingurgitées ce soir.