"Hal kula shay' bikhayr ya sydi?"

Tu lèves les yeux de ton téléphone et adresse un doux sourire à la bonne qui est penché sur toi. Le soleil tape fort et te force à froncer les sourcils et mettre une main en visière au-dessus de tes yeux pour l'observer.

"Yes. Thank you, Nassima."

Tu as un peu la flemme de lui parler arabe, d'autant que tu sais qu'elle comprend très bien l'anglais. Elle s'éloigne sans un mot de plus et tu te retrouves seul à siroter ton cocktail sans alcool tout en profitant de votre plage privée sur la Palm Jumeirah. Tu observes les alentours, ton regard se perdant dans les vagues de l'eau bleu turquoise qui viennent tranquillement s'échouer sur la plage de sable fin. La journée touche à sa fin et le soleil se couche à l'horizon. Et ton ventre gargouille. Tu te lèves sans te presser et t'engouffre dans le gigantesque palais que ton père a récemment acheté, à l'extrémité de la Palm Jumeirah. Onze chambres, seize salles de bain, plus de quatre milles mètres carrés, deux bonnes à plein temps, quatre femmes de ménage, un cuisinier et... tu es quasiment toujours seul. Ton père est en déplacement et ne rentre presque que pour dormir. Tu as peu d'amis à Dubai. Ceux que tu as quitté en allant t'installer en Corée et en ne revenant que pour les vacances, tu ne les vois plus que pour les fêtes organisées la plupart du temps par ton père. Ils ne te connaissent plus. Vous avez trop changé. Leur monde n'est pas le tien. Il ne l'a jamais été, mais quand vous étiez petits, tout était différent.



Tu n'es pas né à Dubai, ni même en Corée. Tu es né à New York. Si tes parents biologies étaient en effet coréens et que tu n'es pas né sous X, tu as pourtant été repris à eux à tes deux ans. Ta mère trop occupée à se battre pour des causes perdues et ton père, junkie notoire, n'avaient pas été foutus de s'occuper de toi. T'y pouvais rien si t'étais juste une mauvaise surprise. Ils n'avaient qu'à se protéger. Résultat, tu as commencé ta vie consciente dans un orphelinat avant d'être enfin adopté, un an plus tard, par un couple à la vie aisée ne pouvant cependant pas concevoir naturellement. Ton père était originaire des Emirats Arabes Unis et ta mère de Séoul — ce qui, quand tu y réfléchis, à fort probablement influencé la décision de t'adopter — mais tous deux vivaient à New York depuis quasiment dix ans quand ils t'ont eu. Tu étais leur petit trésor, leur lumière. Ils t'ont choyé, un peu trop peut-être vu ton caractère pourri gâté à présent et ta fâcheuse tendance à t'acheter à peu près tout ce que tu veux.

Tu as très vite compris que ceux que tu appelais papa et maman n'étaient pas tes parents biologiques mais ils étaient tes vrais parents, ceux que tu aimais plus que tout et qui t'aimaient tout autant. Ta mère n'a jamais eu à travailler car ton père, expert-comptable, gagnait suffisamment à lui tout seul pour vous entretenir et vous offrir plus de luxe que nécessaire. Ainsi, à leur retour et ton arrivée à Dubai, l'année de tes six ans, tu étais déjà un gamin pourri gâté mais tellement adorable — et oui, ça arrive — qu'on ne pouvait rien te refuser. Tu parlais également parfaitement anglais et arabe. Plutôt ouvert d'esprit et extraverti, tu n'as jamais eu de mal à te faire d'amis. Tu en étais entouré et vous vous amusiez comme des fous. Les courses dans les rues luxuriantes de Dubai, les bains de minuit en été et les balades à cheval sur la plage. Vous avez tout fait. Vous étiez une bande de six ou sept amis, selon les années. Mohamed, Mehdi, Ambre, Louna, Rayan, Karim, tu ne les as jamais oubliés, bien que vous vous soyez perdus de vue au fil des années. Vous vous croyiez inséparables.



"A Busan ?"
"Oui, à partir de la semaine prochaine."
"C'est pas juste pour un déplacement ?"
"Je suis muté... La maison mère à Séoul vient de faire appel à moi. J'en reviens pas mais en ces temps de licenciements, c'est plutôt positif... Je vais être triste de ne plus pouvoir te voir, Ha Yoo... mais bon, c'est pour le travail. J'ai pas le choix."

C'était en 2012, un mois avant la fin de tes années de lycée à Séoul. Ta mère ayant demander à ce que tu sois également élevé dans la culture coréenne, vous avez déménagé à Séoul pour la rentrée du lycée. Et quand tu y repenses, assis dans la voiture de cet homme, ta vie de lycéen a commencé avec une histoire d'amour et s'est terminée avec une autre. Mais lui ce n'était pas pareil. C'était la première fois que tu tombais amoureux d'un autre homme. Il était vraiment parfait. Vous vous êtes simplement rencontrés au cinéma, où tu avais l'habitude d'aller seul. Il s'est assis à côté de toi alors qu'il y avait de la place tout autour. Il était vêtu d'un costume de travail. Très grand, les cheveux noirs plaqués en arrière, un visage fin et doux. Il t'a souri mais vous ne vous êtes pas adressés un mot avant la fin du film, puis tu lui as dit que tu travaillais à mi-temps au restaurant d'à côté. Juste pour le revoir.

Tu l'as attendu deux semaines mais il n'est jamais réapparu mais tes sentiments pour lui n'ont fait que s'amplifier. Mais tu perdais espoir. Et ce n'est que quand la flamme de l'espoir s'éteignait qu'il est réapparu. Il t'attendait après ton service du soir. Tu as tout de suite remarqué l'alliance qu'il portait à son annulaire, mais tu as décidé de ne pas t'en faire. A force de l'attendre, tu avais trop envie de lui. Tu l'aimais de tout ton coeur et tu étais persuadé qu'il t'aimait aussi. Tu ne connaissais de lui que son numéro de téléphone. Tu ne savais ni où il vivait ni où il travaillait. Il t'a dit travailler dans l'informatique, mais il mentait peut-être. Tu n'étais même pas sûr qu'il s'appelait réellement Shin Sung. Vous ne vous voyiez que deux ou trois fois par mois. Et à chaque fois, c'était selon son programme. Il venait te chercher en voiture après ton boulot puis vous alliez à l'hôtel. Si tu avais continué à le voir, ta jeunesse se serait sans doute flétrie petit à petit. Alors finalement, ce n'est pas plus mal comme ça.

"C'était sympa d'être avec toi, Ha Yoo. Merci."



A la veille de ton départ de Dubai pour un an, tu as parcouru cent cinquante kilomètres en voiture pour passer la nuit à la belle étoile dans les monts Al Hajar avec ton amant. Tu n'es pas particulièrement triste de le quitter pour ne certainement plus le revoir. Il n'y a pas d'amour entre vous. Tu es simplement venu passer l'été à Dubai et vous vous êtes rencontrés en soirée. Tout entre vous n'est que purement physique. Pas d'attirance amoureuse. Et tu le ressens bien. Alors que tu es en train d'observer les étoiles scintillantes, il se penche vers toi et glisse sa main sous ta chemise en lin avant de déposer un baiser au creux de ton cou. Tu te tournes vers lui et l'observes pensivement. Il est particulièrement séduisant. Ses yeux bleus étonnants contrastant avec sa peau basanée t'ont tout de suite attirés et c'est pour cela que, ce soir-là non plus, tu ne lui résistes pas. De toute façon, demain, tu rentreras à Séoul, tu retrouveras ton mi-temps au restaurant à côté du cinéma et tu reprendras sérieusement les vlogs.

Ce qui te manquera, c'est le luxe de votre palais à Dubai. Certes, l'argent sale que papa se fait en vendant des armes aux pays en guerre, tu le détestes, mais tu ne te prives pas d'utiliser celui qu'il te donne, te moquant bien de savoir s'il vient de son travail de comptable ou de l'autre, celui dont tu es le seul à être au courant car tu es un jour entré dans son bureau à l'accès strictement interdit et est tombé sur des papiers confidentiels. Tu sais qu'à Séoul, tu vis quand même dans le luxe, mais ce n'est pas le bling-bling que tu as ici. C'est un luxe différent que tu as appris à apprécier.

"Sa'ashtaq alyak."
"Mmh."