Il m'explique son amnésie et je comprends, alors, tout. C'est donc ce que j'ai raté en le laissant quitter ma vie sans le retenir. La culpabilité que je ressentais augmente. Je reste, là, face à lui, silencieux. Que pouvais-je lui dire, de toute façon. Je reste là, le visage froid. Le dos au soleil de nos souvenirs effacés. Je me souviens d'avoir été jeune et intrépide. Surtout en sa compagnie. Nous sommes devenus des échos. Mais les échos disparaissent. Nous sommes tombés dans le noir alors que nous plongeons sous les vagues. Je l'entends s'excuser mais ce serait bien plus logique que ce soit moi qui le fasse. Le diable est sur mon épaule. J'en viens à me détester. Les étrangers dans sa tête, comme s'il ne s'en souvenait pas. Comme s'il pouvait oublier. Ça fait seulement un moment. Un petit moment. Ça fait seulement une vie. Mais ce soir, je suis un étranger. Tu es un étranger. Une simple silhouette. Si seulement, nous pouvions sortir en flammes, pour que tout le monde sache qui nous sommes. Parce que ces murs, de la vie, n'ont jamais su que nous irions si loin. Que nous allions nous retrouver dans de telles circonstances. Les échos de mes souvenirs disparaissent. Au même titre que les siens. Alors dansons comme deux ombres. Brûlons un jour de gloire. Je souhaiterais, simplement, seulement, qu'il vienne me tenir la main. Comme il le faisait, auparavant. Pourquoi l'ais-je abandonné ? Aurais-je pu éviter son amnésie ? Je comprends bien que je me fais du mal, inutilement. Que je ne peux pas changer le passé. Mais c'est plus fort que moi. Le diable est bel et bien sur mon épaule et les étrangers sont dans sa tête. Je ne suis qu'un étranger. Une silhouette. Et c'est désolant.

- Je me souviens de nos moments, oui. De toi, également. De là à dire que je me souviens de ta personnalité et de tes goûts, si c'est ce que tu attends de moi, je ne m'y avancerais pas... Je suis désolé...

Je suis pathétique.

Doute envolé, mais les flash persiste. Il n'y a pas que eux qui me tourmente, ce mélange d'envie d'en savoir plus et de cette peur d'apprendre ce que mon cerveau avait voulu effacer de ma mémoire. Toujours entrain de me demander s'il est mieux de rester dans l'ignorance ou non. Mais il ne m'est pas fréquent de croiser quelqu'un qui me connaissait à cet époque. Puis la question a passé mes lèvres, la curiosité à apparement vaincu la peur, l'envie de savoir qui se cache la plupart du temps désormais, a refais surface. Mais mes paroles semblent avoir un peu perdu le jeune homme en face de moi. Je peux comprendre, il m'est douloureux d'avoir tout oublier, mais quand est-il de lui, qui se souviens de moi, alors que moi je le traite comme un inconnu, pour lui aussi, ça doit être difficile. Me dire que des gens me connaissais, parfois ça me mène à me demander pourquoi personne n'a chercher à savoir où j'étais, ce que j'étais devenu. J'en étais venu à me demander si ... J'avais une famille et des amis par le passé. Pourtant , Wu semblait être la preuve vivante que j'avais au moins un ami. Je n'ose pas m'approcher plus, mais je relève au moins la tête, pour le regarder.

"Dit ... Tu veux bien me raconter "

Si je ne pouvais pas revivre mes propres souvenir, j'aimerais au moins pouvoir en vivre certain à travers les siens, à travers ses mots, s'il voulait bien. Et je me doute bien que notre relation devait être positive, que je devais être proche de lui, parce qu'en temps normal, je m'approche pas des autres aussi facilement. Alors peut être que, au moins, une petite partie de moi se rappelait de la confiance que j'avais pu éprouver envers lui.

C'est en donnant que l'on s'enrichit, disait Mère Téresa qui en la matière s'y connaissait. Qu'y a -t-il, en effet, comme plus belle preuve d'amour que de donner ? Donner du temps , donner de l'amour , donner de soi. Mais donner , c'est aussi offrir à l'autre ce qui lui fait plaisir , donner sans arrière - pensée et sans regret... Même les fauves sont sensibles aux bons traitements, note Sénèque. Le message est clair. Il faut donner pour adoucir , réparer , apaiser. Même à ceux que nous n'aimons pas. Dire un mot gentil et sourire à une personne désagréable , c'est lui faire cadeau de notre bienveillance et de notre compréhension. Sans être certains qu'elle nous rendra notre gentillesse. Mais tant pis. Donner , c'est donner , reprendre , c'est voler , disent les enfants. Car donner à nos proches est finalement assez facile, alors que le vrai don est celui qui se fait au - delà même du sentiment , sans rien espérer en retour , pour la beauté du geste en quelque sorte.

Mais attention , nous rappellent les sages , il y a donner et donner. Donner de mauvaise grâce , à contrecoeur , en faisant sentir à l'autre le prix de notre sacrifice , ce n'est pas donner : c'est consentir. Mieux vaut dans dans ces cas - là s'abstenir , car il n'est rien de plus désolant que quelqu'un qui donne à regret. La générosité s'accommode mal des comptes d'apothicaire. En outre , on ne récolte même pas la reconnaissance du donataire. Alors que donner de bon coeur , donner avec gaieté et enthousiasme , donner en seigneur , est un accomplissement à soi seul , une véritable fête. En donnant , surtout ce qui nous tient à coeur , on se déleste , on s'accomplit et surtout on gagne quelque chose de plus précieux encore : un ami peut-être , ou quelqu'un qui nous sera reconnaissant de notre bienfait.

On est riche de ce que l'on donne , dit-on communément. Et cette richesse- là n'a pas de prix. Je me dois donc d'en prendre exemple. Aujourd'hui même. Auprès de lui.

- Bien entendu... Que veux-tu savoir, exactement ? Quels sont mes souvenirs qui t'intéressent le plus ?

Les souvenirs d’un ami perdu, c’est tout ce que j’avais pour me raccrocher à mon passé. Est-ce que j’étais vraiment prêt à en savoir plus ou alors je ferais mieux de rester dans l’ignorance toute ma vie. Ce n’est pas forcément l’envie de savoir qui j’étais, qui étaient mes parents, ma famille. Je voulais surtout comprendre comment j’en était arriver là, ce que tout ces flash-back qui me sciait la crâne en deux voulait dire. Mais Wu ne pourrait certainement pas m’apporter ces réponses là. Une part de moi restait néanmoins curieux. Vivre à travers ses souvenirs, savoir ce qui nous liait lui et moi, ce qu’on faisait ensemble. Une petite envie tout de même, de savoir si j’était différent, peut être plus courageux ou plus extraverti, l’envie de savoir comment lui et moi étions devenu ami. Une petite base, un quelque chose. Peut-être même que ce quelque choses pourrait être recommencer … repris ou ça c’était arrête, reconstruire cette amitié dont je n’avais aucun souvenir mais pour laquelle j’étais tout ouïe. Avide d’entendre ma propre histoire comme si c’était celle de quelqu’un d’autre, alors qu’on fond je suis presque sûre de ressentir le lien que j’aurais avec ce qu’il raconte. Un feeling au file de son récit, alors que les souvenirs, les images continueront à me faire défaut, je sais que le ressenti restera.
C’est une sensation étrange, car il est difficile de la cerner, de la comprendre et de dire à quoi elle se lie. Juste un sentiment qui me traverse parfois, comme si je connaissais un lieu ou une voix, mais rien ne m’indique ce qui me lie à l’instant où ce genre de ressenti me parcours.

« Raconte moi, ce qu’on faisait ensemble, des petits détails, peu importe »

C’était comme si mon cerveau réclamait ses souvenirs, comme une drogue, un besoin de combler un vide qu’il avait lui même créer. Ou peut-être simplement pour remplacer les parts de mon passé qu’il dissimulait au fin fond de ma tête, par des souvenirs plus joyeux, plus léger. Parait-il que le cerveau est capable de créer des trou de mémoires, pour oublier des choses trop traumatisante. Et vu cette perte énorme … j’avais un peu peur quelque part, de découvrir tout ce qui avait pu m’arriver. Mais je voulais entendre le positif, les rires et la joie que j’avais pu avoir dans ce passé que j’ai oublié

J'ai envie de partager des instants inoubliables, ne pas être unique spectateur à engranger des sensations. J'ai envie de créer des souvenirs communs, en connivence. Dans son esprit. Et il semble prêt pour les écouter. Penser aux souvenirs futurs a de quoi surprendre alors que je cherche à privilégier l'instant présent. J'anticiperais donc sur un futur à mémoriser en vue de raviver le passé dans un présent à venir ! Quelle confusion dans les temps ! Pourtant cela reste bien, dans mon esprit, un rapport au temps présent...

Pour moi l'avenir n'est pas inquiétant, tant que je ne pense pas trop au devenir de l'humanité... ou à celui de mes relations affectives. Je crois que cela vient de mon rapport au passé : il a toujours été très présent. Non que je vive dans le passé, mais parce que mon présent s'y est forgé et continue d'y puiser des enseignements. Ce que je suis, vis, ressens aujourd'hui a ses racines dans le passé et je m'en nourris volontairement. C'est un atavisme familial ; surtout du côté de ma mère, qui peut raconter son enfance, et même celle de ses parents, avec beaucoup de présence. On s'y croirait ! De telle façon que je peux presque me mettre à la place de mes ascendants !

Mais sans remonter aussi loin, le lien constant que j'entretiens avec mes expériences passées fait que je reste en contact avec les émotions antérieures afin d'orienter celles du présent. J'ai ainsi l'impression de mieux pouvoir agir sur mon équilibre intérieur, mieux orienter mon existence vers ce que j'ai envie de vivre. En favorisant ce qui a généré des émotions agréables j'augmente mes chances d'en ressentir à nouveau. Si je retrouve ce qui m'a fait du bien, et en quelles circonstances, je peux favoriser les conditions de reitération. C'est pourquoi il m'importe tant de garder en mémoire le ressenti des bons moments. Celui des mauvais aussi, dans une moindre mesure, pour éviter autant que possible qu'ils se reproduisent...

Quand je déclare donc que j'ai envie d'engranger des sensations c'est comme si je voulais me constituer un stock de souvenirs heureux dans lequel je pourrai puiser ultérieurement. Un peu comme un album photo à feuilleter. Mon bonheur futur pourrait en dépendre. Dans ce cas le fait de vivre avec d'autres personnes des évènements communs me permet de les rendre plus... imprégnés. La présence de l'autre agit comme un intensificateur d'émotions. Et davantage encore si ces moments de bonheur sont ressentis comme un privilège, une chance, une sorte de trésor. C'est pourquoi les deux ruptures que j'ai subi m'ont été si pénibles : les souvenirs communs, ô combien chargés d'affect, ne seraient plus partageables. Les précieux joyaux perdaient de leur éclat, comme s'ils dépendaient de l'apport d'un autre regard pour briller vraiment. Lorsque nous nous sommes perdus de vue, Joon Hwan et moi, c'est cette perte que j'ai estimée la plus dommageable, ainsi que celle de la tendresse des moments partagés l'un avec l'autre. L'amputation m'a été douloureuse.

Je crois que la fin concomitante de cette relation essentielle a profondément remis en question la constitution même des souvenirs partagés. Comme s'il y avait eu quelque chose d'erroné dans ce que j'en avais perçu. Comme si je m'étais trompé de perception ou de repères. Le surcroît de saveur était-il frelaté ? J'avais prévu un futur qui, finalement, n'aurait pas lieu. La sensation de vide à été immense, et ses répercussions puissantes. Traumatisantes. D'une certaine façon il n'y avait plus d'avenir sur ce plan là. Désillusion, pour ne pas dire effondrement. Je devais me reconstruire autrement.

Ce rapport faussé au partage temporel fait certainement partie de ce qui, depuis, m'a fermé à de nouvelles rencontres. J'envisage maintenant la fin avant que ça commence. Je la pressens d'avance comme inéluctable et proche. Ça change tout. Pour moi les relations n'ont plus d'autre perspective que l'amputation à venir, donc ne valent pas vraiment la peine d'être investies. Elles resteront "détachables". En la matière j'ai beaucoup de mal à ne penser qu'au présent... C'est un apprentissage que je ne refuse pas, mais qui me demande du temps, comme en témoignent mes expériences. Je m'inspire de ce qui se vit en amitié. Le changement de paradigme révolutionne profondément le regard que je porte sur les liens affectifs non familiaux. Je peux partager des moments simples et doux, à la fois approfondis et légers, mais en évitant de les charger émotionnellement. Ne pas exacerber les sensations. J'engrange de jolis souvenirs, mais qui ne sauraient trop me chauffer l'âme. Parce que j'ai conscience que le partage ne durera probablement pas.

Des regards extérieurs pourraient considérer qu'il est regrettable de se couper ainsi d'éventuelles relations. Je crois au contraire que ma réaction est saine, ajustée à ce que je me sens capable de vivre. Et parce que je ne me soucie pas vraiment de l'avenir, je ne m'inquiète pas de voir le temps passer. Il se pourrait même que je ne retrouve plus cet état de grâce. Mes amitiés sont peut-être derrière moi. Ou pas... allez savoir. Je garde l'envie de pouvoir de nouveau partager pleinement de bons moments mais cette fois avec la conscience de l'éphémère. En attendant, je reste prudent avec les expériences génératrices de bonheur.

C'est ainsi que je lui confie nos souvenirs communs passés. Notre rencontre. Nos bons moments. L'inexistence de nos disputes. Nos points communs. Nos différences. Notre amitié. Mais aussi notre séparation. Il était important qu'il sache tout. Je lui devais cette franchise.