Il y avait toujours eu cette curiosité pour les bruits, les sonorités, ces tentatives de reproduire les mélodies des musiques de ses parents avec ce qu'il trouvait, pouvant passer des heures à jouer avec son petit xylophone. Petit dernier d'une fratrie de trois, chouchouté de tous les côtés malgré son côté très bruyant à faire jour et nuit toutes sortes de bruits avec sa bouche ou tous les meubles qui pouvaient l'entourer, un ami de la famille qui travaillait dans la musique a vite soulevé l'idée qu'il avait peut-être un don ; ou au moins qu'il pourrait s'épanouir en jouant des instruments – car pour l'instant, à part faire du tambour avec ses joues et du xylophone, il ne faisait pas grand-chose. Dès quatre ans, il fut inscrit à des cours de musique, d'abord il fit du piano mais il se tourna bien vite vers le violon – au grand malheur des oreilles de sa famille à cet instant là mais il s'amusait tellement que tous les jouets qu'on pouvait lui offrir à côté étaient inintéressants pour lui.

Il progressait vite, très vite, un peu trop vite à son goût même lorsqu'il se sentait trop différent des autres élèves de son cours qui progressaient à leurs rythmes, et son professeur suggéra bien vite aux parents de l'enfant de l'inscrire à un conservatoire ou une école de musique car il avait beaucoup de talent et était né pour ça – d'abord réticent à envoyer leur enfant dans ce genre d'endroits, Milan avait vraiment envie de faire de la musique encore et encore, alors après plusieurs jours passés à faire les yeux doux, ses parents avaient finalement accepté. Et Milan était l'enfant le plus heureux du monde, entouré de sa famille et baignant dans une passion qui lui permettait de s'épanouir totalement.

Malgré son goût très prononcé pour la musique et ses études particulières, Milan restait un enfant comme les autres. Il jouait souvent le soir avec les voisins, était un frère comme un autre, aimant sa famille et voulant qu'ils soient au premier rang de chacun de ses concerts. Parfois il se sentait un peu différent des autres, différent de ses voisins ou toujours aussi différent de ses camarades de classe qui ne progressaient pas aussi vite que lui,  mais en grandissant, il avait appris à faire de cette différence une force. Loin d'être prétentieux, il savait se vendre et connaissait ses compétences, facilement compétitif pour remporter la première place d'un concours de violon, sa vie était remplie de concerts et de stress, mais il adorait ça et ne comptait abandonner cette vie pour rien au monde.

« C'est quand ton prochain concours ? – La semaine prochaine. – Pas trop stressé ? – Si, forcément, mais je vais juste me donner au maximum et c'est pas grave si je gagne pas. » Un sourire, il essayait de se détendre à l'approche du jour J, participant à un grand concours national – il avait toutes ses chances, mais comparé à d'autres concours, la compétition était vraiment plus dure que d'habitude ; et puis du haut de ses seize ans, il était l'un des plus jeunes pour cette compétition. Alors pour se changer les idées, il allait chez des amis qui ne baignaient pas dans la musique, de quoi lui faire sortir la tête de l'eau ; même s'il avait apporté son violon avec lui, afin de directement partir s'entraîner au conservatoire juste après. Il avait rencontré cet ami-là à un club de foot plus jeune, le père de Milan ayant voulu l'y inscrire dans sa grande adoration pour ce sport, mais Milan n'y était resté que quelques mois, n'étant vraiment pas fan. Ce fut suffisant pour se faire des amis, avec qui il avait toujours contact. Les deux enfants commencèrent à faire des maths, étant dans des écoles différentes ils avaient des cours différents et c'était toujours intéressant de comparer leurs méthodes. Même si Milan ne prenait que les cours de musique au sérieux, ne se voyant pas faire autre chose que violoniste plus tard, il était naturellement fort pour les matières littéraires et surtout scientifiques, alors il faisait ses devoirs ; et était facilement le premier ou second de sa classe, se faisant encore complimenter pour ses talents – et il adorait ça.

La tête dans son exercice, l'ami de Milan était bien moins concentré et il se leva. « Hé viens on va s'acheter à manger. » L'autre adolescent était d'abord réticent, car c'était du temps de perdu, mais son ami insista et les voilà tous les deux dehors, en direction d'une boulangerie pas trop loin. Son ami fit exprès de faire un détour afin de profiter de sa sortie avec Milan, car il était toujours plus agréable quand il ne travaillait pas ; et ces moments étaient à certaines périodes rares. Ils restèrent dehors une petite heure, mais Milan commença à vraiment insister pour rentrer, et c'est ce qu'ils firent. D'abord en marchant doucement, puis en accélérant le pas après avoir vu une fumée au loin, puis en courant une fois qu'ils furent persuadés que la fumée venait de l'immeuble de l'ami. « J'ai laissé mon violon à l'intérieur... » Son ami lui retint le poignet, sachant qu'il allait peut-être faire une connerie. « Mec, je peux pas le laisser. » Reçu en cadeau lorsqu'il a réussi à décrocher son premier solo dans un concert, il avait passé bien trop d'années avec pour pouvoir le laisser être réduit en cendres ; un coup assez violent sur la main de son ami et le voilà libéré de son emprise, commettant l'énorme erreur de se précipiter à l'intérieur des flammes, inconscient du danger.

Aucun décès à déclarer, et une seule personne a été blessée gravement. Milan se souviendra toujours du visage de sa famille lorsqu'il se réveilla entouré d'eux – l'inquiétude pouvait se lire si facilement, et lui qui s'était promis de faire pleurer ses parents lorsqu'il remplirait les plus grandes salles de concert et ferait pleurer le monde entier grâce à sa musique ; le voilà à les faire pleurer car ils auraient pu perdre leur dernier enfant lors de cette journée là. Et puis, Milan aussi a pleuré. Quand il a vu les blessures de son ami. Paralysé, lui a-t-on dit, après être tombé alors que le sol s'était effondré sous ses pieds. Et puis, Milan a encore pleuré, quand il fut incapable de rejouer du violon les semaines suivantes. Dès qu'il posait son archet sur ses cordes, des images lui revenaient en tête ; de l'épaisse fumée, de ses difficultés à respirer, et surtout de son ami qui l'avait suivi à l'intérieur, qui lui avait repris le poignet, en lui disant de sortir – tout ça pour un vulgaire violon. Et ces images furent beaucoup trop dures à supporter pour qu'il puisse jouer un quelconque morceau. Il vit un psychologue, mais ça ne servit à rien, le traumatisme était trop profond ; et puis Milan commença vite à trouver que ce médecin n'était qu'un menteur dès qu'il avait commencé à dire qu'avec un peu de travail, Milan serait capable de rejouer, alors que mentalement cela ne faisait que s'empirer au fil du temps. Il le pensait depuis le début, que son psychologue était un menteur ; dès qu'il avait dit que Milan pouvait s'estimer heureux d'en être ressorti indemne et qu'il allait s'en remettre rapidement.

Il avait changé d'école, avait repris un cursus normal – après avoir arrêté de s'acharner pour rejouer et acceptant la dure vérité que la musique, c'était fini – avec un peu de retard sur certaines matières mais il rattrapa vite, et c'était avec grande surprise qu'on le vit toujours aussi souriant qu'avant, toujours aussi joueur et positif – il ne voulait pas qu'on le prenne en pitié, qu'on s’apitoie sur le sort de ce jeune garçon, et se disait que désormais sa vie serait moins stressante, qu'il pourrait avoir la même vie que les adolescents dans les dramas clichés ; il essayait de n'en tirer que le positif plutôt que de se lamenter sur son sort. Il se fit vite de nouveaux amis – il en avait besoin, après avoir été incapable de garder contact avec son ancien, culpabilisant dès qu'il le voyait dans son fauteuil – et tout aussi rapidement, on oublia son histoire, son talent, tout ce qui était désormais du passé. Milan le jeune prodige de la musique était parti.

Puis l'illusion disparut ; il fallait choisir de continuer à l'université ou non, et si oui, choisir une branche, et il se rendit compte d'à quel point rien ne l'intéressait. Tout était si fade, et peut-être que malgré ses efforts pour recommencer une nouvelle vie, tout le ramenait à son envie de revenir à son ancienne, arrachée bien trop vite. Il se lança dans la médecine un peu par hasard, car il était bon et voulait toujours viser plus haut, se lancer des défis, et rentrer à l'université comme ses deux grands frères – mais là aussi, il fut vite désintéressé. Il n'abandonna pas pour autant, ses études permettaient de l'occuper et il se disait que comme ça qu'il avait un avenir ; pas un avenir intéressant, mais c'était toujours mieux que d'avancer sans savoir où aller. Parce qu'il savait qu'il ne pourrait revenir en arrière.