Jamais deux sans trois. Deux échecs de grossesse qui pesaient lourd sur la conscience de la mère Shin. Toute la famille attendait avec impatience la naissance de l’enfant du patron d’une grande société de télécommunications et d’une professeure de biologie. Mais cela faisait déjà trois ans que le couple tentait ; sans succès. La simple idée d’un enfant donnait la boule à la gorge à la femme, elle regardait toujours son ventre avec un stress ruminant dans son cœur, se demandant si ce bébé allait y arriver. Et puis, jolie surprise : le bébé survit, le bébé est né. Elle crie, les infirmières sont rassurées, le père pleure de joie. La mère n’en revient pas, observe son enfant avec émerveillement. Ça y est. Elle l’avait fait. Lorsqu’on lui demande un prénom, elle reste interdite. Elle n’y a pas pensé, ils n’y ont pas pensé. Ils ne s’étaient jamais attendus à ce que cet enfant survive. Alors la mère regarde autour d’elle, voit un papillon à la fenêtre.

N a b i.

Aussi précieuse qu’un papillon, aussi belle qu’un papillon, son enfant sera le papillon qu’elle aimera chaleureusement. Mais elle avait omis un détail.

Les papillons sont libres.

Toutes sortes de maladies la maudissent. Elle est toujours malade, n’a pas d’autres choix que de rester quelques jours à l’hôpital de temps en temps. Elle ne peut pas s’amuser avec ses amis après l’école parce que si elle le fait, son corps lui fait comprendre qu’elle fatigue, qu’elle a besoin de repos. Obligée de rester allongée sur un lit la plupart du temps car son pauvre cœur ne supporte pas les activités physiques, elle a toujours eu l’habitude de regarder par la fenêtre de sa chambre les gens s’amuser. Elle aimerait aussi les rejoindre, s’amuser comme eux. Alors à sa façon, elle le fait. Elle est pourrie gâtée par ses parents, trop chérie par sa famille. Elle demande la lune, ils la lui ramènent. Elle ne se gêne pas pour montrer tous les sentiments qui traversent son esprit, parce que les moments où elle peut rencontrer ses parents sont rares, alors elle n’a pas le temps de jouer à devine à quoi je pense. Nabi parle trop ouvertement, n’est pas gênée pour aller voir les autres.

Justement, elle n’est pas gênée pour le voir lui.

C’est un garçon de l’hôpital, qui a l’air un peu triste. Elle lui demande ce qu’il a. Cardiopathie congénitale, qu’il lui dit. Elle ne comprend pas. Il lui explique. Son cœur s’est mal formé à sa naissance, donc il doit subir une chirurgie pour que son cœur aille mieux. Elle trouve ça triste. Malgré tout, il lui sourit. Il lui dit que ça ira, qu’il s’en sortira. Le monsieur en blouse blanche lui a dit que la plupart des gens avec sa maladie s’en sortaient très bien à l’âge adulte, qu’il n’y avait pas de souci à se faire. Nabi est rassurée. Elle lui sourit en retour, lui souhaite le meilleur.

Et ils deviennent amis. Pendant le court temps où elle est à l’hôpital, ils se parlent tous les jours, s’entendent merveilleusement bien. Sauf qu’elle doit finalement quitter cet endroit. Ils se disent au revoir et Nabi n’aura plus jamais d’occasions de revenir le voir. Une chose est sûre : elle se dit déjà que la vie est bien injuste, d’avoir donné un cœur si faible à un garçon au cœur en or.

Souvent bloquée chez elle sans surveillance particulière, parents régulièrement absents la journée, Nabi traîne sur l’ordinateur qu’ils lui ont offert pour ses dix ans. Dessus, elle poste des messages sur des forums, se sociabilise comme elle peut, extravertie qu’elle est ayant besoin de contacts sociaux même si elle ne peut pas les obtenir de sa vraie vie. Sur un forum en particulier, elle fait la connaissance de quelqu’un qui a la même passion qu’elle pour les jeux-vidéos. Ils se lient rapidement d’amitié quand bien même ils ne connaissent pas le nom de l’autre. Juste un pseudo. superman444. Ridicule, mais Nabi n’oserait pas se moquer, avec son propre pseudo. bibi1812. C’est deux gosses trop jeunes qui sont sur Internet trop tôt, deux gosses qui apprennent à survivre ensemble dans ce monde injuste. Car lui aussi, il est souvent chez lui, parce qu’il essaie de rentrer dans une agence pour réaliser son rêve : celui de devenir idole. Elle le soutient de tout son cœur, mais la vie est injuste. Personne ne veut de lui. Même ses parents divorcés n’en veulent pas, même ses amis à l’école l’oublient parce qu’il n’est pas assez là. Nabi est sa seule force, Nabi est ravie de l’être. Elle veut le pousser à aller plus haut, quitte à sacrifier ses propres ailes pour y arriver. Car elle veut aider cette chenille à monter haut dans le ciel.

Nabi est très bien intégrée à l’école, elle a beaucoup d’amis et à chaque fois qu’elle revient après quelques jours de maladie, elle est charriée. Elle est aimée, admirée par ses paroles franches et par ses habitudes à défendre les plus faibles. Elle le fait surtout parce qu’elle a ouvert les yeux tôt sur ce monde : son ami n’a pas eu la même chance qu’elle. Il est à peine rentré dans une agence, mais voilà, l’argent manque. Elle ne peut pas l’aider mais elle essaie quand même, en lui parlant simplement tous les jours. Et puis, il découvre une activité. Le hacking ? Nabi est intriguée, eux qui codaient déjà un peu par simple ennui. Il lui dit que c’est un moyen de se faire de l’argent, qu’il va tenter. C’est interdit, pourtant. Mais Nabi s’en fiche. Qu’est-ce qu’on a à faire des règles du monde, quand ce monde est déjà si injuste ! Elle inventera ses propres règles, bousculera les règles de cet univers. Et si les règles disent qu’une fille de bonne famille ne peut pas devenir amie avec un garçon pauvre et malchanceux, alors elle le fera quand même. Car sa passion, à elle, c’est de braver l ‘ i n t e r d i t.

Papillon libre, refusant d’écouter ses parents quand ils lui disent d’arrêter d’être impliquée dans des embrouilles, elle n’en fait qu’à sa tête. La crise d’adolescence pointe, elle se fait punir parce qu’elle s’est bagarrée avec un garçon qui harcelait un autre ou bien, ses parents doivent la chercher au poste de police parce qu’elle a frappé un monsieur qui tentait de voir la culotte d’une petite fille. Dure comme la pierre, enflammée comme le feu, elle marche toujours avec confiance et fierté. Sauf que voilà, il y a un garçon qui fait fondre un peu cette pierre, mourir un peu ce feu. Il a une réputation de dragueur alors elle essaie de ne pas le prendre au sérieux, quand il lui fait des avances. Sans succès. Elle sent que, pour la première fois de sa vie, elle est en train de tomber amoureuse. Mais ce n’est pas bon, elle tombe amoureuse d’un tombeur. Son ami d’Internet le lui dit, elle ne devrait pas tenter l’aventure avec un garçon comme lui, il ne le mérite pas. Malgré tout, son cœur ne cesse d’aller vers ce dernier, irrémédiablement attirée par ce garçon. Elle sent qu’il y a une attirance réciproque, mais elle a peur. Non seulement qu’il se joue d’elle, mais aussi parce qu’il est riche. Si elle sort avec lui, n’est-ce pas parce qu’elle est privilégiée ? Qu’elle a toujours eu de la chance dans sa vie ? Elle ne veut pas vivre avec, elle veut dire non à sa chance, alors elle ne veut pas sortir avec lui. Elle lui dit.

« Tu fais trop genre t’es comme les autres mais t’es née avec de la chance, alors arrête de faire ton hypocrite ! Tu peux pas les comprendre. »

La pierre se casse, le feu s’éteint. Brisée pour la première fois, ces mots qui sortent de la bouche de l’homme qu’elle aime lui font mal. Terriblement blessée, elle se dispute avec lui et ne lui parle plus jamais. Diplômée du collège, elle s’en va vers le lycée, disant au revoir à son premier amour, échec cuisant.

Âge plein de questionnements, l’esprit ouvert sur tous les sujets, Nabi se demande si elle est vraiment hétérosexuelle. Lorsqu’une fille lui fait des avances, elle se dit que ça pourrait marcher. Après tout, elle qui aime tant transgresser les règles de la société, elle veut bien essayer. Sauf qu’une sexualité n’est pas un essai. Elle a joué avec le feu, se reçoit le karma dans la tronche. Quand elle comprend qu’elle n’aime pas l’autre fille comme cette dernière l’aime, elle ne sait pas comment lui dire. Qu’elle n’est pas homosexuelle, qu’elle s’est finalement jouée d’elle. Pleine de culpabilité, même son meilleur ami ne la réconforte pas, parce qu’elle a fait une grande erreur et qu’elle doit maintenant en payer les conséquences. Elle avoue alors la vérité, voit sa chère amie fondre en larmes, la gifler de colère et partir de désespoir. La gifle réveille Nabi qui reprend conscience de ce qu’elle a fait. Plus jamais elle ne fera une telle erreur, plus jamais elle ne transgressera les règles juste parce qu’elle était curieuse de voir ce que ça faisait. Elle ne peut pas jouer avec toutes les règles, elle doit en respecter certaines. Cette expérience la calme, la rend plus mature. Et elle aimerait s’excuser auprès d’elle, mais il n’y a rien à faire. Même un pardon ne suffirait pas. Rien ne suffirait. Pour la première fois de sa vie, elle a h o n t e.

En deuxième année de droit, parce qu’elle a toujours voulu donner des droits à ceux qui n’en avaient pas, défendre les plus faibles face aux plus forts, elle est toujours très bien intégrée à l’université et s’amuse. Sauf que le jour où son meilleur ami lui fait la remarque que ça fait déjà dix ans qu’ils se connaissent, elle reste stupéfaite.

dix ans et on s’est pas vus une seule fois ?

ouais

Elle fronce des sourcils. Lui et elle ont toujours été très proches, pourtant ils n’ont jamais senti le besoin de se voir. Peut-être parce que c’est plus confortable d’être devant un ordinateur, à taper des mots, plutôt que de se voir. Mais Nabi devient curieuse.

à quoi tu ressembles ?

à un être humain

on t’a déjà dit que t’étais un rigolo ?

un clown, plus précisément. j’fais payer mes représentations 5,000W, tu me dois de l’argent là

C’est un idiot. Elle aimerait se moquer de lui, mais elle sait à quel point sa vie est dure. A cause d’une maladie qui a apparemment refait surface, il a dû mettre un terme à son rêve. Son corps n’est pas assez fort pour supporter le quotidien d’une idole. Nabi s’en sent désolée, mais surtout révoltée. Pourquoi est-ce que la chance ne peut-elle pas lui sourire au moins une fois ? Elle est en colère, mais rien n’y fait, elle ne peut pas changer le destin et elle s’en veut pour ça. Si elle était réellement un papillon, au moins avec un battement d’ailes, elle serait capable de provoquer un ouragan. Malheureusement, la vie n’était pas l’effet papillon et peu importe ses efforts, elle ne pourra pas changer le fonctionnement de la vie.

Un cybercafé. Vingt-trois heures trente-trois. Les gens regardent tous leurs écrans en mangeant quelque chose. Le voisin de Nabi n’y fait pas exception. Il tape quelque chose sur son ordinateur. Elle regarde, par curiosité. Elle reconnaît le pseudo.

C’est l u i.

Son meilleur ami.

Elle reconnaît son visage.

C’est l u i.

Son ami de l’hôpital.

Elle ne peut s’empêcher de rire, se fait juger par son propre ami qui la considère comme une inconnue. Elle lui jette un regard complice, tape quelque chose sur son propre écran qui s’envoie comme notification sur l’écran de l’autre. Ce dernier détourne son regard pour voir le message.

t’es vraiment moche en vrai

quoi ?

« Je m’attendais à mieux. »

Les trois petits points arrêtent de s’afficher, le garçon arrête d’écrire. Il tourne sa tête vers elle, mine surprise. Puis il se met à rire, sourire complice retourné.

« Pareil. »