− Nom, Prénom.

Jong Hyun. Le faible tressautement de sa voix fit exploser le silence, que même la chute de mon sac n’avait su faire fuir. Hagard, je fixais sa silhouette rubiconde aux membres désarticulés, sans vouloir reconnaître en elle la femme qui m’avait élevé. Je cherchais toutes les petites différences, des tâches de sang aux cheveux emmêlés, pour convaincre mon esprit douloureux de ne pas accepter la réalité. Sa bouche était trop rouge. Ses mains trop carmines. Ses cheveux trop courts. Son regard trop terne. « Jong Hyun … » Son timbre creva la bulle de ma désillusion et mes genoux vacillèrent. En une seconde, la scène implosa sous ma rétine, m’imposant une vision jusqu’ici niée. Les meubles renversés. Les rideaux déchirés. Les bibelots fracassés … et ce sang qui, d’un giclement, avait repeint le décor de sa couleur morbide. Les larmes échappèrent à leurs cils pour rebondir sur mes joues blêmes et je me précipitais, en un battement de cœur, vers elle. Je tombais à genoux. Faillis m'effondrer. Je devais fuir, fuir le poignard qui lacérait mon cœur à la vue de son corps maculé. Fuir la douleur qui menaçait de me noyer. Pour ce faire – et dédaignant la désillusion fragile – je me réfugiais dans le pratique. Je composais le numéro des urgences d’une main fragile, décrivis la situation avec la voix chevrotante d’un enfant choqué et cherchais sur elle la trace de sa blessure. Jusqu’à la trouver. Jusqu’à faillir à la vue de cette longue balafre suintante. « Maman. » Je hoquetai. L’enfant avait ressurgi dans toute la splendeur de ses huit années. Des grands yeux larmoyants, un teint cadavérique, des lèvres tremblantes. La peur – la terreur même – me submergea, accompagnée d’une souffrance infâme. Doucement, elle leva la main pour la poser sur ma joue. « Jong Hyun » murmura-t-elle avec une tendresse maternelle, que la faucheuse assassina comme son corps l’avait été. La flamme s’éteignit, son sourire se figea et sa main chuta, entraînant avec elle une enfance brisée et un cœur déchiré.

− Seo Hyun Joon.
Mon ton impassible se mariait mal avec la colère froide qui noircissait mon regard. Une rage dirigée vers un tiers, dont l’hypocrite figure n’accompagnait pas celle du flic à la mâchoire contractée.
− Âge.
− Trente-cinq ans.
Trente-quatre.
− Emploi.

Tu auras la main qui tremble. La vue du sang, le premier mort, c’est toujours difficile à encaisser. Ces mots résonnaient dans mon esprit, sans plus avoir de sens. Ma main n’avait pas tremblé, pas même lorsque j’avais appuyé sur la détente pour relâcher la rage et la souffrance qui me pourrissaient depuis dix ans. La balle était partie, avait frappé sa tête et l’avait fait exploser. J’avais reçu les éclaboussures sans émotion aucune. Aucun plaisir, aucune satisfaction, aucun regret ni haut le cœur. Je n’avais rien ressenti, statue sans âme ni humanité. Lentement, je baissai le bras, mon regard éteint posé sur le cadavre. Recouvert de son sang, il était méconnaissable. Je m’approchais d’un pas félin puis m’accroupis, le visage légèrement penché sur l’épaule droite. Si ses yeux morts n’exprimaient plus rien, ses traits figés trahissaient la terreur qui l’avait étreint avant de succomber. Un dessin si différent de celui qu’avait laissé ma mère avant de mourir. Mes lèvres s’étirèrent en un sourire. Un rire résonna dans la pièce, en un fantomatique adieu au passé assassiné. Un passé sans plus de pages. Je levai la main et la fis glisser du front jusqu’au menton pour essuyer le sang qui me recouvrait. Un passé qui n’existait plus.

Le dos adossé à un mur de pierre, je glissai une cigarette entre mes lèvres. Une inspiration, un souffle. La fumée grise voila le paysage et, avec lui, la scène dans laquelle un adolescent mettait une raclée à un celui qui avait tabassé son frère. Mon index et mon pouce compressèrent le bâton de nicotine tandis que j’observais chacun de ses mouvements. Coup de pied avec rotation, frappe à revers du poing … Je soufflai doucement dans l’air frais du soir tandis qu’il me rejoignait, l’œil gonflé mais le sourire allongé. « Pas mal. » reconnus-je simplement.  

Mes doigts dansèrent sur le clavier posé sur mes genoux. Une trentaine de touches, un code réécrit et la lumière rouge mua en un vert émeraude. Je fis signe à Dae-Hyun, qui poussa la porte pour pénétrer les lieux. Je rangeai mon matériel dans mon sac à dos, me relevai souplement et le rejoignis silencieusement. Bondis.
Frappe.
Les gardes tombèrent lourdement sur le sol, assommés par le tranchant de ma main. J’atterris souplement sur mes talons et m’approchais de la porte du coffre, où m’attendait Dae Hyun. Je sortis mon matériel et parcourus les touches de mes doigts agiles. La porte s’ouvrit.

− Chômeur.

Indifférent aux sirènes de police, je le regardais dans les yeux, la lame profondément enfoncée dans son flanc. « Alors ? » Le sang coulait sur ma main comme les larmes rouges que Ji Wook se retenait de verser par orgueil. « C’est … Dae Hyun. » articula-t-il péniblement. « Il perdait son in… fluence à ton profit. Il n’a pas supporté. » « Ma rencontre avec Mi-Poong ne concernait pas Dae Hyun. » Les portes claquèrent en contrebas et des voix s’élevèrent, s’exhortant à se dépêcher.  Ji Wook hésita. « Comment l'a-t-il su?  » continuai-je calmement en tournant légèrement la lame entre ses chairs. Il tressaillit en grognant de douleur avant de ployer l’échine intelligemment. « C’est Seo-Hee. »  Mes pupilles se dilatèrent, poignardées par la surprise. La trahison ressentie, brûlante, empoisonnée, se dispersa dans mes veines. Le vide. L'incompréhension. La rage. Les muscles violemment contractés, je retirais l’arme. Ji wook tomba au sol, les mains sur sa blessure tandis que je me tournais vers les policiers qui débarquaient sur la place. Je levai les mains, le poignard à la main. Le sang qui la recouvrait luisait, reflétant des pupilles lacérées.

− Pourquoi avoir voulu le tuer ?
Un rictus étira mes lèvres.
− Un mort ne parle pas.
− Tu voulais donc le faire parler ? Pour quelle raison ?
− Pour payer mes dettes.

Un œil dans le viseur, le canon pointé.
La balle partie pour traverser sa jambe.
Je le vis hurler.
Sans l’entendre.

Le tableau m’était familier. Une rangée de visages inconnus, des doboks immaculés ou colorés, des tatamis à perte de vue.  J’avais joué et rejoué cette scène pendant des années. Mais cette fois, je n’entraînais pas.
Je jouais.
Mon cerveau peignit un sourire chaleureux sur mes traits.
« Je suis Kang Tae San. »